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Portraits

La PERIODE GEORGIENNE D'Otar Iosseliani

Avant de gagner la France en 1982, où il poursuivra sa carrière, Otar Iosseliani fait un cinéma plein de fraîcheur, respirant la douceur de vivre, et ce malgré le cadre contraignant du communisme. Une atmosphère qui tranche avec son premier film français, Les Favoris de la lune, où les gens courent et grouillent, sous le regard plus que circonspect du réalisateur. Mais déjà on trouve dans Avril, Pastorale, La Chute des feuilles et Il était une fois un merle chanteur, ce recul philosophique face à la frénésie d’une époque, cette volonté de ralentir le temps lorsque tout s’accélère. Dans ses œuvres géorgiennes, le désir de quiétude des personnages est confronté au rythme vorace de la société qu’ils habitent. Chroniqueur des folies de notre temps, son ton se fera plus incisif et noir dans sa période française, le déracinement jouant certainement un grand rôle dans cette vision assombrie de l’humanité.

Dans sa période géorgienne, légèreté et euphorie sont les deux mots qui viennent à l’esprit. On sort comme enivré de ces films, saoulé et revigoré par tant de liberté offerte. C’est que Iosseliani a une tendresse toute particulière pour l’alcool qui délie les langues et rapproche les gens. Il aime rassembler les convives autour d’une table et on ne compte plus les banquets, les repas d’amis, qui parsèment son œuvre. Mais souvent l’euphorie vire à la nostalgie, nostalgie du temps qui passe, nostalgie des choses disparues. Sans peur, sans véritables regrets, juste la simple constatation que le monde change alors qu’on le préférerait immuable. Le passage du temps et le passé revêtent une importance grandissante alors que le cinéaste s’éloigne de son pays natal, qu’une certaine noirceur le gagne. Le passé est vu comme un moment où tout était possible, avant que le monde ne sombre dans le fascisme et le communisme. Mais Iosseliani ne l’idéalise pas, le vit comme un adulte qui pense à ses primes amours, à ses erreurs, avec juste ce qu’il faut de tendresse pour en faire de bons souvenirs. Et le réalisateur de citer la bible : « Pourquoi les jours anciens sont-ils meilleurs que ceux d’aujourd’hui ? », et d’y répondre : « Parce qu’on ne les a pas vécus ». Ainsi, il aime recréer des mondes qui n’ont pas réellement existé, mais plutôt des images reconstituées de ce qui devrait être, comme le Paris réinventé d’Adieu, plancher des vaches ! « Je crois que recréer la réalité signifie que l’on garde dans sa mémoire quelque chose qui a beaucoup d’importance pour soi et que l’on juge nécessaire de le communiquer au spectateur par un dialogue avec lui. »

Ce besoin de recréer le monde naît de son exil, ce qui contraste avec l’aspect souvent documentaire de ses films géorgiens. Mais on sent déjà poindre ce désir de prendre le réel à rebrousse-poil et sous la légèreté, cette tristesse qui va transformer son cinéma quelques années plus tard. C’est que Iosseliani s’accommode mal du communisme et de sa négation de l’individu : « La folie des révolutions, c’est qu’un groupe de gens relativement jeunes décide d’installer la vertu et le bonheur sur terre. Mais, quand on veut rendre les humains justes, bons, libres et généreux, il naît inexorablement le désir de les éliminer tous. » Il est toujours du côté des clochards, des vagabonds, des voleurs et des brigands. Il n’aime pas l’ordre établi et valorise tous ceux qui s’y opposent. Bien entendu la critique est moins radicale, moins ouverte, dans ses films géorgiens, mais malgré le poids des autorités, jamais il n’abandonne son amour de l’homme au profit de la valorisation du système.

Mais cette sourde mélancolie, cette critique voilée, sont portées par un souffle aérien donné par la précision d’écriture du réalisateur. Ce n’est qu’après plusieurs visions que l’on se rend compte de la finesse d’une construction qui donne aux films cette incroyable sensation de liberté et de légèreté. On peut être de prime abord dérouté par l’absence d’histoire forte, mais comme le souligne Gérard Brach (scénariste des Favoris de la lune) : « Les histoires d’Iosseliani sont presque des non-histoires, c’est du temps qui passe avec des péripéties qui sont toutes passionnantes. » Si d’Avril à Il était une fois un merle chanteur, en passant par La Chute des feuilles, le récit repose sur une fable qui accompagne le spectateur doucement dans l’univers du cinéaste, dès Pastorale la tendance à se faire croiser de multiples mini-fictions prédomine. Cette liberté narrative va se renforcer dans ses films de l’exil, où Iosseliani passe du coq à l’âne dans ce qui semble être un joyeux foutoir, fait se télescoper les époques et les lieux, multiplie les personnages loufoques et hauts en couleur, comme dans Lundi matin où l’on croise un facteur tout droit sorti de Jour de fête, un travelo dame pipi, une Gitane et son crocodile...

Pour tous ceux qui aiment être déroutés, le cinéma d’Otar Iosseliani est un Eldorado. Il faut se laisser aller, ne surtout pas y chercher de psychologie, juste éprouver pleinement le plaisir d’être constamment surpris par des films où tout est possible, où rien n’est interdit. Et ce coffret contenant ses premières œuvres est une entrée fantastique dans un univers si personnel et si riche.

Par Olivier Bitoun - le 12 octobre 2005