Critique de film
Le film
Affiche du film

Comment tuer un juge

(Perchè si uccide un magistrato)

L'histoire

Le cinéaste Giacomo Solaris a tourné un film mettant en scène un magistrat corrompu, ses crimes, et sa mort, assassiné par la mafia dont il a été le complice. C’est une œuvre de fiction, mais beaucoup y reconnaissent Traini, dont Solaris s’est inspiré. Un scandale éclate, certains voulant la saisie du film, et au bout de quelques temps, Traini lui-même est assassiné, dans des circonstances qui rappellent celles du film. Solaris va tenter de comprendre, naviguant dans une Sicile gangrénée par la corruption.

Analyse et critique

Avec Comment tuer un juge, Damiano Damiani creuse le sillon de son travail sur la question d’une Italie corrompue et gangrénée par la mafia. Mais cette fois ci, l’angle d’attaque change quelque peu. Alors que Confession d’un commissaire de police au procureur de la république et Nous sommes tous en liberté provisoire étaient des films mêlant cinéma politique et cinéma de genre, avec leur lot de scènes d’action et plans marquants, Damiani abandonne ici cette dimension, pour se consacrer à un discours plus politique, voire philosophique, sans regarder vers une forme plus populaire, si ce n’est pour un fil rouge, assez ténu, que serait l’enquête sur le meurtre du juge, qui se concrétise essentiellement dans la dernière partie du récit. Sur une histoire originale de son cru, Damiani livre ici une œuvre bien plus personnelle, presque une introspection sur le sens de son cinéma, et son impact sur la société.


La première particularité de Comment tuer un juge, au regard des précédents films de Damiani dans le registre politique, est l’absence presque totale d’action, les rares séquences spectaculaires apparaissant essentiellement dans le film dans le film, dont nous voyons des extraits projetés au juge Traini en début de récit. Ces images sont l’incarnation dans le film des œuvres précédentes de Damiani, avec toutefois une forme un peu moins populaire, à la limite du cinéma d’auteur. Et, par conséquent, Giacomo Solaris, le héros du film, devient immédiatement dans l’esprit du spectateur le double de Damiano Damiani. C’est évidemment Franco Nero qui tient le rôle de Solaris. Figure récurrente des films du cinéaste, sa présence dans le rôle principal du film ne surprend pas mais éclaire d’un jour nouveau les œuvres précédentes : il est le porte-parole du cinéaste, ses idéaux comme de ses incertitudes. Dans Comment tuer un juge, il est le cinéaste intègre, qui est prêt à défendre ses convictions devant un tribunal, allant même jusqu’à demander à Traini puis à sa veuve la tenue d’un procès. Il est aussi celui qui doute des effets de son action, culpabilisant régulièrement en pensant à l’impact de son film, qu’il imagine comme le déclencheur du meurtre de Traini. Salinas est avant tout un homme qui refuse d’ajouter du mal au mal qu’il dénonce dans son œuvre. Comme Damiano Damiani.


Comment tuer un juge ressemble ainsi à une profession de foi pour Damiani, qui explique les motivations de son travail. Il veut décrire le fonctionnement de la société italienne, et il l’a rarement fait de manière aussi précise, aussi dense, avec une peinture complète et parfois complexe des liens entre politique, justice et mafia. Mais il veut le faire avec intégrité, comme Solaris, sans trahir les faits même s’ils ne servent pas sa cause, comme le démontre la fin édifiante du film. C’est avec honnêteté et droiture qu’il faut lutter contre le système si on veut un jour pouvoir rêver de l’abattre, et c’est ce qu’explique Damiani avec son film, qui fonctionne comme un codicille à ses autres œuvres, précisant sa pensée. Un commentaire qui fonctionne sur l’observation et sur le dialogue, ce qui est peut-être la limite de Comment tuer un juge, film moins direct, moins parlant que d’autres œuvres politiques de son auteur. Si le récit est riche et passionnant, on pourra le trouver presque austère par moments manquant un tout petit peu de relief. Ce serait pourtant dommage d’être arrêté par cette difficulté, et de ne pas plonger dans un film qui raconte si bien la Sicile, et par extension l’Italie. Damiani raconte l'oppression constante du système, la prééminence de la mafia en présentant son impact sur toutes les classes sociales. De la bourgeoisie incarnée par les Traini qui profite du système tout en s'y soumettant aux strates les plus basses, incarnées par le pauvre hère qui sera un temps accusé du meurtre du juge, piégé par des forces contre lesquelles il ne peut lutter. Et si Damiani porte un regard sévère et lucide sur chacun d’entre eux, il n’en reste pas moins juste. Même des personnages qui pourraient être totalement détestables comme les différents membres du parti politique qui s’entredéchirent pour préserver leurs intérêts personnels et leur influence ont une chance de se défendre devant la caméra sans que jamais le cinéaste ne filme l’un d’eux comme un coupable a priori.


C’est évidemment le cas d’Antonia Traini, la veuve du procureur assassiné, qui défend coute que coute l’honneur de son mari. On pense qu’elle s’enferme dans le déni, avant de comprendre que la réalité est bien plus simple, bien plus médiocre, pourtant Damiani donne toujours de la dignité à Antonia, jusqu’à la fin. Dans le rôle, le choix de Françoise Fabian est remarquable. Elle trouve dans Comment tuer un juge un de ses plus beau rôle, aussi touchante que gracieuse, magnifiée par la photographie de Mario Vulpiani. L’émotion qu’elle dégage se transmet d’ailleurs au reste du casting, dont Franco Nero, moins massif qu’à l’habitude, plus vulnérable, notamment dans ses scènes avec Fabian. Damiani s’intéresse aux conséquences humaines de la corruption et à celles des actes de ceux qui la dénoncent. Il en livre un constat honnête, y compris avec lui-même, exposant la difficulté de combattre la mafia et le système politique en s’incarnant en Solaris, qui semble parfois combattre des moulins à vent, lui même parfois tenté par la corruption. Le résultat est un film parfois difficile, peut-être moins exceptionnel que plusieurs de ses autres productions, mais qui s’avère être une passionnante clé de lecture de tout le cinéma politique des années de plomb italiennes.

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La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 26 juillet 2023