Critique de film
Le film
Affiche du film

Nous sommes tous en liberté provisoire

(L'Istruttoria è chiusa: dimentichi)

L'histoire

Vanzi, un architecte à succès, se retrouve emprisonné alors qu’il est soupçonné d’avoir renversé quelqu’un avec sa voiture. Clamant son innocence, il se retrouve pourtant jeté dans un univers infernal, entouré des pires criminels. Petit à petit, il va comprendre qu’il peut utiliser sa fortune à son avantage derrière les barreaux pour alléger son quotidien. Un jour, il croise la route de Pesenti. Sur le point de témoigner dans le procès d’une affaire d’état, il est menacé de toute part. Vanzi va devoir choisir entre son confort relatif et le courage moral.

Analyse et critique

Immédiatement après la réussite majeure que constitue Confession d’un commissaire de police au procureur de la république, Damiano Damiani continue de creuser le sillon de ses thématiques, portant un regard sévère mais lucide sur la décrépitude morale de la société italienne avec Nous sommes tous en liberté provisoire. C’est le producteur Mario Cecchi Gori qui est à l’origine du projet, en donnant à Damiani un roman de Leros Pittoni, Tante Sbarre. Ce récit qui raconte l’expérience carcérale personnelle de l’auteur semble inadaptable, mais elle intéresse particulièrement le cinéaste. Avec l’aide de Dino Maiuri et Massimo De Rita, entre autres scénaristes de Bandits à Milan, il va en tirer un traitement inspiré du roman, mais qui le modifie totalement. Damiani y trouve l’occasion de resserrer son regard sur un microcosme qui sera le reflet de la société italienne, tout en mêlant son sens du réalisme à un exercice de style plus formel, qui se rapproche parfois du thriller horrifique.


Hormis pour ses derniers plans, Nous sommes tous en liberté provisoire est un huis clos, qui rejoint ainsi tous les canons du film de genre. Damiani en reprend tous les codes, notamment ceux de l’enfermement, avec des plans serrés et de nombreux cadres dans les cadres. Cet exercice de style se complète toutefois d’un glissement vers l’esthétique du cauchemar. Des plans un peu trio serrés et des décadrages créent une forte atmosphère de malaise, renforcée par une lumière parfois étrange, et des images qui pourraient avoir leur place dans un film d’horreur psychologique, telle celle du sang sur la porte de la cellule de Vanzi, lorsqu’Armando est agressé. Les discours incohérents de ses voisins de cellule et les sons agressifs accentuent cette sensation de se trouver dans un monde irréel. Pourtant le fonctionnement social de la prison est lui bien réel. Damiani en fait le reflet de celui de la société italienne qu’il a déjà décrite dans plusieurs films, avec un pouvoir légitime, celui du directeur, soumis à celui du crime organisé, incarné par Rosa, qui décide de tout, est consulté pour tout, et une couche inférieure où tout fonctionne par la corruption. Ainsi cette vision cauchemardesque n’est pas que celle de la prison, avec son lot de saletés et de fous, c’est aussi celle de la société, tel qu’elle fonctionne dans l’univers cinématographique du cinéaste. La vie politique et sociale de l’Italie, et de tous les italiens, est un cauchemar.


Le titre français l’exprime d’ailleurs parfaitement : Nous sommes tous en liberté provisoire. C’est une illustration du destin de Vanzi, enfermé comme un criminel de la pire espèce sur de simples soupçons. A son arrivée à la prison, le directeur le confond avec un meurtrier condamné à 30 ans de prison, sans ciller. L’univers carcéral ne fait aucune distinction entre coupables et présumés innocents. Métaphoriquement, nous sommes tous en prison et concrètement tous menacés d’y être, que l’on ait commis un crime ou non. C’est ce que confirme Armando, l’homme de toutes les combines, à Vanzi lorsqu’il le croise pour la première fois, lui disant que l’on finit toujours en prison par erreur, soit une erreur judiciaire, soit une erreur que l’on a commise. Une fois le choc de l’enfermement passé, Vanzi comprend peu à peu le fonctionnement de la prison et son monde corrompu. Notable hors les murs, il l’est aussi derrière les barreaux, et il comprend très vite commet il va pouvoir tirer parti de son statut, et de ses moyens. Son argent lui permet dans un premier temps d’avoir des avantages que n’ont pas les plus pauvres, améliorer le quotidien, accéder au confort de l’infirmerie sans être malade, et même à un système de prostitution que gère le médecin, aussi corrompu que les gardiens. Tout ceci dure jusqu’à ce qu’il se heurte au vrai pouvoir de la prison, celui de la mafia. La prison est un reflet de complet la société et cela inclus ses strates sociales et politiques. Dehors, Vanzi est riche, mais pas très riche. Il a une influence limitée, comme le démontre son échange avec le juge instructeur qui le méprise, et à peu de relations politiques – il ne connait qu’un sous-secrétaire d’état à l’agriculture. Il se retrouve derrière les barreaux à la place qu’il occupe en liberté, privilégie mais soumis au pouvoir.


La structure de pouvoir étant la même qu’à l’extérieur, On s’occupe bien sûr en prison des mêmes problèmes que dans la sphère publique. C’est le cas de l’affaire du barrage, scandale au dehors que les mafieux vont régler dans la prison, en s’occupant du témoin. Cette terrible affaire évoquée à demi-mots fait évidemment écho au scandale immobilier décrit dans Confession d’un commissaire de police au procureur de la république. Damiani le transporte simplement dans un autre environnement. Un parallèle qui s’incarne également en Franco Nero, qui était alors une figure incorruptible. En prison, prêtant ses traits à Vanzi, il pourrait être le même héros. La rencontre de Pesenti lui en donne l’opportunité, il faudrait pour cela qu’il renonce à ses privilèges et se mette en danger. Finalement, dans une sorte de contre-emploi, Nero/Vanzi ne trouvera pas la force de lutter. Le petit bourgeois rouage du système dans la société italienne l’est aussi en prison, il sert le système, même si nous avons un instant cru en lui pour l’affronter. C’est une partie de l’ambiguïté du personnage de Vanzi, dont l’écriture remarquable est l’une des grandes forces du film. En confiant le rôle de Vanzi à Franco Nero, un habitué de son cinéma, Damiani fait le choix d’un visage, d’un modèle. Il incarne dans l’esprit du public un héros, parfois gris et marqué par la violence comme dans Django, mais toujours assez nettement positif.


[ATTENTION : LE PARAGRAPHE SUIVANT RÉVÈLE DES ÉLÉMENTS DÉCISIFS DE L’INTRIGUE]
Dans Nous sommes tous en liberté provisoire, l’image est plus trouble. Il est a priori la victime, d’un système judiciaire arbitraire et d’un système carcéral infernal, que Damiani n’hésite pas à associer à la dictature fasciste, lorsque les prisonniers qualifient le chef des gardes de ‘Duce’ ainsi que par de nombreux détails soigneusement distillés. Mais il fait aussi partie, dans le parallèle dressé par Damiani, des oppresseurs de la société italienne. Il n’est pas au sommet de la pyramide, mais il profite, tirant des avantages indus de sa situation sociale jusqu’à la scène, très marquante, où il profite du système de prostitution mis en place par le médecin de la prison, avec une prisonnière dont nous ne saurons jamais si elle est consentante. Et surtout que dire du final. Vanzi est libéré, mais pourquoi ? Parce qu’il est réellement innocenté par l’enquête, alors que le début du film présentait de troublant éléments à charge, par son statut social, ou parce qu’il a accepté de lâcher Pesenti et de faire le jeu d’un système corrompu ? Le film ne tranche pas, nous laissant penser que la vérité emprunte certainement à ces trois explications. Nous quittons tout de même le film avec la conviction que, s’il n’avait pas été architecte, son passage en prison aurait été bien pire, et qu’il n’en serait peut-être pas sorti. En tout cas pas vivant, comme l’illustre le touchant personnage de Campoloni, remarquablement campé par Georges Wilson. Vanzi retrouve vite sa vie d’avant. Répondant à l’injonction du titre original, il oublie dans un final particulièrement effrayant : sous un soleil écrasant et dans le luxe d’un yacht, l’entourage de Vanzi est insupportable. Il nous fait presque regretter ses horribles compagnons de cellules qui ont au moins le mérite de ne pas tricher, de ne pas mentir. Comme le regard inoubliable de la fille de Pesenti, qui offre une remarquable conclusion au film.
[FIN DES RÉVÉLATIONS]


Il n’y a qu’un seul vrai héros dans le film, c’est Pesenti. En choisissant l’excellent Riccardo Cucciola qui la même année a incarné un inoubliable Nicola Sacco devant la caméra de Giuliano Montaldo, Damiani opte pour un homme effacé, a priori faible. Il ne l’est pas moralement, mais il n’a pas les moyens de lutter. Dans Nous sommes tous en liberté provisoire, la morale et la droiture sont vaincues. Oppressant, parfois effrayant, le film ne laisse aucun espoir, comme l’annonçait son titre. La sortie quasi simultanée en salle de l’inoubliable Détenu en attente de jugement créa la confusion et fit de l’ombre au film de Damiani qui ne connut pas le succès public. Il est grand temps de le réhabiliter et de le compter parmi les nombreuses réussites de son auteur.

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La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 29 juin 2023