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Portraits

portrait de jacques tati à travers ses films

Jacques Tatischeff, né en 1908, passe son enfance à Saint-Germain-en-Laye. Il aide son père encadreur de tableaux et se passionne pour le sport. Il se lance dans une carrière dans le music-hall au grand dam de son père qui lui coupe les vivres. Tati connaît la rue, l'assistance publique, le quotidien des saltimbanques les plus démunis. En 1936, Colette écrit à son propos dans une chronique du Journal : « Il a inventé quelque chose qui participe de la danse, du sport, du tableau vivant. Les mains vides, il crée l'accessoire et le partenaire. » C'est donc sur les planches que Tati invente déjà son œuvre de cinéma.

Il réalise un premier court métrage qui reste inachevé en 1932 (Oscar, champion de tennis), en écrit et interprète trois autres (On demande une brute, 1934, real. Charles Barrois, Gai dimanche, 1935, réal. Jacques Berre et Soigne ton gauche, 1936, réal. René Clément). En 1938, il passe à la réalisation avec Retour à la terre. Après la guerre, il joue pour Claude Autant-Lara et tourne L'École des facteurs en 1947. Ce film, couronné par le Prix Max Linder du court métrage comique, se transforme en long : Jour de fête, qui est le premier grand succès de Tati, bientôt suivi par Les Vacances de Monsieur Hulot.

Jacques Tati rafle toutes les récompenses (Venise, Cannes, Prix Louis Delluc, Oscars...) mais, à partir de Mon Oncle, le public commence à ne plus le suivre dans ses expérimentations cinématographiques toujours plus poussées. L'échec de Playtime, assassiné par la critique, et de ses deux derniers films font disparaître des écrans l'un des plus singuliers cinéastes de l'après-guerre.

Soigne ton gauche (real : René clément, 1936)

Dans ce court métrage mettant en scène un garçon de ferme (interprété par Jacques Tati) qui sert de punching-ball à un boxeur, Tati adapte au cinéma un personnage et une gestuelle issus de ses numéros de music-hall. Une pantomime d'ailleurs déjà utilisée dans On demande une brute, un court métrage qu'il a écrit et joué, et qui était réalisé par Charles Barrois en 1934. Tati a toujours été passionné par le sport : il a joué au rugby dans le Racing Club de France et a aussi pratiqué le football, l'équitation, le tennis et donc la boxe. Cette passion, il l'a mise en pratique sur scène (les impressions sportives jouées au Théâtre Michel et à l'ABC) et il disséminera ces numéros tout au long de sa filmographie, jusqu'à son dernier film, Parade, où il reprendra des numéros directement issus de sa carrière sur les planches des cabarets. Ici, Tati pose les prémisses du personnage de cinéma que l'on retrouvera dans ses longs métrages d'après-guerre, ainsi que son art du détournement : apprenant la boxe en direct sur le ring, avec l'aide d'un manuel, il finit par mélanger les pages et se retrouve à pratiquer des mouvements d'escrime face à son adversaire On retrouve également dans Soigne ton gauche ce sens de l'observation qui fait du quotidien une source de comique intarissable ainsi que son goût pour les personnages secondaires, dont un facteur qui annonce déjà le François de Jour de Fête.

X.J.


Jour de fête (1949)

Dans L'École des facteurs, court métrage réalisé deux ans plus tôt, Jacques Tati incarnait déjà un facteur et il reprend dans son premier long métrage nombre de gags qui étaient amorcés dans ce petit brouillon. François est un personnage de transition entre ses premiers essais cinématographiques (sa silhouette avait déjà été aperçue dans Soigne ton gauche) et le personnage de Hulot qui prendra naissance quatre ans plus tard avec Les Vacances de Monsieur Hulot : même façon de bafouiller et d'avaler ses mots, même allure dégingandée, même manière de faire naître le comique non pas par sa personnalité mais par son interaction avec l'environnement. Tati affinera constamment ce personnage de cinéma, ici « trop français » à son goût : la moustache, l'uniforme, cèderont la place à une tenue de monsieur tout le monde, bien plus en accord avec la portée universelle du comique voulu par Tati.

Entre les premiers essais cinématographiques et Jour de Fête, Jacques Tati délaisse un comique jouant sur la frénésie des gestes. Il les épure, les simplifie, allant vers des chorégraphies très « lignes claires » bien plus efficaces en terme de comique et de poésie. Cette affinage du style Tati va se poursuivre avec son personnage de Hulot où l'artiste abandonnera complètement cette tendance à la surenchère des mouvements (accumulation et trop plein propres au burlesque américain) pour viser à une forme d'abstraction. C'est une véritable exploration à laquelle se livre Tati qui abandonne délibérément une forme de burlesque dans laquelle pourtant il brille, comme le montre toute la séquence où François, après avoir découvert un reportage sur l'efficacité de la poste américaine, se prend d'une taylorite aiguë et se lance dans une tournée endiablée. François est donc trop « français », mais cette caractérisation correspond parfaitement au fond du film qui repose sur la contamination d'une France rurale par le rêve américain. Le discours de Tati se fera plus grinçant au fur et à mesure de ses réalisations ; et si ici le ton est badin, on sent l'inquiétude profonde de Tati à voir s'étendre cette uniformisation de la culture qu'il perçoit déjà en cette fin des années quarante. On a souvent noté que François ressemblait à De Gaulle (la taille, le képi, Tati jouant de cette image lorsque l'on voit pour la première fois le facteur de dos), et durant tout le film il travaille sur cette dichotomie entre la culture française et américaine. Une dichotomie qui s'accompagne néanmoins d'un véritable regard amoureux sur le burlesque américain, Keaton et Mack Sennett en tête.

Comme pour lutter à armes égales avec « l'ennemi », Tati prévoit de tourner Jour de Fête en couleur selon un nouveau procédé, le Thomsoncolor, censé concurrencer le Technicolor américain. Mais aucun laboratoire français ne se révèle capable de tirer les copies du film qui, du coup, fut seulement distribué en noir et blanc. Il faudra attendre 1995 pour découvrir Jour de fête dans ses couleurs d'origine (Tati sort en 1961 une version "bâtarde" via la colorisation de quelques éléments du film, tournant quelques nouvelles scènes pour l'occasion). Jacques Tati voulait fixer sur la pellicule les couleurs de la France de cette fin des années quarante, désireux de conserver ce témoignage en vue d'une époque à venir où il pressent la dissolution de cette petite société rurale dans un monde globalisé (ce sera tout le discours de son œuvre à venir). Jour de fête, premier long métrage du cinéaste, est déjà un accomplissement burlesque : la précision des gestes et le génie comique de Tati éclatent à chaque seconde de ce film tenu de la première à la dernière image. C'est le film le plus bucolique et le plus doux de l'artiste et sa poésie, tout comme la petite musique mélancolique qu'il distille, nous emporte encore sans peine aujourd'hui.

O.B.

Les Vacances de M. Hulot (1953)

Monsieur Hulot arrive dans une petite station balnéaire de Loire-Atlantique, à l’Hôtel de la Plage, où il compte passer ses vacances. Aucune intrigue mais un festival de gags sur un rythme pourtant calme et nonchalant, les vagues, les voix lointaines des enfants jouant sur la plage, la cloche du dîner et maintes autres "refrains" visuels ou sonores venant cadencer le film ; c’est la magie unique du style et du ton Tati qui fait que nous nous attachons pourtant aux personnages (malgré leurs travers et leurs maniaqueries) et aux lieux qu’il nous décrits, tout aussi importants sous le regard de sa caméra que la mécanique implacable de ses innombrables "blagues". Car le cinéaste est, avant d’être un comique, un poète du quotidien et, dans le même temps, un fin observateur de ses contemporains. Et le film d’être ainsi devenu par la même occasion un document sociologique irremplaçable sur les vacances des Français au bord de la mer dans les années 50. Au milieu de la langueur et de la monotonie de ces jours qui se suivent et se ressemblent tous plus ou moins, un trublion malgré lui, Hulot en personne, est là pour mettre de l’animation, bousculant ce quotidien routinier et dynamitant les conventions et le trop de sérieux de ses congénères ; tout cela inconsciemment bien évidemment, car Hulot est avant tout un gaffeur impénitent. D’où une succession de moments fort drôles qu’il faut arriver à repérer car Jacques Tati ne les jette pas en pâture facilement au spectateur ; il attend que celui-ci soit aussi attentif à ce qu’il observe qu’il l’a été lui-même à concocter ses gags. Bref, nous sommes à cent lieues d’un humour "franchouillard" ou vaudevillesque qui n’avait, dans la comédie, pour ainsi dire pas de concurrence sur les écrans à cette époque.

L’originalité du style Tati, le fait de la quasi-absence de dialogue et d’intrigue, pourra décontenancer et même carrément ennuyer certains. Les autres seront aux anges et le sourire vissé aux lèvres devant tant d’invention, d’intelligence et de drôlerie. Le tout bercé par une ritournelle d’Alain Romans, une splendide photographie en noir et blanc et une poésie de tous les instants : les plans sur la campagne et sur la plage, malgré leur apparente simplicité, ont peu d’équivalent dans le cinéma français, excepté peut-être chez Jean Renoir ; on y ressent comme rarement l’amour qu’ils portaient tous deux aux paysages. Qui n’a pas été attendri par cette tranche de vie et eu envie d’aller voir cette plage laissée à regret au bout de ces petites 80 minutes enchanteresses ? Une mélancolie qui nous arrive alors que pourtant, même si jamais méchant, le réalisateur ne fut pas tendre envers sa galerie de personnages souvent incapable de communiquer et, au bout du compte, assez déshumanisée (à l’exception de la jeune fille, de la vieille Anglaise et des enfants dont l’espièglerie sied bien à Tati). Croulant sous les récompenses, comme le magnifique Mon Oncle cinq années plus tard, Les Vacances de Monsieur Hulot est l'un des six films qui composeront la trop courte filmographie d’un des plus grands burlesques du cinéma mondial, malheureusement boudé par le public en fin de carrière.

E.M.

Mon oncle (1958)

Hulot s'est installé dans la maison de sa sœur, quittant son petit village et ses habitudes pour un quartier résidentiel des plus modernes. Les Arpel, de bons bourgeois, ont équipé leur demeure de tous les gadgets dernier cri, créant un environnement propice pour que Hulot déploie ses talents de perturbateur du quotidien. Plus grave, ils se sont mis en tête de trouver un métier honorable à cet oncle lunaire...

Avec ce film, Jacques Tati se moque d'une bourgeoisie qui se croit moderne. Le cinéaste refuse ce monde rectiligne, droit et géométrique qui se profile. « Je n'aime pas la mécanisation. J'ai défendu le petit quartier contre les autoroutes, les aérodromes, l'organisation, une forme de la vie moderne, car je ne crois pas que les lignes géométriques rendent les gens aimables » explique-t-il. Tati prend donc un malin plaisir à gripper les rouages de la modernité, à retourner cette dernière contre ses apôtres. Les Arpel équipent leur garage d'une ouverture automatique ? Tati transforme cette ingénierie en prison lorsqu'un chien passe devant le faisceau qui en commande l'ouverture et la fermeture. Tati n'est pas un cynique. Il sait que la guerre est passée par là et que la France sort tout juste d'une longue période de vaches maigres. On se rassure dans la modernité, on goûte aux joies de la consommation... et c'est humain. Mais le risque, c'est que ce penchant naturel devienne une boulimie et qu'on se laisse emporter par un flux qui nous dépasse... Les décennies passant, on peut mesurer à quel point Tati avait cette capacité à sentir l'humeur du monde. Dans Mon Oncle on sent une société qui vacille : les magnifiques "inutiles" des films de Tati sont voués à disparaître, et c'est le règne de l'efficacité et de la rentabilité qui pointe son nez. Tati, à travers cette satire hilarante, réussit en 1958 à imaginer de quoi la société moderne sera effectivement faite. Ce qui l'effraie, c'est le conformisme, le nivellement, la déshumanisation. La sœur de Hulot devient une accro du ménage et n'a pas plus de personnalité que l'aspirateur dernier cri qui est devenu son idéal de bonheur. Le cœur de Tati va vers le gamin bohème, vers Hulot le rêveur maladroit, une tendance peu partagée par la société moderne : « On a pas besoin d'acrobates » vocifère le petit chef de service. Hulot perturbe ce qui se veut ordonné en trouvant aux objets de la modernité d'autres objectifs, en en contournant la fonction première. Ce faisant, il met en exergue le ridicule d'une société qui court vers la mécanisation et le matérialisme. Hulot n'est pas un rebelle, il n'est pas réfractaire au monde contemporain. Seulement il n'arrive pas, malgré tous ses efforts, à en faire partie. Il préfère flâner, rêver, donner du temps au temps. Il n'arrive pas à suivre les sentiers balisés, les lignes droites, le rythme carnassier imposé par la société. Il fait tout de travers mais heureusement sa rêverie et son côté lunaire le protègent d'un monde qui le rejette, bien plus que lui ne le rejette.

Avec Mon Oncle, on se situe à mi-chemin d'une œuvre qui, partant d'un petit village de campagne dans Jour de fête, aboutira à l'urbanisme délirant de Playtime. Serge Daney notait à ce propos : « Chaque film de Tati marque à la fois : 1) un moment dans l'œuvre de Jacques Tati ; 2) un moment dans l'histoire du cinéma français ; 3) un moment dans l'histoire du cinéma. Depuis 1948, ses six films sont peut-être ceux qui scandent le plus profondément notre histoire (…) Nous appartenons tous à une période du cinéma de Tati. » Avec ce film, le cinéaste peaufine encore son art délicat : le moindre objet devient une source inépuisable de comique et de poésie, et sa science du détail fait constamment mouche. La grande leçon burlesque de Tati est que ce n'est pas le héros qui est drôle, mais le monde. Monsieur Hulot ne sert qu'à mettre en avant le burlesque inhérent à la société. Ses films sont ainsi avant tout construits sur l'observation, et Tati a pendant deux ans travaillé avec son scénariste Jean Lhote simplement en arpentant Paris et en observant le quotidien, comme le comportement des chiens par exemple qui fournira la matière à la scène d'anthologie du début.

Tati a besoin de temps et le tournage de Mon Oncle dure neuf mois, tout comme le montage. Cinéaste minutieux, exigeant et perfectionniste, il lui faut ce temps pour installer cette mise en scène d'une inégalable précision. Au tournage, car ses plans d'ensemble sont d'une richesse sidérante, chaque spectateur étant invité à plonger dans l'image pour construire l'histoire, pour découvrir les gags. A la post-production car Tati est un génie de la bande sonore et du bruitage. Il est certainement le seul artiste à pouvoir caractériser un personnage juste par le bruit de ses pas (comme Mme Arpel dont la simple démarche dit tout de son arrogance et de sa servilité, un bruitage fabriqué en studio avec deux balles de ping-pong). Tati travaille l'espace sonore comme personne, donnant à la bande-son une véritable profondeur de champ qui vient compléter celle de l'image, tous son art se construisant par l'interaction de ces deux univers. Le public, qui avait adoré Jour de fête et Les Vacances de Monsieur Hulot, ne suit pas Tati sur Mon Oncle, prenant assez mal cette satire de leur mode de vie. Les critiques parlent d'une vision réactionnaire de la société française, de poujadisme même. André S. Labarthe évoque lui « un philosophe à la limite de l'aigreur métaphysique. » Mais ce rejet (qui va aller en s'amplifiant avec son film suivant, Playtime) est aussi dû au fait que Tati est un artiste solitaire qui n'a jamais cherché à s'intégrer à la grande famille du cinéma français. Cinéaste lunaire et délicat, il va peu à peu être éclipsé dans le paysage de plus en plus consensuel et uniformisé du cinéma, le septième art ne faisant que suivre le mouvement général d'un monde dont il a été l'un des plus vifs scrutateurs.

O.B.

Playtime (1967)

Dix ans après Mon Oncle, revoici Monsieur Hulot, perdu dans les dédales d’un Paris ultra-moderne (solitude). De multiples rencontres plus ou moins avortées émaillent le parcours labyrinthique de Hulot dans cette capitale fantomatique et kafkaïenne : cadres ternes et suractifs, anciens camarades de régiment, VRP sur les nerfs et quelques touristes américaines s’extasiant sur d’immenses buildings impersonnels. Tout ce beau monde se retrouve finalement le soir pour l’inauguration en grande pompe du Royal Garden, restaurant chic dont le standing n’est que de façade. S’ensuit alors un déluge de catastrophes... et de gags. Play... C’est bien de jeu qu’il est question dans Playtime. Paris comme immense terrain de récréation. Là, Tati, jeune chien fou de 58 ans, magnifie une ville des Lumières grisâtre qui, sous son regard, redevient poétique et festive. Dans la lignée directe de Mon Oncle (qui se terminait dans un aéroport, décor d’ouverture de son Playtime), le quatrième long métrage de Jacques Tatischeff embrasse une myriade d’idées joyeuses déjà développées dans ses œuvres précédentes, les portant à un point d’incandescence et de perfection que le cinéma français ne connaît qu’une fois par décennie.

Film-miracle, film-somme, film-monde, Playtime porte le sceau de son génial créateur et accompagne certains cinéphiles, sourire béat aux lèvres, tout au long de leur vie de spectateur. Chef-d’œuvre parmi les chefs-d’œuvre, Playtime est un film maudit, au destin singulier. Entamé en 1964, soit six ans après le triomphe international de Mon Oncle, le tournage du film traverse des tempêtes que n’auraient pas reniées les historiens de cinéma friands de naufrages à la Cléopatre... D’une ambition démesurée, ce cinquième film est né après une longue gestation, qui aura notamment vu Jacques Tati abandonner  L’Illusioniste, un scénario semi-autobiographique co-écrit avec Jean-Claude Carrière. Resté dans les tiroirs, ce scénario avorté laisse finalement place à la préparation d’un autre projet qui, de Récréation (premier titre du film), deviendra Playtime. Dans l’incapacité de tourner cette histoire d’Une Grande Ville (titre provisoire parfois évoqué dans les documents du CNC) en décors réels, Tati et son équipe de production se décident à construire un studio d’une superficie hallucinante pour l’époque. Dans la banlieue de Joinville, jouxtant les laboratoires GTC qui viennent de s’équiper en matériel 70mm (format choisi pour le film), l’immense plateau explose littéralement le budget et retarde le tournage de plusieurs mois : entamée en juillet 64, la construction du décor s’achèvera non sans peine en mars 65... Déçu par la colorimétrie des premiers rushes, peu convaincu par les perspectives de certains de ses décors, embarrassé par des conditions météorologiques déplorables, Tati se débat tant bien que mal avec un budget pharaonique et un tournage qu’il continue toutefois, imperturbable, à diriger d’une main de maître. Sur un plateau exténué, le sobriquet de Tatillon ne quittera alors plus le créateur de Playtime.

Le film est une bouleversante leçon de mise en scène et de mise en son. Leçon de vie aussi, de la part d’un quinquagénaire enchanteur et joueur qui ne retrouvera malheureusement jamais ni les moyens de son ambition, ni même l’énergie déployée dans ce film immense. Reste un film, magnifique, et une ode à la vie simple, humaine et oisive. De la pellicule qui embellisse la vie, il n’y avait que Tati pour réussir ce tour de magie. Standing ovation. A vous de jouer désormais, it’s play time...

(Lire la chronique complète)
X.J.

Trafic (1970)

Monsieur Hulot travaille comme dessinateur dans une entreprise de conception de voitures. Il met au point un camping-car équipé des gadgets dernier cri et il est amené à accompagner une représentante de la firme pour une présentation du modèle au Salon Automobile d'Amsterdam. Le trajet ne sera pas, forcément, des plus attendus... Déjà dans Playtime, la ville n'était plus pour Jacques Tati qu'un immense trafic, un monde fléché, dirigiste où l'homme ne semblait plus avoir sa place, simple rouage d'une grande machinerie qui le dépasse. Trafic poursuit cette vision du monde contemporain, simplifiant encore un scénario qui peut se résumer aux difficultés routières rencontrées par Hulot entre Paris et Amsterdam. Cette simplification est une tendance très marquée du cinéma de Tati qui tend vers une forme d'épure. Dans un même temps, le cinéaste peaufine son art du cadre, de la mise en situation, faisant passer son personnage de Hulot - qui lui a valu le succès - du premier à l'arrière-plan. Dans Playtime et Trafic, l'œil se perd dans des plans d'ensemble surchargés d'informations. On les parcourt, réflexe de spectateur, à la recherche de la silhouette devenue familière de Hulot. On fouille le cadre et, ce faisant, on y découvre une foule de choses : on s'attache à une parcelle de l'image - un détail, un visage, un figurant, un objet - et on suit, fasciné, ce petit morceau d'une vaste mosaïque qui nous échappe dans son ensemble. Les gags sont d'une telle discrétion qu'à la première vision on n'en saisit qu'une parcelle. Bien sûr, certaines séquences sautent aux yeux, comme celle du carambolage dantesque et de son agent perdu, ou ces nez trifouillés par des automobilistes qui se croient à l'abri des regards dans leur habitacle confiné. Mais dans l'ensemble, le spectateur est ici invité à faire son chemin dans le film, à trouver lui-même ce qui le fait rire.

Une proposition de cinéma qui rejoint la conviction qu'a Jacques Tati que la société est une source de comique inépuisable. Et ce jeu qu'il propose dans ses films, le cinéaste invite le spectateur à le poursuivre à sa sortie du cinéma. Tati rêve de réaliser des films « démocratiques » et le fait que Hulot se fonde dans la foule et l'image, qu'il perde son statut de héros du film, participe de ce désir. Les autres personnages, les figurants, gagnent en importance tandis que lui s'efface. Tati espérait que d'autres réalisateurs utilisent la silhouette de Hulot, mais seul Truffaut jouera le jeu dans Baisers volés. Cet effacement de Hulot joue aussi un rôle critique, les décors prenant le dessus sur les acteurs, les personnages, sur les hommes. Depuis Mon Oncle, Tati évoque sa crainte de voir la société basculer irrémédiablement dans une ère déshumanisée, mécanique, balisée, consumériste et chronophage. S'il pouvait encore opposer deux mondes dans Mon Oncle - le petit village paisible de Hulot et le quartier résidentiel ultra-moderne - douze années plus tard la France rurale qu'a connue et aimée le cinéaste a été réduite à peau de chagrin. Lorsque dans Trafic on quitte la grande route du progrès pour découvrir qu'il existe encore, préservés, des petits coins tranquilles où vivait François dans Jour de fête, le film paraît bien utopique et rêveur. Mais si dans cette séquence Tati tombe dans une nostalgie que jusqu'ici il savait contourner, il faut avouer que ce détour bucolique, où le cinéaste prend son temps à l'image des villageois qui interrompent leurs ouvrages pour regarder des astronautes à la télé, est un vrai plaisir de cinéma.

Après l'échec de Playtime, Tati a eu énormément de mal à monter ce nouveau projet et a dû faire avec un budget minuscule. Mais à soixante-deux ans, Tati a du métier et il parvient malgré tout à réaliser une œuvre extrêmement soignée et minutieuse. Nombre des amateurs des premiers films ne se retrouvent d'ailleurs plus dans ces dernières réalisations où le cinéaste préfère à la spontanéité des premiers temps une approche plus travaillée et pointilleuse du burlesque (même si ses réalisations "de jeunesse" étaient déjà des modèles de précision). Le ton est également devenu bien plus grinçant; et l'on voit avec Trafic l'étendue du chemin parcouru depuis Jour de fête et sa petite musique bucolique. Il est vrai que certains passages de Trafic ne fonctionnent pas, que certains gags à force d'être peaufinés perdent de leur efficacité. Mais ne boudons pas notre plaisir, Trafic demeure malgré ses imperfections un film à voir et à revoir.

O.B.

Parade (1973)

Après les échecs successifs de Playtime et de Trafic, Jacques Tati doit se tourner vers la télévision (en l'occurrence suédoise) pour réaliser ce qui restera son dernier long métrage. Parade est ainsi le premier film tourné en vidéo pour le grand écran. Tati y suit un cirque de Stockholm avec trois caméras vidéo (les bandes sont ensuite transférées en 16mm en Angleterre, seul pays alors équipé pour ce télécinéma). En maître de cérémonie, il introduit les différents numéros lorsque lui-même ne s'empare pas de la scène. Parade est un film très modeste au regard des précédentes réalisations du cinéaste. C'est un chant d'amour à l'art des saltimbanques et à la scène. C'est au music-hall que Tati a commencé sa carrière et, après avoir essuyé le désamour des critiques et du public, réaliser Parade est à la fois un retour aux sources (le cirque de Jour de fête n'est pas loin) et une façon de faire ses adieux à un cinéma qui, s'il ne l'a pas laissé aigri, ne lui a pas rendu l'amour qu'il lui portait. Si le dispositif est simple, Tati n'en poursuit pas moins sa volonté de « démocratisation » de son art. Celle-ci ne passe plus par l'effacement de son personnage de Hulot ni par son travail sur les plans d'ensemble, mais par la place qu'il donne au spectateur. Dans Parade, le public (qui porte le regard du spectateur) et les acteurs ont des places interchangeables, il n'y a plus cette frontière définie entre ceux qui savent et ceux qui regardent. Ainsi, chaque spectateur peut monter sur scène et faire un numéro. Et s'il s'avère qu'en fait ce sont des artistes aguerris qui montent sur scène, il n'en demeure pas moins qu'il y a aussi des enfants qui ne se privent pas de s'en emparer. Ces enfants, c'est de leur point de vue que Tati filme, le cinéaste souhaitant nous faire partager leur regard naïf et leur ébahissement devant le spectacle des saltimbanques.

Dans cette ode aux forains, tendre et nostalgique, on sent le regard fraternel de Tati et une forme de regret d'avoir quitté ce monde pour le cinéma. On est effectivement émus lorsque Tati monte sur scène, reprenant quarante ans plus tard ses numéros de sportifs qui ont fait sa gloire au music-hall. Un adieu qui nous bouleverse avec le recul, maintenant que nous savons que c'est son dernier film. Il essayera de mettre sur pied Confusion, sans succès, et ne tournera plus que quelques images en 1978 à la demande du Football Club de Bastia qui, montées en 2002 par sa fille Sophie Tatischeff, deviendront son ultime réalisation, Forza Bastia. Parade n'a certes pas la force, la précision des cinq autres longs métrages de Jacques Tati, mais il nous laisse sur un doux sentiment d'euphorie, le sourire aux lèvres. C'est un film modeste, un peu bricolé, bancal et qui, ce faisant, n'écrase jamais les saltimbanques qui en parcourent la scène.

O.B.

Forza bastia (REAL : Sophie Tatischeff, 1978-2002)

Ce court-métrage de Jacques Tati doit son existence à Sophie Tatischeff, fille du réalisateur. Tournées en 78 à la demande du Président du club de football de Bastia, une vingtaine de minutes de rushes croupissaient dans les caves de la Cinémathèque de Corse, jusqu'à ce que Sophie Tatischeff les remonte en 2002 pour en faire le petit film que l'on connaît aujourd'hui, point d'orgue poétique de la carrière du grand cinéaste français. Tati, passionné de foot, a su capter en quelques plans, la douce folie dont l’île de beauté s'était parée en ce printemps 78, qui vit le club de Bastia atteindre la finale de la Coupe d'Europe de Football contre le mythique club d'Eindhoven. Tout en bleu et blanc, le film préfère s'attarder sur d'infimes détails drolatiques, plutôt que de filmer le jeu lui-même. C'est dans ce décalage que se trouve toute la beauté de cet étrange OVNI, ni reportage, ni film de fiction, mais film de Tati, indéniablement.

X.J.

Par Xavier Jamet, Olivier Bitoun et Erick Maurel - le 17 juin 2013