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Interviews

John McTiernan est incontestablement l’un des grands cinéastes américains de genre qui ont pu officier ces trente dernières années. Moins connu que Steven Spielberg ou Martin Scorsese, sans doute moins culte qu’un John Carpenter, McTiernan n’en partage pas moins avec eux un véritable sens du spectacle et une utilisation presque sensitive et très naturelle du langage cinématographique, sans oublier un discours fondamental souvent fort. McTiernan est un cinéaste doté d’un univers. Un univers peuplé de personnages très humains, tellement d’ailleurs qu’ils ne sont ni des patriotes ni des héros surpuissants, mais simplement des hommes, pragmatiques, logiques, et dont le sens du système D le dispute à l’instinct de survie. John McClane, Dutch Schaeffer, Jack Ryan, Thomas Crown, Jack Slater... Autant de personnages de fiction confrontés à la dure réalité de leur statut social ou politique. Une fois dans l’action, ils deviennent des hommes sensés, utilisant leurs failles pour parasiter une systémique appartenant aux nantis, aux "installés". Presque du cinéma prolétaire donc, au moins du cinéma populaire, mettant en avant ce même prolétaire face au système, à l’argent, aux codes. Qu’est donc John McClane, sinon un petit flic qui parasite la dynamique des plus grands, tout en tirant son épingle du jeu parmi les autres héros de fiction ? Le personnage type de l’univers de McTiernan, c’est "une mouche dans le lait, un petit rouage qui grince, un emmerdeur". Tout est là.

Dès lors, on n’a cessé de donner à McTiernan ses lettres de noblesses dans le registre du film d’action. Il différait d’un James Cameron très militariste, allait à l’encontre de ses contemporains en montrant l’arme à feu telle qu’elle est (une machine de mort qui peut faire mal, très très mal) et utilisait les stars du genre en allant à l’encontre de leur image d’Épinal. Si Predator permettait d’observer un Schwarzenegger dans l’un de ses meilleurs rôles (effrayé, sorte d’expert commando face à un problème qu’il ne maîtrise pas), Last Action Hero tirait encore davantage le meilleur de lui en l’obligeant à réfléchir sur son statut d’icône du cinéma d’action. Un monstre de chair et d’os qui découvre qu’il a une âme... Mais laquelle ? Ou de l’art de trouver sa propre voie et d’affirmer sa propre existence en dépit des codes rigides que l’on affiche et qui nous enferment. Last Action Hero, c’est quelque part Six personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello, mais mené sur un mode brutal et musculeux qui, entre des explosions télécommandées, met en scène un héros qui commence à se demander si tout cela a véritablement un sens. Un personnage en quête d’une véritable existence : il y découvrira la douleur, physique mais aussi morale, retrouvant enfin en cela une raison d’exister, redevenant un humain, et délaissant sa morne et très codifiée stature de personnage de fiction. Quant à Thomas Crown, c’est pour Pierce Brosnan l’occasion, entre deux James Bond, de proposer un personnage plus ambigu, voire même légèrement antipathique, sorte de mort en sursis, d’amateur d’art qui vole par pur jeu intellectuel, simplement parce qu’il s’ennuie. Il en ressortira le cœur nourri, avec une nouvelle raison d’exister. Les exemples sont légion dans cette filmographie pourtant connue et reconnue, mais finalement assez mal cernée. Si aujourd’hui tout le monde ressort le vieux terme de la "subversion" pour expliquer son talent (tout cela étant un peu une "tarte à la crème" quand même...), il reste en revanche nécessaire de redire à quel point il utilise le système du cinéma de genre pour non pas en pervertir les codes, mais bien en affirmer les vrais, ceux qui en façonnent les qualités. De la subversion peut-être, mais de l’amour surtout. De l’amour pour son métier, pour son public en qui il a toute confiance et qu’il respecte infiniment.

Dans un paysage hollywoodien à l’heure actuelle trop aseptisé et avec des blockbusters diversement interchangeables, McTiernan manque cruellement. Secoué par une affaire de mise sur écoutes du producteur de Rollerball au début des années 2000, le cinéaste a été obligé de se battre sur le terrain judiciaire, et de prouver sa bonne foi. Reconnu coupable de faux témoignage, McTiernan a perdu toute sa fortune, et surtout son énergie et son temps. Dix années de lutte et un an de prison ferme auront eu raison de son optimisme. McTiernan a payé et paye encore à l’heure actuelle... Il n’a plus fait de cinéma depuis 11 ans et a dû capituler devant un système qui ne pardonne ni la faute ni l’échec, et encore moins le succès. Hollywood a tourné le dos à McTiernan, comme avant lui à John Carpenter, mais pour des raisons différentes.

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Libre depuis quelques mois, McTiernan se voyait, d’un coup d’un seul, consacré par la cinéphilie, heureuse de le retrouver. Les festivals se succédèrent et la France décida de rendre hommage à ce géant du cinéma de genre, "auteurisé", disséqué (pas toujours pour les bonnes raisons, ce qui a le don d’énerver le réalisateur lui-même), peut-être un peu trop mis en valeur... Lui qui n’attendait désormais que de prendre du recul afin de se relever doucement. Après Deauville, la Cinémathèque Française mit un point d’honneur à lui rendre hommage, avec un certain panache et en rendant justice à son œuvre. Diffusant l’ensemble de sa filmographie, de Nomads à Basic en passant par tous ses grands classiques, la Cinémathèque permit de redécouvrir ce réalisateur bien trop sous-estimé par Hollywood, plus apprécié à sa juste valeur en Europe, et plus particulièrement en France. DVDClassik était convié à le rencontrer et à échanger avec lui.

« Je ne suis pas particulièrement cinéphile aujourd'hui. Mais lorsque j'étais adolescent, j'allais tout le temps au cinéma. Ceux qui ont grandi pendant les années 60 et 70 continuent à aller beaucoup plus au cinéma que les autres générations. Quand j'étais adolescent, tous les gens de mon âge voyaient beaucoup de film. C'était une fenêtre sur le monde. Je n'étais vraiment pas un cas particulier : ma génération allait beaucoup au cinéma. »

La chose qui nous a frappé d’emblée, c’est à quel point l’homme nous a semblé fatigué. John McTiernan est devenu beaucoup plus cynique, plus engagé dans son discours sur les USA, infléchissant clairement un virage politique "à gauche", en marge d’un système qu’il fustige comme dominé par le pouvoir et l’argent. Amer sur la justice de son pays, il parle peu de son avenir, même s’il semble encore exister. Il ne se doutait probablement pas que ses films, aux personnages oppressés, meurtris par le système (l’image de John McClane en sang, terminant le film épuisé, a fait date !), préfigureraient son destin de cette manière-là. Le réalisateur avait ainsi l’air d’être l’un de ses propres personnages, nanti d’un humour insolent, ne cachant pourtant pas la pudeur d’une personnalité en souffrance. Les évènements sont allés très vite, McTiernan n’a visiblement pas encore eu le temps de revenir tout à fait parmi nous. Blessé, encore sous le choc de ces dix années d’injustice, l’homme nous a serré la main de façon sympathique, mais sans grande conviction. Toutes ces personnes qui viennent le saluer, tous ces journalistes qui viennent lui parler, le faire parler, l’encourager à continuer sa carrière... Tout cela apparait peut-être un peu trop pour cet homme ravi d’être ovationné, mais qui était encore très seul il y a quelques mois. La sollicitude prompte et sincère de la Cinémathèque a été, semble-t-il pour lui, autant un réconfort qu’une épreuve : celle de la reconnaissance après l’oubli, celle de la victoire après la défaite. Peu de réalisateurs ont vécu ce qu’a vécu John McTiernan, et peu de gens en sont revenus. Or l’homme semble reparti pour de nouveaux horizons, un projet de film entre les mains, un tournage déjà prévu, l’envie de remonter en selle. Son prochain film sera très différent de ses opus précédents, à n’en pas douter. Il faudra désormais compter avec une personnalité changée, politiquement très engagée, sans omettre la frustration de ne pas avoir pu tourner tout ce temps.

McTiernan était déjà venu à la Cinémathèque Française il y a de cela des années. Ceux qui ont pu le voir à l’époque et le revoir aujourd’hui sont unanimes : l’homme a changé. Restent son humanité à fleur de peau, son pragmatisme l’obligeant à refuser les études trop intellectualistes de son œuvre, et sa simplicité. Mais émergent aussi la souffrance, le mutisme, l’envie de ne plus négocier avec le "clinquant". Plus de showman, plus de réalisateur fier de lui, plus de pondération. Mais du chagrin, une franche difficulté à espérer et une attitude désarmante. Lâchons le mot, celui que nous surnommons affectueusement McT à la rédac’ traverse une grande période de dépression. Etait-il trop tôt pour ces honneurs ? De notre côté, on préfère penser que la Cinémathèque a eu raison d’aller dans ce sens et de soutenir le cinéaste. Il ne pouvait espérer mieux pour repartir de l'avant. Ce que fait la Cinémathèque aujourd’hui n’est pas seulement un acte de cinéphilie, c’est aussi un mouvement humaniste envers un homme qui a tout perdu. Une façon de lui taper dans le dos et de lui dire, avec un regard apaisé, que nous sommes là, que nous l’aimons et que nous lui souhaitons le meilleur pour la suite. Une manière enfin d’affirmer une nouvelle fois l’exception française qui, en regard de la rigidité américaine trop économico-centrée de ces quelques vingt dernières années, sait faire preuve d’un heureux apolitisme de circonstance. Il n’a pas fallu grand-chose pour mesurer l’étendue du désarroi de McTiernan concernant l’usine à rêves qui l’a vu artistiquement naître.

« Je ne comprends pas trop l'intérêt de ces films de superhéros. S'ils sont si puissants et invincibles, quel est l'intérêt de les regarder combattre le méchant ? Je pense que c'est lié à l'ego fragile de certains acteurs, qui insistent pour être représentés comme des surhommes. C'est étrange. Et un peu con. »

Pourtant, des surhommes, il a su en faire des hommes à l’écran. Nous penserons surtout à Arnold Schwarzenegger, pourtant prédisposé à jouer les superhéros.

« Je n'ai jamais eu la moindre difficulté avec Arnold. Il aimait ça. C'est un homme très intelligent. Si vous lui donnez la possibilité de faire quelque chose d'intéressant, il le fait volontiers. Il est courageux. Voyez ce qu'il a fait avec Jim Cameron, qui est un type formidable. »

Lui parler du John McClane d’aujourd’hui lui fait éprouver un certain malaise. Il est vrai que Die Hard 5 fait de son héros original un super-patriote sans mesure, sans souffrance physique, et qui déclare la guerre à la Russie. Un non-sens total dont Hollywood ne semble pourtant pas avoir conscience. Oui, aucun doute à avoir là-dessus, McT nous manque. Il dit préférer regarder les séries télévisées actuelles plutôt que des films.

« Vous savez, il se passe des choses terribles sur le plan politique aux Etats-Unis. Ca ressort forcément dans la culture. Regardez la noirceur des séries diffusées sur le câble. C'est très révélateur. C'est comme la peinture française des années 1870 à 1890, qui était si sombre et cruelle. Ca traduisait la prise de contrôle des réactionnaires et de la droite dure sur le pays. Et c'est ce que les artistes décrivent aujourd'hui aux Etats-Unis, avec des séries comme Game of Thrones, House of Cards, Breaking Bad...Tout ça est si désespéré. Cela témoigne d'une époque de grands troubles, où les réactionnaires ont pris le pouvoir. Et c'est parti pour durer un moment. »

Son dernier choc au cinéma remonte à Avatar, et il ne pense plus Hollywood comme un lieu cinématographique d’avenir. Quant à l’affreuse morosité qui étreint l’industrie depuis plus d’une décennie, il l’explique par la guerre et la position de plus en plus intenable des USA : une île au milieu du monde, incapable de repenser son fonctionnement, et s’enfermant dans l’illusion d’une puissance trompeuse et manipulatrice. L’Amérique n’a plus les moyens de penser cela, et pourtant elle digère de plus en plus son centre creux, en vain. Les blockbusters ne disent plus d’elle que son histoire lisse, et les grandes espérances qu’elle projette font figure de propagande archaïque.

« Je trouve que le dernier film de Cameron, Avatar, est formidable. Incroyable. Mais regardez comme la drogue et la guerre sont utilisées aux Etats-Unis pour freiner toute initiative en faveur des plus faibles. Les Républicains bloquent tout ce que veut faire le président. Tout est fait pour que les pauvres soient privés de leurs droits et ne puissent pas voter. C'est une guerre civile lente qui s'est enclenchée il y a 20-25 ans. Depuis 2001, ça s'est accéléré. La droite a pris le contrôle du Congrès en 2010, après avoir anéanti 700 politiciens démocrates locaux entre 2000 et 2008. Certains ont été envoyés en prison. D'autres ont vu leur carrières brisées. C'est passé inaperçu parce que c'était très local. On n’en parle jamais, parce que la presse est totalement contrôlée par la droite. La presse de droite est très largement subventionnée aux Etats-Unis, tandis que les médias exprimant une autre vision politique font faillite les uns après les autres. On fabrique aussi des scandales touchant les proches de Barack Obama pour le coincer. »

Même lorsque nous l’invitons à une sensibilité plus optimiste, moins mélancolique, le cinéaste ne peut retenir ses pensées et livre ses incertitudes et ses peurs.

« J'ai de l'espoir pour mes enfants. Je ne sais vraiment pas ce qui va se passer. Il a fallu tellement de morts dans les tranchées pendant la Première Guerre mondiale pour que les choses évoluent dans votre pays. La vieille garde de droite n'a reculé que lorsque le peuple s'est élevé contre ce massacre. Chez nous, on n'arrête pas de commencer de nouvelles guerres. »

« J'ai étudié l'anthropologie avant le cinéma. Et j'ai été très troublé par une étude sur les chimpanzés, qui sont les grands singes dont nous sommes les plus proches génétiquement. Et tout comme nous, les chimpanzés font la guerre, contrairement aux bonobos. En observant des groupes, on a constaté que des mâles chimpanzés partaient attaquer d'autres singes. Ils en tuent un ou deux, les dépècent et se partagent la viande. Puis ils rejoignent leur groupe et ces mâles en prennent le contrôle. Pendant environ 20 ans, on s'est interrogé sur les motivations de ces expéditions. Est-ce pour éloigner les autres groupes de chimpanzés ? Ou pour avoir accès à plus de viande et de protéines ? Et on a finalement compris que c'était pour une toute autre raison. Il s'agit de former des mâles qui contrôlent la troupe. Le but de la guerre, ce n'est pas de conquérir l'autre mais de contrôler les siens. Vous voyez ce que je veux dire ? Nous sommes peut-être différents, mais je n'en suis pas du tout sûr. »

Peu de cinéma dans ces échanges, beaucoup de réflexions à propos de notre monde. McTiernan nous dit au revoir rapidement et nous laisse songeurs. Un peu tristes aussi. Mais l’on se réjouit de le voir présenter ses films à la Cinémathèque, un peu comme si lui-même pensait pouvoir s’appuyer sur son passé pour relancer son avenir. Car de notre côté, tout ce que l’on espère, c’est que McTiernan refasse un film et revienne. Enfin.

Portrait de John McTiernan à travers ses films

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Un entretien réalisé le vendredi 12 septembre 2014 à la cinémathèque de Bercy. Nous remercions John McTiernan pour sa disponibilité, ainsi que l'équipe de la Cinémathèque Française (en particulier Elodie Dufour et Xavier Jamet) pour avoir rendu possible cette belle rencontre.

Par Julien Léonard & Emmanuel Voisin - le 19 septembre 2014