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Critique de film
Le film
Affiche du film

Ceux qui servent en mer

(In Which We Serve)

L'histoire

23 mai 1941, un navire de guerre coule au large de la Crète. Le puissant destroyer H.M.S. Torrin, fierté de la Royal Navy et surtout de son équipage commandé par le Capitaine E. V. Kinross, était parvenu à envoyer par le fond plusieurs bâtiments allemands lors d'une intense bataille navale. Mais les avions de la Luftwaffe auront finalement raison du bateau anglais qui subit de très nombreuses pertes. Une douzaine de marins réussissent à rejoindre à la nage un canot de sauvetage et sont obligés de dériver après avoir vu avec émotion leur navire avaler par les flots. Entre les rafales de tirs de l'aviation ennemie qui persiste à les prendre pour cibles, c'est l'occasion pour quelques-uns des rescapés de plonger dans leurs souvenirs. Plusieurs flashbacks évoquent ainsi le quotidien tumultueux à bord du H.M.S. Torrin, de même que la vie personnelle de certains membres de l'équipage en compagnie de leur famille juste avant le déclenchement de la guerre et lors de permissions.

Analyse et critique

« J'aimerais dire à la Chambre, comme je l'ai dit à ceux qui ont rejoint ce gouvernement : je n'ai à offrir que du sang, de la peine, des larmes et de la sueur. Vous me demandez, quelle est notre politique ? Je vous dirais : c'est faire la guerre sur mer, sur terre et dans les airs, de toute notre puissance et de toutes les forces que Dieu pourra nous donner. »
                                                    Winston Churchill (discours du 13 mai 1940 devant la Chambre des Communes)
 

Film relativement méconnu du grand public aujourd'hui, et ce même parmi les cinéphiles les plus pointus, Ceux qui servent en mer n'en marque pas moins deux dates importantes dans l'histoire du cinéma. En premier lieu, il s'agit probablement de l'une des meilleures productions britanniques appartenant au courant des films de propagande conçus pour soutenir l'engagement militaire du Royaume-Uni dans la Seconde Guerre mondiale. Et l'on verra que l'approche anglaise, en particulier ici, dans l'exercice - ô combien risqué, car le ridicule n'est jamais loin - de la propagande nationale et militaire diffère grandement de celle adoptée par les producteurs et cinéastes américains avec la "subtilité" qu'on leur connaît. Ensuite, cette production à la facture classique mais d'une belle rigueur dans sa mise en scène constitue la toute première réalisation de David Lean - même s'il est associé dans ce domaine au véritable maître d'œuvre de Ceux qui servent en mer, le célèbre dramaturge Noel Coward. Mais leur collaboration à la mise en scène, spécifiée officiellement par le générique du film puis par le matériel promotionnel lors de la sortie en salles (qui d'ailleurs met surtout en valeur Coward), est en fait un trompe-l'œil. Car Lean se retrouve très vite seul à la barre, Noel Coward étant de son côté trop occupé à interpréter son personnage et à assurer la production... d'autant que l'exercice de la mise en scène l'ennuie profondément dès l'entame même du tournage. Il va alors se reposer entièrement sur l'œil du réalisateur débutant, qui fait preuve ici de l'adresse visuelle, de la précision des cadres, du découpage dynamique (ou au contraire suspendu dans le temps) et du romantisme délicat que ses œuvres futures conjugueront de façon magistrale.

Réalisateur débutant, en 1942 David Lean n'en était pas moins un technicien très expérimenté. En effet, le futur cinéaste de Brève rencontre, du Pont de la rivière Kwaï, de Lawrence d'Arabie et de La Fille de Ryan passait alors pour le meilleur monteur en exercice en Angleterre. Responsable du montage d'une trentaine de films de 1930 à 1942 (dont Un de nos avions n'est pas rentré et Le 49ème parallèle du duo Powell et Pressburger, et même Ceux qui servent en mer de manière officieuse), Lean a toujours attaché une importance capitale au montage, très probablement l'étape qu'il préférait dans la fabrication d'un film. Il a régulièrement et étroitement supervisé ce secteur dans ses propres productions et il est même revenu officiellement à ce poste pour son dernier film, La Route des Indes en 1984. En 1941, Lean avait déjà tâté de la mise en scène lors de la production de Major Barbara adapté de la pièce de Théâtre de George Bernard Shaw, réalisé officiellement par l'acteur producteur Gabriel Pascal. Mais il n'avait que fort peu apprécié que son nom n'apparaisse seulement qu'en tant que monteur dans le générique. De la même façon que son tempérament exigeant et ses ambitions dans le métier l'avaient dissuadé d'accepter de réaliser des films simplement commerciaux et à très petit budget, le cinéaste anglais était peu enclin à retenter l'expérience comme simple assistant ou conseiller visuel. David Lean exigea alors d'être reconnu comme coréalisateur lorsque Noel Coward vint lui proposer de l'assister dans la mise en œuvre de Ceux qui servent en mer. Lean fut d'ailleurs recommandé à ce dernier par son collègue et camarade Carol Reed. (1)

Si Noel Coward dut accepter difficilement le fait de ne pas être crédité comme seul réalisateur du film, bien qu'il savait parfaitement qu'il ne possédait pas les compétences pour remplir cette tâche, il faut bien admettre que Ceux qui servent en mer est principalement sa création. Enfant de la balle, artiste pluridisciplinaire (écrivain, acteur, producteur, compositeur), Coward est à cette époque un auteur à succès, respecté et fortement admiré, le prototype de l'Anglais élégant, séduisant, suave, flegmatique et spirituel que ses œuvres popularisent dans le monde entier. Sa réputation est telle qu'en 1941 le producteur Anthony Havelock-Allan (qui travaillait alors pour Two Cities Films, une compagnie qui venait de produire trois films de guerre à la suite), lui donna carte blanche afin d'écrire un scénario pour un nouveau film de propagande. Depuis l'entrée en guerre du Royaume-Uni en 1939, les autorités anglaises, comme le firent de leur côté les États-Unis depuis le sommet de l'Etat sous l'impulsion de Roosevelt, voulaient faire en sorte que les activités cinématographiques (actualités, documentaires, fictions) œuvrent avec militantisme pour l'effort de guerre. La supervision de ces activités en incombait naturellement au ministère de l'Information. Mais cela ne se fit pas sans mal en raison des nombreux dysfonctionnements, rivalités et bouleversements qui minaient ce ministère dès les toutes premières années du conflit. A tel point que le premier long métrage de propagande avait été initié en 1939 par le producteur réalisateur Alexander Korda : The Lion Has Wings, qui chante les louanges de la Royal Air Force, fut ainsi tourné en toute indépendance et sans aucun contrôle des instances gouvernementales. Au sein du ministère, l'organisme chargé de la politique propagandiste fut la Films Division, qui souffrit également de changements de stratégies et d'une valse de responsables jusqu'à connaître enfin la stabilité en avril 1940 - il faut rappeler que Winston Churchill devient Premier ministre d'un gouvernement d'union nationale en mai de cette année, il allait justement placer l'un de ses proches à la tête du ministère de l'Information en 1941.


Alors que la propagande cinématographique américaine mise sur un sentiment patriotique au lyrisme flamboyant et sur la mise en exergue de personnages héroïques, le cinéma de guerre anglais opte pour une approche bien différente. Même si la société britannique est bâtie sur un rapport de classes évident (cela a d'ailleurs son importance dans le film de Noel Coward et David Lean), la stratégie adoptée est celle de la guerre du peuple. Cette démarche est soutenue par une autre caractéristique essentielle de ce cinéma, la quête de réalisme et de "vérité". Il faut justement savoir que les documentaires occupaient une importance considérable dans l'esprit des responsables politiques, peut-être encore plus que la fiction. Ainsi, plus encore qu'aux États-Unis, le secteur du documentaire allait jouer un rôle fondamental dans le cinéma de propagande tout au long de la guerre ; et les spectateurs britanniques - même friands de fantaisies américaines - étaient demandeurs pour de tels films et tenaient à ce que ces derniers les renseignent sans retenue sur les divers combats prenant place de par le monde et sur leurs effets violents sur les populations. Si les auteurs de documentaires et de films de fiction étaient - à leur corps défendant - l'objet dès 1939 de luttes intestines au sein du ministère de l'Information, tous allaient heureusement travailler rapidement de concert pour les besoins de la propagande, passés ces premiers temps de forte instabilité politique - un programme précis établi par la Films Division répartissait d'ailleurs les tâches pour les différents secteurs cinématographiques (actualités, documentaires et fictions). Toutefois, il ne faudrait pas considérer cette action politique comme de la censure bête et méchante : si les auteurs et producteurs remplissaient un cahier des charges plus ou moins informel, leur liberté était relativement respectée malgré certaines tentatives de forte ingérence. L'exemple le plus éclairant est celui de Colonel Blimp (1943) ; le film délicatement subversif de Michael Powell et Emeric Pressburger eut beaucoup de mal à se monter en raison des tentatives politiques d'en saper la production, jusqu'à ce que Churchill lui-même intervienne pour empêcher toute censure, conscient de l'effet dévastateur qu'une telle action produirait dans la profession et surtout parmi le public. Bien lui en a pris puisque le film connut un énorme succès à sa sortie.


Quoi qu'il en soit du fonctionnement interne des organes institutionnels et de celui de l'industrie cinématographique, le regroupement des artistes et techniciens britanniques dans le but de servir la cause de la nation en temps de guerre va impulser un nouvel élan qui fera de cette période un sorte d'âge d'or du cinéma anglais - avant une autre période qualitativement riche en réussites marquée par les comédies produites par les Studios Ealing dans les années suivant la fin du conflit mondial. On peut avancer sans trop se tromper que Ceux qui servent en mer représente quasiment la quintessence du film de propagande britannique, autant parce qu'il réunit en son sein les caractéristiques essentielles propres à cette cinématographie particulière qu'en raison de son efficacité narrative et visuelle. Ainsi deux aspects principaux singularisent le récit dramatique anglais de ces années de guerre : le rassemblement de personnages d'origines sociales bien distinctes qui doivent unir leurs forces malgré leurs différences pour surmonter l'adversité, et l'usage du flashback pour structurer la narration. Le film de Coward et Lean remplit donc ces deux fonctions avec brio, et le fait de guerre dramatique du naufrage d'un destroyer sert de prétexte à raconter l'attachement profond des combattants à leur navire, la détermination, l'abnégation et le courage dont ils font tous preuve, ainsi que l'arrière-plan familial qui dessine un pays entier conduit aux sacrifices pour faire perdurer une certaine idée de la liberté et de la nation.


Le projet d'écrire une histoire de naufrage maritime, donc d'échec, en guise de scénario de propagande avait suscité une certaine méfiance chez les commanditaires, mais Noel Coward s'en tint fermement à son idée. In Which We Serve ne relate donc pas le récit d'un triomphe militaire anglais, d'autant que le seul fait historique important directement exploité dans le film est la retraite en forme de déroute opérée par les soldats de Sa Majesté à partir du port de Dunkerque, un épisode douloureux cependant raconté comme un succès pour la Royal Navy qui se met au service de leurs camarades de l'armée de terre. Convertir en quelque sorte une défaite en victoire est une hypothèse de travail susceptible d'émouvoir fortement les spectateurs et surtout de consolider la confiance que le public peut - et doit - porter dans ses forces militaires ainsi que dans ses propres capacités de résistance ; Noel Coward l'avait parfaitement compris alors que le peuple anglais était frappé dans sa chair par les bombardiers de la Luftwaffe lors de la campagne stratégique du Blitz qui allait durer de septembre 1940 à mai 1941. Le dramaturge s'est inspiré de la mésaventure survenue à son ami, le fameux Lord Mountbatten, dont le navire qu'il commandait, le H.M.S. Kelly, avait été coulé par les Allemands en mai 1941. Fasciné par le potentiel dramatique d'une tel événement, Coward fit de nombreuses recherches, visita des bases navales et prit même la mer sur un destroyer. Il utilisa également les paroles exactes prononcées par Mountbatten pour rédiger le discours que son commandant de fiction adresse aux rescapés à la fin du film. Quand Coward remit son script achevé aux producteurs, ceux-ci lui informèrent qu'il était beaucoup trop long et que l'action s'éparpillait dans trop de lieux différents. L'histoire allait donc essentiellement être concentrée sur le H.M.S. Torrin et les souvenirs des quelques naufragés errant sur l'eau accrochés à un canot - avec l'aide officieuse de Lean et Havelock-Allan.



« C'est l'histoire d'un bateau », clame fièrement la voix off en ouverture du film. Bien évidemment, comme le développe en creux In Which We Serve, il s'agit surtout de l'histoire d'une nation dont le navire H.M.S. Torrin est un symbole. Ce qui frappe de prime abord, c'est l'amour, la dévotion même, que ressentent les marins pour ce bâtiment flambant neuf, et ce quelle que soit leur classe sociale d'origine, avec en tête le Commandant Kinross interprété par Noel Coward. Lors d'un dîner de fête, lorsqu'elle s'adresse à la fiancée d'un officier, l'épouse de Kinross explique même avec gravité que chaque femme d'un marin a pour « rivale invaincue » le bateau de son mari. Un dévouement que l'on retrouve dans les mots du quartier-maître Hardy quand celui-ci porte un toast le soir de Noël, dans lequel il exprime avec ferveur l'amour total qu'il porte au H.M.S. Torrin. Tout ramène à ce bateau, des exercices en mer jusqu'aux scènes familiales qui n'ont d'existence dramaturgique que grâce à la visualisation des souvenirs émanant de l'esprit des marins naufragés. Une astuce de mise en scène qui va dans le sens de la communion entre le destin des marins et celui de leurs proches (dont certains sont victimes du Blitz) est celle qui consiste à partir de flashbacks clairement identifiés par leur origine - les pensées d'un marin - pour en créer d'autres sans point de vue identifiable qui fusionnent alors pour bâtir un récit globalisant : le courage national s'incarne alors dans le vécu des marins du H.M.S. Torrin, les morts comme les rescapés. Allant de soi avec la dévotion, le film met en lumière la résignation, celle des épouses bien sûr, mais aussi celle des combattants dans la façon de tout sacrifier à leur navire. C'est également ce qui différencie In Which We Serve d'un film de guerre américain traditionnel, dans lequel l'individu - surtout s'il incarne une figure héroïque - occupe la première place. Ici la communauté l'emporte sur le destin individuel et chacun des gestes accomplis avec précision et résolution par les hommes en mer, s'il n'a rien d'héroïque en soi, représente un rouage d'un mécanisme global qui, lui, est vecteur de bravoure, de puissance et de détermination. Tous les personnages du film se sont mis au service de quelque chose de plus grand qu'eux, qui les dépasse et qui s'appelle la perpétuation d'un pays et de ses valeurs. Sans cette obsession flegmatique - si typiquement british - pour la bonne marche du navire, qui n'empêche cependant pas les traits d'humour d'exister (Kinross exige justement de ses hommes de l'efficacité et de la joie), il n'y a point de salut.



De cette manière, Ceux qui servent en mer évoque plutôt les raisons pour lesquelles les marins et la nation toute entière combattent, et pas ceux qu'ils affrontent. Ainsi, en toute logique selon ce point de vue, le film fait assez peu cas de l'ennemi, les Nazis, sinon par des mots - parfois moqueurs et violents - échangés par les personnages et par les balles tirées par les avions allemands sur les rescapés après qu'ils ont coulé le H.M.S. Torrin. On n'entrevoit jamais - ou à peine - un ennemi allemand, susceptible d'être l'outil d'une diabolisation pourtant si courante dans ce genre de film. C'est une autre force de cette œuvre sensible et intelligente qui fait plutôt le choix de distiller une douce mélancolie ; insister sur la protection de ce que l'on est et de ce que l'on pourrait définitivement nous arracher l'emporte sur toute autre considération.

Grâce à la construction savante du récit en flashbacks et à la fluidité de la réalisation - dans le temps et l'espace - le film réussit à capturer les différents moments du quotidien vécu par l'équipage du bateau pour en traduire toute la sérénité ou l'intensité selon les événements racontés et avec un réalisme saisissant. Un réalisme qui prend sa source dans l'approche documentaire adoptée pour la séquence introductive du film (filmée par le cameraman et chef opérateur Ronald Neame), dans laquelle est assemblé le H.M.S. Torrin sur un chantier naval en effervescence. Le montage de cette scène est fluide énergique, rapide, la voix off est exaltante, on se croirait dans une production soviétique. Et moins de quinze minutes plus tard, le vaillant destroyer semblant partir gagner la guerre à lui tout seul est coulé par la Luftwaffe... et le vrai récit peut commencer. Adieu la propagande russe lourdaude et bienvenue à la sensibilité et à la distance si britanniques. In Which We Serve serait plutôt un film de monteur et David Lean, aux commandes de la réalisation et du montage, prouvait qu'il était l'homme de la situation. La façon de placer la caméra et de définir ses angles au point le plus explicite pour dynamiser les mouvements précis des personnages dans l'action ; la coordination apparemment simple lors des combats entre les hommes, puis entre ces derniers et les machines ; l'insertion sans heurts d'images d'archives ; la place assignée à chaque marin dans l'espace, et surtout dans le temps quand il s'agit de tirer une scène dans la longueur (plus qu'à l'ordinaire dans ce type de film) afin d'appuyer l'émotion conférée par le jeu de l'acteur ou ses paroles ; l'ordre et l'efficacité qui règnent constamment en maître ; la finesse et la fluidité "aqueuse" (les fondus enchaînés ondulent pour traduire à la fois la nature de l'environnement maritime et le flou signalant par convention le surgissement des souvenirs) qui caractérisent les transitions temporelles entre le temps du récit (le canot et ses survivants) et le temps des flashbacks ; un rythme global alerte sans cesse maintenu même quand les marins sont rendus immobiles en flottant dans l'eau... la performance accomplie par David Lean est magistrale, alors même qu'il ne s'agit ici que de son premier film et que l'on sait que son art s'épanouira de façon prodigieuse par la suite.



Le montage de Ceux qui servent en mer se révèle ainsi un exemple intelligent de propagande anglaise ; et les réserves que l'on doit forcement émettre devant cet exercice patriotique sont finalement mineures quand on songe à la connaissance du sujet ici traité, à l'authenticité revendiquée dans la forme et à la compassion sincère dont font preuve Noel Coward et David Lean pour leurs personnages. Les flashbacks décrivent soit certains faits de guerre maritimes (banals ou héroïques) vécus par le H.M.S. Torrin soit les souvenirs épisodiques (agréables ou douloureux) de trois marins concernant leurs familles : le commandant Kinross, le quartier-maître Hardy et le matelot Blake surnommé Shorty. Au fil du récit, on comprendra que certains d'entre eux ont vécu des moments intenses - voire un deuil tragique - alors même qu'ils se retrouvent dans le présent à flotter en pleine mer, englués dans les nappes d'essence fuitant du destroyer et en attente d'être miraculeusement sauvés. Habilement, les trois personnages principaux appartiennent à des classes sociales bien distinctes, et se voient réunis à l'image dans un effort de solidarité nationale compréhensible dans ces circonstances particulières. Kinross est un bourgeois aisé, il s'en eut même fallu de peu pour que Coward en fit un noble. Hardy vient de la classe moyenne. Blake est issu des classes populaires. Le film avance donc honnêtement sur ce terrain en montrant une société anglaise divisée en classes, appelée à coopérer dans la hardiesse et même la bonne humeur. Cependant Noel Coward, avec un regard condescendant qu'il traduit dans son écriture, ne peut s'empêcher de faire preuve de paternalisme pour les classes sociales inférieures incarnées par Hardy et Shorty. La hauteur de vue et la sagacité de Kinross en opposition avec la bonhommie et la simplicité des deux autres marins verse un peu dans la caricature. Dans le même sens, l'interprétation hautaine de Coward, plus maître d'école que capitaine, en rajoute dans ce paternalisme un poil dérangeant. Enfin, le sentiment que Kinross confond souvent son bateau avec sa propre personne témoigne d'une forme d'égocentrisme malvenu qui tend à contredire parfois l'approche des deux réalisateurs décrite ci-dessus.



Ces petites réserves étant formulées, on se doit tout de même de saluer la présence d'un casting impressionnant et principalement composé de débutants dont le travail d'interprétation force le respect. Le souci d'authenticité passe donc également par des performances d'acteurs au jeu très naturel et dont la complémentarité fait merveille. Aucun des comédiens ne tire la couverture vers lui, si ce n'est un suave Noel Coward égal à lui-même, au jeu un peu affecté, mais dont l'autorité tranquille et les nuances subtiles dans les moments dramatiques intenses méritent tous les éloges - par exemple quand il refuse de punir le seul membre couard de son équipage en prenant sa propre part de responsabilité dans l'abandon de poste de ce dernier, ou bien dans son bouleversant discours final. Le fabuleux John Mills dans la peau de Shorty Blake, petite boule d'énergie et d'émotions, joue pour la première fois sous la direction de David Lean, qu'il retrouvera à quatre autres reprises jusqu'à La Fille de Ryan. Kay Walsh (alors mariée à Lean), actrice célèbre depuis les années 30, interprète sa jeune épouse avec une grande délicatesse mâtinée de pudeur toute britannique ; à la fin du film, la voir passer subtilement de la joie aux larmes en un bref instant témoigne de son grand talent. L'acteur de théâtre et future scénariste et réalisateur Bernard Miles, inoubliable visage anguleux aperçu dans L'Homme qui en savait trop ou Moby Dick, compose un Walter Hardy d'une grande douceur malgré la vigueur de son engagement. Celia Johnson, la future amoureuse meurtrie de Brève rencontre, pour son premier film de cinéma campe l'épouse de Kinross avec le mélange d'élégance, de distance, de fragilité et de conviction qu'on lui connait. Le comédien et futur réalisateur à succès Richard Attenborough fait aussi ses débuts dans In Which We Serve ; à 18 ans au moment du tournage, il incarne le marin craintif au visage très expressif qui fuit son poste en pleine bataille. Michael Wilding, James Donald et tant d'autres visages qui marquèrent le cinéma britannique des années 40 et 50 complètent une distribution exemplaire.



Célébration du courage britannique, du dévouement, de la résignation aux sacrifices, de l'unité nationale, de la dignité, du devoir à accomplir en toutes circonstances sans jamais céder aux lamentations (« le sang, la sueur et les larmes » évoqués par Churchill), Ceux qui servent en mer est un film de guerre altier, beau et poignant, à la fois atypique dans son approche dramatique mais aussi très représentatif du cinéma anglais des années 1940. Patriotique en parvenant de justesse à éviter la caricature, il s'agit d'une aventure humaniste et pudique, sombre par son refus d'enjoliver une réalité sinistre, lumineuse par sa confiance en un avenir à défendre coûte que coûte. Ce film de guerre réaliste dans ses séquences d'action (sur la mer ou sur terre lors du Blitz) comme dans ses moments intimes de vie amoureuse et familiale, bénéficie des talents conjugués de Noel Coward et David Lean qui poussent le classicisme anglais (avec les limites que cette approche stylistique impose) à un niveau rarement atteint. Le duo aura l'occasion de travailler ensemble à trois reprises pour Heureux mortels, L'Esprit s'amuse et Brève rencontre, sommet de leur collaboration.


(1) "David Lean - Une vie de cinéma" de Kevin Brownlow, Corlet / Cinémathèque française.

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Par Ronny Chester - le 19 juin 2015