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Critique de film
Le film
Affiche du film

Dellamorte Dellamore

L'histoire

Francesco Dellamorte (Rupert Everett) est le gardien du cimetière de Buffalora. C'est un jeune homme renfermé et mélancolique qui semble avoir trouvé dans ce métier cette retraite paisible et protectrice à laquelle il aspirait. Seulement, depuis quelques temps, sa routine est perturbée par l'habitude qu'ont pris les morts de sortir de leurs tombes et il doit chaque nuit abattre les nouveaux (re)venus d'une balle dans la tête. Il accomplit sa tâche avec détachement, aidé par le fidèle Gnaghi (François Hadji-Lazaro), un grand gaillard lourdaud qui ne s'exprime que par une unique onomatopée à laquelle il doit son surnom. Francesco sort de sa réserve lorsqu'il rencontre Elle (Anna Falchi), une jeune femme qui vient enterrer son vieux mari et dont la beauté érotique et noire le submerge…

Analyse et critique

Dellamorte Dellamore est l’adaptation d’un roman de Tiziano Sclavi, surtout connu pour le cultissime fumetti Dylan Dog. Et pourtant malgré le poids pesant sur ses épaules, ce quatrième long métrage de Michele Soavi est certainement sa première réalisation vraiment personnelle. Jusqu'ici, la présence de Dario Argento a pesé sur ses épaules, soit parce que Soavi s'inscrivait dans un genre portant irrémédiablement l'empreinte du maître (le giallo avec Bloody Bird), soit parce que son mentor officiait comme producteur (Sanctuaire, La Secte) et se trouvait très impliqué dans l'écriture et le montage.


En sortant de l’ombre du maître, Soavi peut enfin déployer un univers qui lui est propre. On pouvait penser jusqu’alors qu’il se posait comme un héritier du cinéma d’horreur et fantastique italien tel que modélisé par Argento – à la manière d’un Lamberto Bava en bien plus doué - qui tenterait vaille que vaille de faire encore un peu scintiller la queue de comète d’un genre exsangue. Or il s’affranchit ici complètement des codes du giallo et du cinéma d’horreur italien en général, allant piocher dans tout un imaginaire fantastique allant des frères Grimm à George A. Romero en passant par Lewis Carroll et la Hammer. Si Soavi ne se pose pas comme un réinventeur potentiel du genre – le film travaille trop sur la citation pour cela - il ne se voit pas non plus comme son fossoyeur. Seulement, il semble conscient d’arriver à la fin d’un cycle, d’une époque. Et s’il évite le ressassement, il y a à cet endroit une profonde mélancolie qui recouvre tout le film. Soavi s’éloignera d’ailleurs complètement du fantastique avec son film suivant (douze ans plus tard !), le magnifique Arrivederci amore, ciao.


Soavi a donc les coudées franches et il se permet, tout en respectant les règles du genre, d'en offrir une relecture originale, lâchant la bride à ses visions les plus délirantes et cherchant dans les codes du cinéma d'horreur ce qui résonne le plus intimement en lui. Il reprend ainsi quelques grandes figures de l'épouvante (morts-vivants, fantômes, hallucinations, démembrements, séquestration, érotisme morbide...) et les manie comme les vers d'un poème. Si l'on accepte l'outrance des thèmes et des visions, la multiplication des symboles, la naïveté de l'entreprise, on est vite possédé par cette ambiance unique que parvient à distiller le film. C'est un territoire fascinant, étrange, drôle et inquiétant qui s'ouvre à nous.


La grande force de Soavi est de parvenir à nous faire habiter ce lieu hors du monde qui fonctionne selon des règles qui lui sont propres et qui n'ont plus qu'un lointain rapport avec notre réalité. Tout ici est fantasmatique, des décors d’Antonello Geleng (qui a travaillé pour Fellini ou Visconti) à la photo hyper stylisée de Mauro Marchetti. Surtout le film fonctionne sur de multiples citations venant aussi bien d’une matière cinématographique que picturale : Francesco et Elle qui s’embrassent sous un linceul et rejouent Les Amants de Magritte, la statue de l’Île des morts de Böcklin, la faucheuse toute droit sortie des Aventures du Baron de Munchausen (dans lequel Soavi officiait comme assistant réalisateur, Terry Gilliam étant l’autre mentor du jeune cinéaste) et bien sûr Vertigo d’Hitchcock comme palimpseste. On navigue dans un monde fait de signes, de symboles, de métaphores, de références, de citations… rien n’est donné simplement pour ce qu’il est, il y a toujours des couches de sens qui viennent s’y superposer. Pas une trace de réel, de concret, rien de ferme sur quoi se reposer : tout est sujet à interprétation, à rêverie, ce qui concourt à créer un monde totalement friable et imprévisible. Les morts et les vivants, l’amour et la haine, la peur et l’attirance, le tragique et le comique, la parole et le silence… tout fonctionne dans un entre deux, jamais sur l’opposition mais sur la perméabilité. Les frontières d’abord poreuses disparaissent peu à peu jusqu’à disparition même de cette notion.


La question de croire à des personnages tous plus énormes les uns que les autres (Elle est par exemple une vision outrancière et caricaturale de l'érotisme féminin) et à une intrigue complètement artificielle ne se pose même plus : on est pris par cette histoire, au cœur de ce monde imaginaire, au côté d’un couple de personnages dont le destin nous bouleverse. Car personnages hauts en couleurs et intrigue irréaliste ne signifient pas que l’humain soit délaissé au seul profit d’une pure débauche visuelle. Bien au contraire, le scénario du film, la construction dramatique, les dialogues et l'écriture des personnages restent la pierre angulaire d'un film qui entend ne parler que de l’humanité à partir d’une imagerie horrifique.


Dellamorte, Dellamore est ainsi une histoire d’amour. Pas une histoire d’amour contrariée ou impossible mais une histoire d’amour où l’amour ne peut être que fantasme. Les trois figures féminines - toutes interprétées par Anna Falchi - sont des incarnations révélant du fantasme pur et simple d’un Francesco qui aimerait aimer. Francesco qui ne peut que détruire ces créations en essayant de les rendre réel. Car le réel ne peut exister pour Francesco. Le monde est trop douloureux, la société des hommes trop compliquée, trop sauvage pour lui (voir la galerie de seconds rôles tous plus ridicules, abjects, méchants les uns que les autres). L’existence même est une douleur, un moment inutile qui n’a pas plus de sens que la non existence. Francesco multiplie ainsi les aphorismes sur l’absence de sens de notre présence terrestre, voyant les tombes comme un gâchis de marbre (la terre suffit bien), se demandant pourquoi les morts ont envie de revenir ou déclarant encore que « l’on fait tous de notre mieux pour ne pas penser à la vie ». Francesco entrevoit un temps dans l’amour une réponse à la sempiternelle question de l’utilité de notre existence, mais chaque incarnation d’Elle rappelle que le seul sens, la seule certitude est celle de notre finitude.


Le film repose sur la coexistence étroite entre l'amour et la mort (les noms de famille des deux parents de Francesco) mais parle aussi l'enfance, de la peur de grandir, de la peur de l'ailleurs. Le cimetière de Buffalora est comme un cocon dans lequel s’est enfermé Francesco. Soavi nous fait partager la vision de son héros, parvenant même à faire de cet espace envahi par les zombies une retraite rassurante alors que le dehors semble être à une bête féroce prête à fondre sur le pauvre jeune homme. Le film raconte combien il est douloureux de s'arracher à l'enfance, à l'univers que l'on connaît, pour se mesurer à l'inconnu du monde, à la vie. Il raconte le besoin de rêver lorsque le monde devient insupportable, quand la folie semble être la dernière issue possible.


Tout cela, Soavi ne nous l'explique pas, il nous le glisse à travers les figures du cinéma d'horreur, conscient que le genre permet de contourner les barrières du spectateur et de s'adresser à lui à un niveau inconscient. Dellamorte, Dellamore fait partie de ces films qui captent l'essence du conte, qui nous rappellent ce qu'était écouter, enfant, une histoire merveilleuse et terrifiante. C'est en cela que le cinéma d'horreur peut être un genre réellement transgressif, lorsqu'il contourne les barrières et remue en nous des choses que l'on tient habituellement cachées.

La grande réussite du film tient également à son duo d'acteurs, aussi étonnant que magique. Rupert Everett (qui inspira à Sclavi le personnage de Dylan Dog, juste retour des choses de le voir ici enfiler le costume de Francesco) et François Hadji-Lazaro sont en totale osmose. Leurs gestes, leurs regards s'accordent à la perfection, si bien qu'ils confèrent une incroyable intensité à un duo qui rappelle bien sûr celui de Don Quichotte et Sancho Panza.
Dellamorte, Dellamore, au-delà d'offrir des images inoubliables toutes les trente secondes et d'ouvrir de nouveaux horizons au cinéma fantastique, est une œuvre bouleversante d'humanité.

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 9 juin 2022