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Portraits

portrait de jacques feyder à travers ses films

Jacques Feyder (1885-1948), maître du cinéma français, est paradoxalement né Belge et mort en Suisse... Quand on connait son parcours, c’est en réalité typique de cet artiste doué, exigeant, malchanceux, et... nomade. C’est semble-t-il afin de réussir à se lancer dans une carrière théâtrale que le jeune Jacques Frederix a quitté son pays natal et rejoint Paris, tant son choix des planches était fort mal vécu par une famille assez traditionaliste qui le voyait plutôt s’illustrer en tant qu’officier. Pour cette raison, l’aspirant acteur choisira aussi un pseudonyme. C’est pourtant dans le cinéma qu’il va percer réellement, en arrivant à la Gaumont où il devient en 1912 l’assistant du réalisateur et scénariste Gaston Ravel. Lorsque ce dernier tombe malade en 1915 sur le plateau d’un de ses films, on lui offre l’opportunité de le remplacer et Feyder devient tout naturellement réalisateur à plein temps pour la firme à la marguerite. Il étonne avec son premier projet personnel, Tête de femmes, femmes de tête, mais sans pour autant convaincre : bien qu’il aspire à plus d'ambition, Feyder est un réalisateur à tout faire pour Gaumont et on lui donne tout à tourner, et parfois même n’importe quoi comme des parodies de serial tel Le Pied qui étreint.

Et pourtant, en 1921, Feyder devient un indépendant comblé : il a réussi un coup fumant en portant à l’écran le roman à succès de Pierre Benoît, L’Atlantide. Ce film long et mélodramatique à souhait lui permet enfin d’affirmer son savoir-faire pour utiliser des décors naturels spectaculaires ou dramatiques. C’est le début d’une décennie partagée entre succès et échecs commerciaux, mais qui reste sans doute la plus belle période de toute sa carrière. Il acquiert un prestige tel qu’un voyage vers Hollywood lui est proposé, ce qu’il accepte lorsque l’insuccès et le scandale des Nouveaux messieurs en 1928 lui donnent envie de mettre de la distance entre le cinéma français et lui. Malgré une première réussite (tout un symbole, il s'agit du dernier film muet de la firme, The Kiss), son passage à la MGM ne sera pourtant qu’une déception de plus. Il va essentiellement diriger des films de série B, notamment avec un Ramon Novarro alors en perte de vitesse, ou des versions françaises (Le Spectre vert) ou Allemandes (Anna Christie) de films américains.

Déçu et lassé de travailler uniquement en studio, loin des grands espaces, il rentre en Europe où il tourne des films qui seront des précurseurs de ce qu’on appellera le "réalisme poétique' : Le Grand jeu, Pension Mimosas, Les Gens du voyage... Feyder tourne aussi un film retentissant et spectaculaire, La Kermesse héroïque, réjouissant mais qui fait aussi polémique car il est - comme du reste Les Gens du voyage - tourné en Allemagne. Mais Feyder le nomade, qui n’a pas d’attaches en France, tourne aussi un film pour Alexander Korda avec Robert Donat et Marlene Dietrich, et achève durant la guerre sa carrière de réalisateur sur un film (alléchant mais fort rare) tourné en Suisse : Une femme disparait. Il tente de revenir au premier plan du cinéma français à la toute fin de sa vie, épaulé comme en toutes circonstances par son épouse Françoise Rosay (qui a d’ailleurs parfois été sa remplaçante sur les plateaux comme pour l’admirable film Visages d’enfants, lui aussi tourné en Suisse), et signe la "direction artistique de Macadam, de Marcel Blistène - en fait la supervision de ce film noir qui renvoie directement par son pessimisme à son univers. Santé fragile, moral miné par tous ces échecs consécutifs : Jacques Feyder meurt à quarante-huit ans, sans avoir pu reprendre ses activités de metteur en scène.

Le film que la postérité retient de Feyder est généralement La Kermesse héroïque ; il est vrai que son humour mordant, sa belle santé parfois coquine et sa galerie de grands noms du cinéma français sont fédérateurs. Visages d’enfants, redécouvert tardivement, semble dominer la période muette. Pourtant, la critique contemporaine des films de Feyder nous amènerait volontiers à croire que le meilleur film du cinéaste aurait été ce Thérèse Raquin tourné à Berlin en 1927, une collaboration entre Albatros Films et la firme UFA. Le film est remarqué comme une grande date du cinéma européen, une réussite notée par tous... mais c'est un film perdu, symbole ironique du talent oublié d’un des meilleurs réalisateurs des années 20 et 30, d’un homme qui a su s’inventer un style, qui a su faire bouger les lignes et abolir les frontières entre un cinéma d’artistes et un cinéma plus commercial. Un réalisateur qui ne parvenait pas à se trouver un "chez lui", éternel apatride dont les personnages des films étaient eux aussi, le plus souvent, engagés dans une noire fuite en avant.

Des pieds et des mains  (co-real gaston revel,1916)

Feyder n'était qu'assistant de Ravel lorsque ce curieux film a été mis en chantier, mais c'est lui qui l'a terminé sans pour autant en être crédité. C'est une expérience, plutôt réussie, les acteurs n'étant présents à l'écran que par leurs mains et leurs jambes, leurs visages n'étant dévoilés qu'à la toute fin du film. L'histoire raconte la cour empressée qu'un homme (André Roanne) fait à une femme (Kitty Hott) dont il est éperdument amoureux. Un épisode montre le sauvetage de la jeune femme alors qu'un "apache" (comme on disait alors à Paris) s'est introduit chez elle pour lui voler ses bijoux. L'utilisation des mains et des jambes oblige le film a développer un sens du geste parfait, les acteurs s'en sortant plutôt bien dans cet exercice. Feyder va tourner par la suite un film reposant sur le principe contraire : Têtes de femmes, femmes de tête.

Têtes de femmes, femmes de tête (1916)

Lorsqu'une femme trompée (Kitty Hott) se plaint auprès de sa sœur (Suzanne Delvé), cette dernière imagine un stratagème pour faire revenir le mari (André Roanne) dans le droit chemin et ce malgré l’attraction particulièrement forte que la princesse Orazzi (Georgette Faraboni) exerce sur lui...

Ce film de trois bobines d’une ambition rare est annonciateur d’une volonté de faire évoluer le cinéma hors des sentiers battus et hors des canons de la Gaumont, la compagnie productrice. Feyder tourne le film d’après un scénario de comédie boulevardière assez classique signé par Gaston Ravel et utilise délibérément des plans rapprochés et des gros plans. Il en résulte une comédie qui s’attache aux personnages, les découvrant incidemment dans leur environnement. Le titre est une allusion au fait que les personnages ne sont jamais vus en pied, justement, contrairement à l’usage classique des plans généraux à des fins d’exposition. Le recours à des miroirs, à des caches (un paravent derrière lequel Roanne subit une consultation médicale, seule sa tête dépasse), à la vue subjective d’une loge de théâtre vue à travers les jumelles de l’héroïne : tout concourt à isoler les têtes des protagonistes dans le champ afin d’offrir une série de variations sur le titre. Mais surtout les acteurs ainsi approchés, enserrés dans un cadre qui limite leur action, trouvent une subtilité de jeu très rafraîchissante. Dommage que l'on n’ait pas laissé Jacques Feyder réaliser beaucoup d’autres expériences dans ce genre à la Gaumont...

Un conseil d’ami (1916)

Un violoniste virtuose se plaint auprès d’un ami de son incapacité à s’ouvrir aux autres, et en particulier d’être un empoté auprès des femmes. Il fait la rencontre d’une jeune Américaine dont il tombe instantanément amoureux et, sous le conseil de son ami, décide de se faire sportif. Cela ne va pas aller comme il l'entendait...

C'est toujours sous contrat avec Gaumont que Feyder réalise (et écrit) ce petit film, une comédie légère qui se double d’une intrigue sentimentale. C’est assez subtil, bien réalisé, très différent de ce que propose alors Feuillade mais aussi l’autre grand nom du cinéma Français, Léonce Perret, alors en grâce chez Gaumont. Alors que Feyder était souvent amené à réaliser des films qu’il n’avait pas envie de faire, ce court métrage interprété avec justesse montre assez bien quelles pouvaient être ses ambitions. En placant ses personnages dans un environnement bourgeois hérité de la Belle Epoque et en décrivant les activités citadines (sorties mondaines, sports...), Feyder devait sans doute sembler fort moderne pour l'époque.

Biscot se trompe d’étage (1916)

Un homme saoul en rentrant chez lui prénètre dans tous les appartements de son immeuble, étage après étage...

Si l'on veut comprendre l'agacement de Feyder alors qu'il est sous contrat chez Gaumont, il suffit de voir ce petit film burlesque qui, malgré ses quinze minutes, semble durer une éternité. On remarque le coté adulte - voire salace - du scénario, qui nous offre d’assister au couché d'une jeune mariée avec moult détails. Clairement, Jacques Feyder avait sûrement bien mieux à faire que ce genre de pochade...

L’Atlantide (1921)

Le lieutenant Saint-Avit (George Melchior), retrouvé inconscient dans le Sahara, raconte à son ami le lieutenant Ferrières (René Lorsay) l’incroyable aventure qu’il a vécue. Une expédition dans le désert aux côtés du Capitaine Morhange (Jean Angelo) l’a mené jusqu’au Hoggar où il s’est retrouvé prisonnier d’Antinea (Stacia Napierkowska), la mystérieuse reine de l’Atlantide, cité aujourd'hui perdue au confins du désert. Saint-Avit est immédiatement tombé amoureux d’Antinéa mais celle-ci lui préférait Morhange qui, ayant fait vœu de chasteté, lui opposa une telle indifférence qu'il finit par provoquer la folie meurtrière de la reine... Pendant ce temps, pour tromper son ennui, Saint-Avit devint ami avec Tanit-Zerga (Marie-Louise Iribe), l’esclave d'’Antinéa...

Le roman de Pierre Benoît fait sensation à sa publication en 1920, si bien que Jacques Feyder prend tout de suite une option sur son adaptation cinématographique. Afin de donner au film toute sa mesure, il prend une décision radicale : tourner le film sur les lieux mêmes de l’action, au Sahara. Il en résulte une authenticité frappante qui ne masque cependant pas les gros défauts du film, notamment sa longueur avec une demi-heure d’exposition qui ne se justifie en rien. Mais passé ce tunnel, dès que l’expédition de Saint-Avit et Morhange est lancée, l’intérêt monte. Il faut attendre quatre-vingt minutes avant de rencontrer Antinéa, ce qui permet à Feyder de faire monter le suspense. La partie située dans les ruines de l’Atlantide, avec ses grottes et souterrains qui servent de demeure à Antinéa, fait ainsi partie des meilleurs moments du film. Mais le plus rédhibitoire des défauts de L'Atlantide provient du choix de Stacia Napierkowska. Il est vrai que la reine n’a pas grand-chose à faire d’autre que de rester assise, lascive, sur des coussins, mais le jeu de l'actrice est malgré cela si excessif que l'on peine à croire que cette femme soit si envoûtante et mystérieuse. La petite histoire raconte que l'actrice a en prime grossi de façon assez importante entre la signature de son contrat et le tournage, ce qui n'est pas sans poser quelques problèmes quant à la garde-robe qui lui avait été constituée...

Avec ses 163 minutes (dans sa version actuelle, mais on parle d’une version initiale qui aurait totalisé 190 minutes), le film est donc très long et souffre d’un déficit d’aventures malgré ses péripéties sentimentales. Ce rectangle amoureux - dans lequel Tanit-Zerga aime Saint-Avit, qui aime Antinéa, qui aime Morhange, qui a fait don de sa personne à la religion - est en effet un vrai roman-feuilleton.... Pourtant, le film a ses beautés, la principale étant ces images de désert, superbes et authentiques, que Feyder a magnifiquement su mettre en valeur grâce à un redoutable sens du rythme, du montage et de la composition. On retiendra également Marie-Louise Iribe qui interprète le rôle tragique de la servante Tanit-Zerga avec un réel talent, débutant presque comme un personnage de comédie avant de révéler une profondeur troublante.

On est bien avec L'Atlantide dans l’univers de Jacques Feyder : un environnement parfaitement défini, un personnage qui se lance dans une fuite en avant mortelle, des images envoûtantes (ici le désert), la mise en situation réelle des acteurs (le tournage au Sahara)... L’Atlantide est bien plus qu’un gros film à succès adapté d’un mauvais livre : il est, malgré ses défauts, un film important dans la carrière de Feyder. Grand succès public, il lui permettra en outre de se faire définitivement un nom dans le paysage du cinéma français des années 20.

Crainquebille (Jacques Feyder, 1922)

A Paris, Jérôme Crainquebille (Maurice de Féraudy) est un vieux marchand de quatre saisons aux journées bien réglées : il se rend aux Halles, fait le plein puis, avec sa carriole remplie de légumes, arpente les rues commerçantes. Ses principales clients sont les boutiquières de son quartier. Un jour, alors qu’il attend en pleine rue, au milieu d’un attroupement, la monnaie d’une chausseuse qui l’a oublié, il murmure une phrase mal comprise par l’agent de police qui se trouve à côté de lui : le pandore a en effet entendu le vieil homme dire « Mort aux vaches » et l’arrête pour insulte à officier. Crainquebille, qui ne comprend pas ce qui lui arrive, se retrouve en prison, la machine de la justice ne lui laissant pas le loisir de prouver son innocence. Si la prison lui est relativement douce, c’est le retour sur les pavés de Paris qui s'avère impitoyable...

Adapté d’une nouvelle d’Anatole France, Crainquebille succède de manière assez inattendue à L’Atlantide. Mais Jacques Feyder, s’il change d’environnement de façon assez spectaculaire, ne modifie en rien sa méthode : il installe son intrigue dans les lieux mêmes de l’action et se plait à tourner dans les rues de Paris, y trouvant matière à mêler vues documentaires et création avec un bonheur constant. Il divise son film en trois parties, laissant les intertitres - qui se réfèrent souvent à Anatole France lui-même - conduire la narration. La première partie (qui ne sombre jamais dans le manichéisme bien qu’elle nous présente quelques-uns des "méchants" du récit) comporte un prologue qui nous montre les protagonistes de l’histoire dans leur vie de tous les jours : l’avocat saisi dans une voiture en costume de soirée, au bras de deux femmes alors qu’il rentre d’une virée nocturne au petit matin ; Madame Laure, une cliente de Crainquebille, qui voit sa matinée marquée par la visite de ses parents ou encore « la Souris », un gamin des rues (Jean Forest) qui, s'il ne participera pas au drame de Crainquebille, le croisera lorsque le marchand de quatre saisons interviendra pour empêcher le jeune garçon de subir la méchanceté d’autres enfants. Toutes ces scènes sont remarquables par leur réalisme mais Feyder n’oublie jamais de composer ses plans, ni de penser en termes de fiction cinématographique. Le montage est nerveux, aussi vif que cette vie parisienne fourmillante, et le découpage parfait, la fin de la première bobine permettant enfin l’introduction du principal protagoniste dans un univers parisien désormais parfaitement défini et rendu familier pour le spectateur. On fait alors la connaissance de ce héros complexe, joué avec une justesse rare par Maurice de Féraudy, un acteur sexagénaire mais qui a su se vieillir davantage pour les besoins du rôle et qui se révèle absolument parfait.

La deuxième partie voit les rouages de la justice se mettrent en branle et l’incompréhension de Crainquebille allant grandissante, lui qui reconnait que si « ces messieurs savent bien parler », ils parlent trop vite pour qu’il puisse comprendre ce qui lui arrive ! Ainsi, lors de son arrestation puis lors de son procès, c’est sans rien saisir que le vieil homme subit les foudres de la justice. Se démarquant du réalisme quasi documentaire de la première partie, ce deuxième acte se déroule principalement en intérieur, au Palais de Justice. Mais on y voit aussi quelques scènes tournées à l’hôpital lorsque l’unique témoin de la défense, un médecin très en vue, reçoit sa convocation pour se rendre au tribunal. Là encore, le personnage est saisi en plein travail, dans son quotidien. La scène du procès, vue par les yeux de Crainquebille, est riche en truquages, l’intention de Feyder étant de nous montrer la façon dont le vieil homme ressent confusément l’injustice de son aventure : l’agent qui l’a arrêté est donc montré, immense, en raison de l’importance disproportionnée de son témoignage par rapport à l’affaire tandis que le médecin, timide, est quant à lui rendu tout petit, écrasé par la justice. Cette séquence, riche en trouvailles visuelles, n’utilise jamais les truquages pour autre chose que pour faire passer le point de vue de Crainquebille, à l'exception d'un cauchemar en négatif (les juges et les avocats en robes blanches et avec un maquillage noir) fait par le pauvre médecin qui a témoigné mais sans convaincre la justice... Un message satirique à l’effet comique certain !

La fin du film, après des scènes de procès qui virent parfois à la comédie franche, devient plus sombre. Les gens qui ont côtoyé Crainquebille avant son accident lui reprochent ses quinze jours de prison, si bien que notre héros finit par devenir alcoolique, se met dans l'idée de retourner en prison et, après une tentative ratée d'outrage à agent, se jette dans la Seine. Heureusement, La Souris passe par là et le sauve. La scène finale montre comment un gamin des rues et un vieil homme en bout de course s’allient. Féraudy et Forest ne jouent ensemble que cinq minutes, mais elles sont bouleversantes, inoubliables. Griffith a dit tout le bien qu’il pensait de ce long métrage de Feyder et l'on ne peut que lui donner raison. Parfaite synthèse entre un style documentaire et une vision artistique jamais encombrée des prétentions lourdes de l’avant-garde contemporaine, Crainquebille est l’un des plus beaux films français muets et le premier authentique chef-d’œuvre de son auteur. Feyder se souviendra pour son film suivant du naturel du petit Jean Forest, qui comme on dit, « crève l’écran. »

Visages d'enfants  (1923)

Dans un canton Suisse, Jean (Jean Forest) a perdu sa maman et a d'autant plus de mal à faire son deuil qu'il ressent le remariage de son père (Victor Vina) comme un abandon, une trahison envers la chère disparue. Il va donc presque naturellement se réfugier dans une posture de défi à l'égard des deux nouvelles venues : Jeanne, la nouvelle épouse, mais surtout Arlette, sa fille, qu'il va jusqu'à haïr...

Visages d'enfants est un film apatride, réalisé par une équipe française venue en Suisse à la demande de producteurs de Lausanne. Ce film, qui est assurément le chef-d'oeuvre de Feyder, est le seul de sa période muette dont il soit aussi le scénariste. Il parvient à tourner un film sur l'enfance sans jamais sombrer dans la facilité, le sucre ou l'excès de pathos, portant un regard juste et émouvant sur les recoins sombres d'une enfance soudainement marquée par l'horreur du deuil. Point de vision pittoresque de l'enfance ici, mais de la cruauté : cruauté du sort qui prive Jean de sa mère, mais aussi intransigeance de l'enfant qui refuse la nouvelle épouse de son père. Sur ce canevas, Feyder fait dire à ses interprètes, petits et grands, la douleur et la jalousie, le désespoir et l'injustice, se refusant systématiquement le confort du manichéisme : pas de marâtre à la Folcoche, mais une belle-mère attendrissante ; pas de héros à la Dickens, mais un jeune garçon en révolte qui en refusant les nouvelles venues va jusqu'à mettre en danger la vie de sa demi-soeur. Dans le rôle principal, Jean Forest est magistral, le petit Parisien parvenant à s'adapter à la merveilleuse nature suisse et à conserver son talent naturel. Il était déjà le garçon qui accompagnait Crainquebille, on le retrouvera très vite dans Gribiche.

Le thème cher à Feyder du choix de son destin prend ici une tournure particulièrement dramatique avec cet enfant qui se place de lui-même en lutte contre toute sa famille afin de laisser éclater sa colère et sa tristesse. Comme Saint-Avit dans L'Atlantide, Jose dans Carmen, l'enfant a choisi son destin et aurait peut-être pu l'assumer jusqu'au bout, jusqu'à la mort, afin de ne pas avoir tort. Si le film, bien que mélodramatique, se termine bien c'est parce que c'est l'ordre des choses. Feyder, qui a ancré ses personnages dans un paysage montagnard où la neige rythme le passage immuable des saisons, a su nous montrer le passage d'une tempête sous le crâne d'un enfant qui pourra désormais grandir mieux et plus fort. Ce souci de mettre en relation les personnages et le décor est une des marques du cinéaste : mise en relation du drame de Saint-Avit et du Sahara (L'Atlantide), de Dom José et de l'Andalousie (Carmen), de Crainquebille et des marchés parisiens... jusqu'aux bourgeois inquiets de La Kermesse héroïque qui évoluent dans un village flamand plus vrai que nature. La photo de Léonce-Henri Burel, qui avait accompagné Jacques Feyder déjà dans les expériences formelles audacieuses de Crainquebille, retrouve ici un style lyrique plus classique en mettant en valeur la magnifique nature des Alpes. Au-delà de ce travail de composition splendide, on trouve peu d'audaces formelles mais un point de vue qui épouse systématiquement celui des enfants et qui se révèle d'une rare justesse.

Gribiche (1925)

Gribiche, c’est le surnom d'Antoine Belot (Jean Forest). Il sent que sa mère, une jeune veuve de guerre (Cécile Guyon), se sacrifie pour lui. Lorsque Madame Maranet (Françoise Rosay), une dame riche à laquelle il a rendu un petit service (il lui a rendu le porte-monnaie rempli qu’elle avait par mégarde laissé tomber dans un magasin), arrive chez eux et demande à s’occuper de l’éducation du jeune garçon, ce denier accepte bien qu’il lui en coûte, tout comme à sa mère. Tandis qu'il découvre la vie des riches gens, sa mère se marie avec Philippe (Rolla Norman). Le temps passe et Gribiche découvre qu’on ne change pas du jour au lendemain...

Jamais deux sans trois. Pour la dernière fois, Jacques Feyder dirige Jean Forest et une fois de plus le jeune acteur se révèle excellent. Le film est une commande d'Alexandre Kamenka de la compagnie Albatros, qui voyant fuir ses metteurs en scène vers d’autres studios attire à lui des réalisateurs de renom, comme Marcel L’Herbier, Jean Epstein ou donc Feyder. Ce dernier était dans une position délicate suite aux échecs de L’Image (sorti en octobre 1923) et de Visages d’enfants (tourné avant L'Image mais sorti seulement en janvier 1925) et il accepte de tourner cette adaptation d’une nouvelle de Frédéric Boutet, Si Gribiche possède tous les ingrédients d’un mélodrame tire-larmes et est construit de telle manière à aller vers une conclusion toute en émotion, Feyder a su éviter de tomber dans les pièges du misérabilisme. Il fait même mieux encore en parodiant les mélodrames du cinéma français à travers un gag récurrent : à tous les gens qui lui demandent comment elle a rencontré son "filleul", Madame Maranet sort une histoire qui met en valeur la différence sociale entre eux, mais en l’embellissant à chaque fois. Ainsi, de version en version, les acteurs exagèrent à dessein leur jeu et les décors, les maquillages et les costumes semblent bientôt tout droit sortis des Misérables ! On se rappelle alors que Feyder, au début de sa carrière, a réalisé quelques parodies pour le compte de la Gaumont, dont Le Pied qui étreint, un pastiche du serial criminel La Main qui étreint.

En fait, le film louche souvent du côté de la comédie, Feyder s’amusant beaucoup avec les différences entre le luxe de la maison Maranet et la pauvreté de la maison Belot. Antoine s’émerveille, s’amuse, enfin se joue du luxe parfois indécent dans lequel il vit désormais. Jamais le metteur en scène ne tombe dans le piège du déterminisme social. Lorsqu'à la fin les Belot se retrouvent ensemble, aucune rancune ne viendra ternir la fin de cette expérience malheureuse. L’étude de mœurs débouche au contraire sur une cohabitation harmonieuse des deux "mères". On sent bien de toute façon que Feyder a gardé sa sympathie pour la mère naturelle de Gribiche, jouée avec une grande sensibilité par Cécile Guyon qui interprète avec conviction le rôle de la mère courage, tout en exprimant de façon claire au début du film la frustration de ne pas pouvoir aller plus loin dans sa relation avec Philippe Gavary. On ne peut pas passer sous silence la prestation superbe de Françoise Rosay qui jusqu'ici a essentiellement fait des apparitions, surtout dans les films de son mari (Têtes de femmes, femme de tête, mais aussi dans Crainquebille où elle joue la main du destin). Ici, elle endosse avec aisance le rôle délicat d’une femme riche qui décide de remodeler le monde à son image, évitant tous les pièges et clichés. Si l'on ajoute le talent de conteur du cinéaste, l’excellence des techniciens (les deux Maurice, Forster et Desfassiaux, se partagent la cinématographie et Lazare Meerson s’occupe des décors, superbes), on comprendra que ce film, même si c’est une halte mineure dans la carrière de Jacques Feyder, reste un enchantement.

LIre la chronique de Christine Leteux

Carmen (1926)

Parce qu'il a tué un homme par accident, Don José (Louis Lerch) est contraint de fuir son village natal de Navarre. Il s’engage dans l’armée et fait partie d’une troupe de soldats qui arrivent à Séville, où sévissent des contrebandiers. Ces dernier sont menés par Garcia, dit Le Borgne (Gaston Modot) et sa compagne Carmen (Raquel Meller) dont Don José va tomber amoureux... pour son malheur car il ne tardera pas à tuer de nouveau et à devenir, lui aussi, un bandit...

Carmen, la nouvelle de Prosper Mérimée, a fourni au cinéma muet de la matière ; rien que l’année 1915 a vu sortir trois films, et non des moindres : un DeMille avec la cantatrice Geraldine Farrar, un film de Raoul Walsh pour la Fox avec Theda Bara (aujourd’hui perdu, comme la plupart des films de l’actrice) et un pastiche tourné par Chaplin pour la Essanay. En 1918, Lubitsch tourne sa version avec Pola Negri, et en 1926 c'est au tour de Feyder de s'y mettre sur une commande d'Albatros. Le but poursuivi par le studio, assez clairement, est de mettre en valeur l’actrice Raquel Meller, mais ce n’est pas à proprement parler un choix des plus judicieux, d'autant qu'il semblerait que l’actrice ne se soit pas entendu avec son metteur en scène.

Celui-ci était pourtant dans son élément avec ce drame jamais édulcoré. Dès le départ, en filmant un prologue d’une dizaine de minutes qui nous montre la fuite de Don José, il installe l’idée d’une fuite à jamais, d’un éloignement inéluctable du bonheur, notamment avec la très belle scène d’adieux du jeune homme à sa mère. Comme dans L’Atlantide et Visages d’enfants, Feyder a choisi de tourner son film sur les lieux mêmes de l’action et l’Espagne aride et sèche du film sied parfaitement au drame qui vire - comme dans L’Atlantide - à l’obsession de José pour Carmen. Le problème, c'est que celle-ci manque cruellement de substance, étant tout au plus une héroïne vaguement endimanchée en gitane. Sa motivation principale, au-delà d’une affection pour José, est de suivre son destin tel que les cartes ou toute autre pratique superstitieuse le lui indiquent. Privé de sa principale attraction, le drame de Mérimée s’affadit, pour ne plus être qu’un superbe album d’images : le décoratif l’emporte.

Bien sûr, les acteurs ne sont pas mauvais, loin de là : Gaston Modot, en Garcia, incarne un Gitan autrement plus flamboyant que Meller ; et Lerch se révèle lui aussi très convaincant. Feyder lui a donné par trois fois des affrontements à l’arme blanche qui nous montrent son évolution, depuis une bagarre qui tourne mal jusqu’à un affrontement inéluctable entre José et le Borgne pour les beaux yeux de Carmen. Dommage qu'il n’ait pu faire ce qu’il voulait de son actrice principale...

Les nouveaux messieurs (1928)

Sous la Troisième République, Suzanne (Gaby Morlay) est une danseuse médiocre, entretenue par le comte de Montoire-Grandpré (Henry Roussel), un député installé d'une coalition de droite qui détient la majorité. Celui-ci lui promet bien sûr monts et merveilles, à commencer par un peu de piston. Elle rencontre un électricien de l'opéra, un syndicaliste de surcroît, Jacques Gaillac (Albert Préjean). Ils flirtent et elle finit par tromper Montoire avec lui. Lors des élections, le populaire Gaillac est élu député, puis devient ministre. Suzanne tente de jouer sur les deux tableaux, mais le comte n'a pas dit son dernier mot...

Au sein d'une oeuvre protéiforme, plombée par la légende d'un film disparu - le Thérèse Raquin de 1927 dont tous les historiens nous disent qu'il fut sans doute son chef- d'oeuvre - ce film brille d'un éclat particulier. C’est d’ailleurs grâce au succès indéniable de son adaptation d’Emile Zola que Feyder a pu réaliser ce nouveau film. Comédie politique doublée d'une allégorie subtilement symbolique, Les Nouveaux messieurs est aussi un brin sentimental, cousin en cela des films du gentil mais talentueux René Clair à la même époque, cinéaste également produit par la société Albatros. On pense en particulier aux Deux timides, mais aussi et surtout au Chapeau de paille d'Italie dans lequel Clair abandonnait sa tendance à l'onirisme un peu bouffon pour tenter un burlesque réaliste et social. Les Nouveaux messieurs emprunte d'ailleurs à ce film son acteur principal, Albert Préjean, excellent comme le sont également Henri Roussel, parfait en député conservateur hautain et manipulateur, et Gaby Morlay qui jouait dans la pièce avant d’être invitée à reprendre son rôle à l’écran.

Le film se garde de pousser la satire politique jusqu'au grotesque, sauf dans une scène de rêve qui reste la séquence la plus célèbre du film (on y voit des députés imaginés en ballerines par un vieux politicien assoupi) et qui renvoie au style d’effet déjà utilisé par Feyder dans Crainquebille. Le film, mutilé par la censure, a été reconstitué aujourd’hui mais des séquences manquent restent manquantes, comme l'épilogue situé après la conclusion de l’histoire d’amour entre Suzanne et Jacques. On pouvait y voir l’homme politique de droite accompagner son ennemi de gauche à la gare, où il prenait le train pour obtenir une place diplomatique en or, une séquence manquante qui aurait fait se conclure le film sur l'aspect politique. Pièce gentiment populaire, Les Nouveaux messieurs n'aurait pas dû faire de vagues, proposant après tout une satire de bon aloi. Le propos de Feyder n'est que d'observer la vie politique de l'intérieur, en substituant à l’amour de la République l'amour d'une seule et même femme. Suzanne devient la motivation des deux hommes, qui est pour Gaillac de devenir député et pour Montoire de renverser le gouvernement dont fait partie son rival. Suzanne, sans cesse hésitante, symbolise une Troisième République instable qui tend à se réfugier dans le giron de la droite par sécurité. Pour ce qui est des petits travers et des petites combines politiques, ils sont évoqués avec prudence, depuis l'entrevue entre adversaires qui cherchent des passe-droits et du favoritisme, à la tentation d'écarter un rival dangereux en l'exilant dans une lointaine ambassade. Pourquoi alors le film a-t-il été censuré ? La raison officielle est toute simple : "Atteinte à la dignité du Parlement". La faute à un gouvernement (des gouvernements faudrait-il dire tant ils se succèdent alors rapidement) englué dans le conservatisme et qui souhaite sans doute cantonner le cinéma à un rôle d'amusement public. Pour la même raison, L'Age d'or aura à subir lui aussi la censure.

Si Feyder est loin ici de la chronique sublime de l'enfance (Visages d'enfants) ou de la peinture d'une obsession meurtrière (L'Atlantide, Carmen), il n'en reste pas moins que ce film, impeccable par son interprétation comme par son montage, montre que le cinéma français à l'époque de la compagnie Albatros possédait un savoir-faire impressionnant et des metteurs en scène capables de proposer des films différents et ambitieux dans le cadre du cinéma commercial, à l'instar des productions américaines. L'Amérique que Jacques Feyder, dégouté par l'accueil réservé à son film, allait alors rejoindre...

LIre la chronique de Christine Leteux

The Kiss (1929)

A Lyon, Irène Guarry (Greta Garbo) est mariée à un riche homme d’affaires, Charles (Anders Randolf). Elle ne l’aime pas et rencontre régulièrement son amant, André Dubail (Conrad Nagel). Celui-ci souhaite que la jeune femme quitte son mari, ce à quoi elle se refuse car elle sait que jamais son époux n’acceptera le divorce. Ils conviennent de cesser de se voir. Irène rencontre parfois un jeune homme, Pierre Lassalle (Lew Ayres), clairement amoureux d’elle. Elle le laisse gentiment flirter, sans savoir que leurs rencontres sont épiées par un détective payé par Charles. Un soir, Pierre se rend au domicile d’Irène et devient entreprenant. Charles intervient et attaque le jeune homme. En continuant à se battre, ils se retrouvent tous trois dans une pièce, à l’abri de notre regard. Charles est assassiné, mais la question demeure : qui l’a tué ? Et quelles sont les intentions d’Irène vis-à-vis du jeune homme ?

Le premier film américain de Jacques Feyder, et son seul muet tourné à Culver City, tranche non seulement avec les besognes alimentaires qu’il tournera à la MGM mais aussi avec le tout-venant des films interprétés par Greta Garbo. Bien sûr, on reste dans un cadre de drame mondain, situé dans la bourgeoisie européenne, mais le style, le ton et le naturalisme de Feyder font merveille. Notamment, Il choisi du début à la fin du film des placements de caméra inhabituels et utilise des mouvements d’appareil avec un sens de la mesure tout bonnement miraculeux. Il y a aussi des idées géniales de mise en scène, rares dans les films muets bien conventionnels de la MGM à l’époque, comme un faux témoignage où Garbo est interrogée sur le meurtre de son mari et donne une version des faits que nous savons fausse : le récit est illustré par des images dans lesquelles l’actrice semble hésiter, mécaniquement, se conformant aux hésitations de sa déposition. Feyder a reçu comme mission, comme tous les metteurs en scène qui ont eu a diriger la Divine, de mettre en valeur sa beauté, mission qu'il exécute avec brio. Le réalisateur est moins à l’aise avec l’histoire d’amour bien conventionnelle des deux principaux protagonistes, qui après s'être séparés vont se rapprocher lorsque Garbo est accusée du meurtre de Charles et qu'André devient son avocat. Feyder préfère, c’est manifeste, les sentiments qui s’expriment autrement que par des intertitres (« Oh, I love you so much, Irène ! » ) ou des dialogues peu convaincants. Il l’a suffisamment prouvé dans la plupart de ses films, avec  des personnages superbes d’amoureuses tragiques comme Tanit-Zerga (L’Atlantide) ou Louise (Françoise Rosay dans Pension Mimosas). L’équivoque qui plane sur les sentiments de la jeune femme à l’égard du jeune Pierre ressemble à ce titre bien plus à la sensibilité habituelle du metteur en scène.

Jacques Feyder aimait peindre, même en contrebandier, des tableaux bien noirs des passions humaines et il fait mentir ici son propre film : à la fin, Irène et André sont certes réunis, désormais débarrassés de l’obstacle encombrant du mari à propos duquel on a conclu que la mort était un suicide, mais complices involontaires d’un mensonge autour des circonstances en effet peu orthodoxes de sa disparition. Pour le metteur en scène qui a réalisé un Thérèse Raquin paraît-il formidable (et dont on déplore plus que jamais la disparition), ce n’est pas anodin...

Daybreak (1931)

Willi (Ramon Novarro), un lieutenant dont l’oncle officier (C. Aubrey Smith) couvre les frasques, vit une vie insouciante entre ses conquêtes amoureuses et le jeu. Jusqu’au jour où il rencontre une jeune femme (Helen Chandler) qu’il sauve des griffes d’un homme bien plus âgé qu’elle (Jean Hersholt). Ils passent une nuit ensemble, mais elle prend très mal la liasse de billets que Willi lui laisse à leur réveil. Elle l'abandonne à sa vie dissolue, mais lorsqu’ils se revoient Willi va tout tenter pour la faire revenir près de lui...

Réalisé à la MGM entre ses versions allemandes et françaises de films américains et le très décevant Son of India, également avec Ramon Novarro, Daybreak est une adaptation très aseptisée d'Arthur Schnitzler, un auteur déjà adapté par Lubitsch (The Marriage Circle). C’est un film ambitieux qui cadre assez peu avec les habitudes de la MGM. Jacques Feyder aurait dû être dans son élément avec cette histoire d’amour qui vire à l’aigre, mais ce serait compter sans les tendances du studio à tout adoucir. C’est une déception, parce que le scénario n'est pas la hauteur, tout comme les interprètes, Ramon Novarro ayant bien du mal à donner l’impression que son lieutenant est irrésistible et la pauvre Helen Chandler se révélant simplement affligeante. On retrouve cependant la patte de Feyder dans une superbe scène qui nous montre le suicide d’un officier pendant que ses camarades s’amusent, ainsi que dans l'impression d’un destin tourmenté, impression hélas démentie par un happy-end de circonstance. Le suicide aurait dû plonger le film dans la noirceur, mais tel qu’il est placé il n'est plus qu'un incident secondaire dont la portée est amoindrie par le développement de l’intrigue. On retiendra la prestation de Jean Hersholt, très bon en vieux dégoutant, mais c'est loin d'être suffisant et l'on reste sur le sentiment que, rattrapé par le parlant, Jacques Feyder est contraint désormais d'exécuter des films indignes de son talent.

Son of India (1931)

Le Rajah Hamid (Mitchell Lewis) et son fils le prince Karim (Ramon Novarro) sont attaqués par des bandits qui emportent leurs bijoux et tuent leur père. Karim commence une nouvelle vie grâce à un bijou somptueux, le seul qu'il lui reste et qu’il peut vendre une fortune. Il fait la rencontre d’une jeune Américaine, Janice Darsey (Madge Evans) et tous deux tombent amoureux. Mais la famille de cette dernière veille...

C’est le dernier des films américains de Feyder et le moins satisfaisant des trois œuvres qui ne sont pas seulement des versions étrangères de films américains. Tout au long de ses soixante douze minutes de mésaventures mollement exotiques, tournées dans des décors passe-partout, Ramon Novarro et Madge Evans roucoulent. Les dialogues sont ampoulés et ridicules à souhait, et l’intrigue ménage avec opportunisme l’idée très américaine que « les races ne se mélangent pas », rassurant les chaumières tout en feignant d’avoir l’audace de dire le contraire. Tout au plus, on pourra noter un passage troublant dans lequel Feyder, sans doute marqué par une réminiscence de L’Atlantide (la scène dans laquelle Saint-Avit enterre respectueusement sa compagne Tanit-Zerga et couvre d'un voile son visage pour qu'il ne soit pas abîmé), montre le mystérieux sage interprété par le vétéran Nigel de Brulier couvrir d’un voile le visage de Novarro qui va être enterré vivant (avec une paille pour respirer) afin d’échapper à des bandits qui le menacent. Il y a donc bien peu à se mettre sous la dent dans Son of India et l'on comprend que le metteur en scène ait eu hâte de rentrer en Europe après cette incartade américaine peu convaincante.

Le grand jeu (1934)

Pierre Martel (Pierre-Richard Willm) est l’amant de Florence (Marie Bell), une jeune femme du beau monde dont les goûts de luxe le poussent à dilapider l’argent de sa famille. Ses frères réagissent, trouvent un moyen pour échapper à la banqueroute et imposent à Pierre de s’exiler. Amoureux, il propose à Florence de partir avec lui mais celle-ci, trop attachée au luxe, le laisse partir seul. Pierre s’engage dans la Légion, et quelque temps plus tard il se retrouve au Maroc. Lorsqu’ils ne sont pas en campagne, les légionnaires passent le temps dans un petit hôtel tenu par Clément (Charles Vanel) et son épouse, Blanche (Françoise Rosay). Celle-ci s’attache à Pierre et lui prédit qu’il tuera un homme avant peu. Pierre, toujours attaché au souvenir de Florence, rencontre son sosie, Irma, une jeune femme amnésique, aussi brune que Florence est blonde. Il va s’attacher à essayer de percer le secret d'Irma et à nourrir sa relation avec elle de son obsession pour Florence...

C’est au terme d’une série de mésaventures que Feyder met en scène Le Grand jeu. Alors qu'il était à la MGM, le réalisateur était pressenti pour tourner As You Desire Me, une adaptation de Pirandello avec Greta Garbo. Il avait même des idées très arrêtées sur ce film qui le motivait beaucoup, mais c’est finalement George Fitzmaurice qui sera chargé de mettre en scène le film et Feyder, réduit à tourner des films alimentaires, décidera de retourner en France. De cette mésaventure, il garde pour lui l'idée centrale de ce film qu’il n’a pas pu réaliser : confier deux rôles à une même actrice mais en faisant doubler la voix de l’un des deux personnages par une autre actrice. Aussi, lorsque le scénario du Grand jeu lui arrive dans les mains, il sait qu’il va pouvoir exploiter cette idée très novatrice.

On sent bien que Feyder est arrivé, pour son premier film parlant réalisé en France, avec un bagage technique particulièrement impressionnant et une maîtrise de l’atmosphère hors du commun. C’est d’ailleurs ce qui fait le prix de ce beau film, précurseur de ce fameux réalisme poétique que l’assistant de Feyder, Marcel Carné, va bientôt développer. La façon dont Feyder capte l'ambiance enfumée des hôtels et des cabarets louches nous fait oublier sa frustration quant au refus de la Légion de lui permettre de filmer au plus près de l’action. Feyder aurait en effet souhaité tourner beaucoup plus d’images au Maroc, au milieu des manœuvres de l'armée, mais ne ramènera de son voyage que quelques plans documentaires des légionnaires, d’où un manque de vues en situation qui tranche avec les vieilles habitudes du metteur en scène.

Du côté des interprètes, Feyder aura connu des déconvenues également. On ne s’attardera pas sur Marie Bell, parfaitement insupportable lorsqu’on entend sa vraie voix (Florence) et qui devient terne lorsqu’elle parle avec la voix de Claude Marcy (Irma). Carné disait que la prouesse technique était très réussie : c’est vrai, mais ce n’était pas forcément nécessaire... Quant à Pierre-Richard Willm, ce n’était pas le choix initial du cinéaste qui voulait tourner avec Charles Boyer, mais l'acteur de théâtre s'en sort avec élégance dans ce rôle tragique qui convient à son tempérament enflammé. Charles Vanel, en brute de l’ombre, et surtout Françoise Rosay, en femme revenue de tout, sont exceptionnels. Cette dernière entame avec ce film une série de collaborations avec son mari, qui vont former l’âge d’or de leur carrière commune et imposer une bonne fois pour toutes la grande Françoise Rosay comme l’une des plus exceptionnelles actrices au monde.

Surtout, ce film qui propose une situation noire telle que les aime Jacques Feyder (l’histoire d’un obsédé engagé dans une mortelle fuite rappelle L’Atlantide et Carmen) va permettre au cinéaste de fêter son retour avec un gros succès, le film triomphant un peu partout et fait un temps oublier le souvenir des échecs cuisants de la fin des années 20 et les humiliations de son séjour peu convaincant à la MGM.

Pension Mimosas (1935)

Propriétaires de la petite pension de famille "Les Mimosas" à Nice, Louise (Françoise Rosay) et Gaston Noblet (André Alerme), un couple sans enfants, ont par le passé recueilli Pierre Brabant, un jeune homme dont le père était en prison. Une fois sa peine de prison effectuée, ce dernier est revenu chercher Pierre, juste après qu'il a passé sa première communion. Depuis, les rapports des Noblet et de leur "filleul" se sont poursuivis par lettres et, dix ans plus tard, Louise décide d’aller faire un tour à Paris pour rendre visite à Pierre (Paul Bernard) qui, devenu depuis orphelin, leur demande beaucoup d’argent. Elle ne tarde pas à comprendre que le jeune homme est devenu un malfrat. Elle lui propose, alors qu’il a échappé de peu à la mort, de se mettre au vert et de changer de vie en leur compagnie...

Dans Le Grand jeu, Françoise Rosay interprétait un personnage de femme revenue de tout qui trompait sa solitude dans les amours passagères avec des jeunes hommes de passage. Ici Feyder se décide enfin à donner le premier rôle à son épouse et elle se révèle exceptionnelle. Ne nous y trompons pas, ce film qui semble être une aimable comédie virant au mélo est en réalité le portrait sans concession d’une femme qui se réfugie malgré elle dans l’amour interdit pour un homme deux fois plus jeune qu’elle, amour interdit qui va se solder par la mort de l’un d’entre eux. Peu importe si l’inceste - ou ce qui en tient lieu - n’est pas vraiment consommé et reste circonscrit à un baiser final relativement chaste : Louise Noblet, femme forte qui tient avec poigne son hôtel à Nice, parfaite épouse et mère de substitution tout en noblesse, rejoint la longue liste des personnages qui se sont perdus dans une obsession, dans l’amour et dans la mort dans la filmographie du réalisateur.

Celui-ci, fidèle à ses habitudes, tourne à Paris et à Nice mais aussi dans des décors souvent très élaborés, Feyder ayant demandé à Lazare Meerson de ne pas se contenter des habituels trompe-l’œil. Meerson a construit en particulier pour la pension un enchevêtrement de couloirs, de salles et de chambres qui fait plus vrai que nature, permettant en particulier des vues depuis les escaliers qui donnent l’impression d’assister à la vie d’un authentique hôtel. Un impression renforcée par Feyder qui commence son film par des scènes, proches de la comédie, qui décrivent la petite vie bien tranquille des Noblet tout à leurs tâches domestiques quotidiennes. De Nice et Paris, de la vie provinciale des Noblet et la plongée dans le milieu parisien - avec Arletty de passage - Feyder explore ces mondes de manière naturaliste et poétique. Contrairement à ce que feront Carné (qui est justement l’assistant réalisateur du cinéaste sur ce film) et Prévert, le scénario de Feyder et Spaak laisse beaucoup moins de place aux dialogues et à la tentation des mots d’auteurs. Feyder joue avec dextérité des ruptures de ton très nombreuses et laisse faire son épouse, dont la prestation, toute en émotion et en regards, est fantastique. Une scène parmi d’autres, qui voit Louise trouvant son "filleul" en train de fouiller sa chambre pour y voler, étonne par la violence des émotions, par sa violence tout court. Le film a du succès, sans cependant devenir un classique au même titre que La Kermesse héroïque. A noter que Henri-Georges Clouzot lui rendra hommage dans L'Assassin habite au 21 en nommant la pension de famille, théâtre de l’action, Les Mimosas.

La Kermesse héroïque (1935)

Boom, dans les Flandres, en 1616. On apprend que l’occupant espagnol s’apprête à traverser le village et les bourgeois s’inquiètent : ne vont-ils pas procéder à des massacres, des pillages, des viols en série comme ils en ont la réputation ? Le bourgmestre (André Alerme) croit avoir trouvé la parade : il va se faire passer pour mort, fraîchement décédé, ce qui devrait calmer les ardeurs de l’envahisseur. Son épouse (Françoise Rosay) et les autres femmes de notables ont, quant à elles, une autre idée : accueillir avec bienveillance les Espagnols et profiter de l’aubaine en festoyant, en fraternisant et plus si affinité...

Jacques Feyder ne faisait rien comme tout le monde. Pas même, semble-t-il, comme lui-même ! Ce film, son plus connu, est l’un des rares à avoir une réputation internationale et il est pourtant totalement éloigné des préoccupations habituelles de l’auteur de L’Atlantide, Carmen, ou du Grand jeu. Nulle trace ici de personnages lancés dans une fuite en avant mortelle, pas de noirceur et de destin fatal... simplement une farce, pour reprendre les propres mots du metteur en scène. Feyder a envie avec son co-scénariste Charles Spaak de proposer une fantaisie historique et d'offrir une nouvelle fois - la troisième consécutive - une place de choix à son épouse. Françoise Rosay revient, après son rôle exceptionnel dans Pension Mimosas, en femme de bourgmestre qui prend le pouvoir avec panache derrière le dos de son lâche de mari. On peut tout de même trouver ici des parallèles avec deux films muets de Feyder : d’une part l’art de la manipulation subtile telle que Gribiche la pratiquait en 1925, d'autre part un ton satirique qui n’est pas éloigné de celui des Nouveaux messieurs, l’ironie s’appliquant ici non à la vie politique mais plutôt au comportement des échevins, tous pleutres et unis dans leur lâcheté derrière leur chef en petitesse, le bourgmestre.

Si Jan Bruegel est l’un des personnages du film (il est l’amoureux de Siska, la fille du bourgmestre que ce dernier a promise au boucher), c’est que Feyder a souhaité souligner de multiples façons la principale influence picturale de son film, mis en images avec un soin rare dans le cinéma français de l’époque par Harry Stradling. Les citations des maîtres flamands abondent et le film voit ses personnages se réfugier dans des fêtes nocturnes qui permettent au cinéaste de reproduire les ambiances festives des tableaux dont il s'inspire. Ces fêtes, justement : là encore, il n’y aura pas de heurts ni d’intrigues, tous les personnages qui tentent de tromper, manœuvrer, contrer même les plans de Madame la Bourgmestre trouveront à qui parler. Delphin, qui interprète le nain qui suit le duc espagnol, ou encore les échevins qui tentent de reprendre le dessus voyant la situation leur échapper ne parviendront pas à changer la donne : le passage des Espagnols se fera sans douleur, comme dans un rêve.

Et c’est là que l’histoire, de façon inattendue, s’en mêle. D’une part le film a été produit avec des capitaux européens, dont allemands (il en existe même une version allemande, comme pour le film Les Gens du voyage réalisé à Munich trois ans plus tard) ; ensuite, il dépeint une atmosphère d’angoisse liée à l’occupation qui ne se résout que grâce à une collaboration active de la part de la population féminine trop heureuse de l’aubaine. Le salace et l’ironie déboucheront inévitablement, pas au moment de la sortie mais a posteriori, sur des accusations de mauvais goût et d’apologie de la collaboration. Pourtant ce que Feyder voulait, c’était prendre du bon temps et montrer les femmes prendre le pouvoir, lui qui s’était amusé en 1928 à montrer l’Assemblée Nationale occupée par des ballerines ! Si Goebbels a souvent été cité comme ayant particulièrement apprécié le film, il n’en reste pas moins que celui-ci sera interdit durant la guerre, sur recommandation des autorités d’occupation justement. Pour une fois, on peut citer Sadoul, lui-même communiste et résistant, qui a toujours défendu le film de Feyder qu'il trouvait purement magnifique.

Halte bienvenue dans le parcours de Jacques Feyder, La Kermesse héroïque est un grand succès, gagnant même des prix en France et en Europe. C’est justice car le film est un parfait équilibre entre ironie, mauvais goût calculé, subtilité et ton farceur. C’est un bien beau film, magnifiquement enluminé et costumé, dans lequel on peut savourer encore et toujours le métier de Françoise Rosay - confrontée cette fois à Louis Jouvet - qui mène cette étrange fable au féminisme, disons, terrien...

Knight without armour (1937)

En Russie, un jeune Anglais désargenté est invité par son pays à infiltrer les mouvements révolutionnaires sous le nom de Peter Ouranov (Robert Donat). Il ne tarde pas à être arrêté avec les vrais révolutionnaire et déporté en Sibérie. Après la Révolution, il est propulsé par Axelstein (Basil Gill), un codétenu, au rang de commissaire. Axelstein, qui souhaite garder la Révolution aussi décente que possible, envoie son ami Ouranov pour aider la comtesse Alexandra Vladinoff (Marlene Dietrich) à échapper au peloton. C’est ainsi qu’une fuite éperdue commence pour les deux jeunes gens, qui ne tarderont pas à tomber amoureux l’un de l’autre et qui ne sont chez eux nulle part, ni chez les "Rouges", ni chez les "Blancs"...

Ce film s’inscrit dans le cadre des efforts notables d’Alexandre Korda pour rétablir la réputation du cinéma britannique au niveau international, d’où la présence aux côtés de Robert Donat de Marlene Dietrich. Le fait de confier la réalisation de ce film à Jacques Feyder montre bien dans ces circonstances la position qui est devenue la sienne après les succès du Grand Jeu et surtout de La Kermesse héroïque. Le metteur en scène est venu accompagné de son fidèle décorateur Lazare Meerson et du directeur de la photographie Harry Stradling. A noter que le jeune Jack Cardiff était l’opérateur du film, et que le compositeur Miklos Rosza signe ici son premier travail crédité pour le cinéma.

Le film amène deux êtres que tout oppose à cohabiter et à tomber amoureux l’un de l’autre. Alexandra avait une vie toute tracée, mais si la révolution n’avait pas eu lieu, elle aurait tout perdu auprès de l’homme auquel on la destinait et qui se révèle être un imbécile. Relativement attachée à sa position et à ses privilèges, Alexandra n’est pourtant pas une pimbêche et sait s’adapter aux circonstances rocambolesques de son "évasion". Elle permet aussi au spectateur de passer d’un point de vue pro-révolutionnaire (on a suivi Peter jusqu’en Sibérie) à un point de vue opposé. Une superbe scène montre la comtesse se réveiller seule dans son manoir, sortir et se retrouver, en chemise de nuit d'une blancheur presque irréelle, face à une troupe révolutionnaire. De son côté Peter rappelle le Richard Hannay des 39 marches d’Hitchcock, un personnage également interprété par Robert Donat. C’est un homme qui semble venu de nulle part, ballotté par les évènements et dont le rôle actif consiste surtout à profiter des opportunités qui se présentent. Les deux héros, à l'écart de toute idéologie, n’ont pour seul désir que de fuir la Russie. Un refus de s’impliquer politiquement qui est aussi sans doute affaire de prudence pour que le film puisse avoir une carrière internationale...

Par bien des aspects, le personnage de Peter rejoint les héros de Carmen, de L’Atlantide et du Grand jeu. Comme eux, il a abandonné sa vie d’avant, représentée par une séquence au début du film où les deux principaux protagonistes se croisent fortuitement. Ils sont à Ascot, mais n’évoluent évidemment pas dans les mêmes cercles, Alexandra étant en villégiature avec son père tandis que Peter est venu parier une somme d'argent ridicule... Ce trait d’humour met en évidence leurs différences mais justifie aussi pleinement le fait que, jusqu’à leur vraie rencontre, le film passe d’un monde à l’autre, d’un personnage à l’autre. La fuite en avant de Peter passe par des doutes et des hésitations qui sont vite balayés, le personnage n’ayant rien à perdre en acceptant l’étrange poste d’espion qui lui est proposé. Une fois arrêté, il cesse de prétendre être ce qu'il n'est pas et adopte le point de vue de ses codétenus :  il existe enfin ! Il a trouvé son Atlantide, ce qui sera plus évident encore lorsqu’il poursuivra son aventure aux côtés d’Alexandra.

Bien que très soigné, le film n’est guère représentatif du travail de Feyder, loin d'être aussi personnel que ne l’étaient justement Le Grand jeu ou L’Atlantide. Mai cette production Korda est très distrayante et correspond probablement à l'envie du metteur en scène de s’imposer à l’extérieur des frontières de son pays d’adoption et de participer à la création d’un cinéma européen, voire international. Il est intéressant de constater toutefois que le final du film fait reposer une grande part du salut des héros sur la présence de la Croix Rouge américaine, ce qui n'est certainement pas un hasard... Quant à la vedette américaine du film, elle tient son rôle avec énergie. On raconte que Dietrich a tenu tête à Korda qui souhaitait réduire le rôle de Robert Donat, dont le temps de présence sur le plateau était réduit pour cause de crises d'asthme envahissantes. C’est Marlene qui a suggéré ainsi de tourner d’abord les scènes qui l’impliquaient sans Donat afin de laisser le temps à ce dernier de se remettre. Une élégance qui rend incompréhensible le jugement dur et peu justifié de Victor Bachy dans sa monographie de Jacques Feyder, qui estime que ce film « pâtit de la présence envahissante de Marlene »...

Lire la chronique de Justin Kwedi

Les gens du voyage (1938)

Flora (Françoise Rosay) est dompteuse dans un cirque itinérant. Son fils Marcel (Fabien Loris), qu'elle a élevé seule, est amoureux d'Yvonne Berlay (Sylvia Bataille), la fille du directeur Berlay. Un soir, un détenu évadé se réfugie dans la roulotte de Flora : c’est Fernand (André Brulé), le père de Marcel. Flora accepte de le recueillir à condition qu’il ne révèle pas son identité à leur fils. Fernand manœuvre habilement pour devenir l’homme de confiance de Berlay (Guillaume de Sax) qui voit d’un mauvais œil l’idylle entre Marcel et sa fille. Mais il n’est pas le seul : Suzanne (Louise Caletti), la soeur d’Yvonne, est jalouse et fait tout pour séparer les amants...

C’est en Allemagne que Feyder tourne ce nouveau film qui sort en 1938 dans deux versions. La plus courante est la version française, mais Françoise Rosay a également interprété cette nouvelle mère courage attachante dans la version allemande du film. Fidèle à elle-même, le verbe haut, elle est épatante. Elle est également, sans trucage ni doublage, seule avec les fauves... un effort de naturalisme remarquable qui n'étonne qu’à moitié quand on connait la star et son metteur en scène de mari.

Tout le film se déroule dans le monde du cirque, ou du moins du spectacle. Cette constante rappelle l’importance pour Feyder d’aboutir à une certaine forme d’environnement naturaliste ; la plongée dans le monde du cirque rappelle donc, toutes proportions gardées, les autres incursions du cinéaste dans un univers bien défini, du Sahara de L’Atlantide à l’Espagne de Carmen. Le quotidien du cirque ponctue ainsi le récit : les petites qui s’affairent à planter des pieux pour monter le chapiteau, la paie des artistes, les déplacements, les négociations auprès des bouchers pour trouver de la viande à bon prix, la visite du vétérinaire etc. Parallèlement, la "vraie vie" s’invite dans le quotidien des gens du voyage : Fernand, incorrigible combinard, va attirer les gendarmes ; Pepita (Marie Glory), vedette occasionnelle et croqueuse d’hommes, va jeter son dévolu sur Marcel et ce dernier va faire les frais de la jalousie incorrigible de Suzanne...

Le personnage incarnant cette fuite en avant si caractéristique des héros de Feyder est ici très marqué dès le départ. Il s'agit de Fernand, l'évadé, l'ancien amant de Flora, le père de Marcel... Un passé bien lourd à porter pour un homme qui ne cesse de fuir, de mentir et de manipuler les autres et dont pourtant le sacrifice va permettre à Flora, Marcel et Yvonne de retrouver un certain équilibre à la fin du film. André Brulé charge hélas trop son personnage, usant et abusant de cette gouaille propre aux voyous sympathiques. On s'intéresse du coup bien plus aux "permanents" du cirque - Flora, Marcel ou Berlay -, à ceux qui sont nés et mourront dans le monde du spectacle, sans faux-semblants.

Dans un film empreint du fameux réalisme poétique - dont le disciple de Feyder, Marcel Carné, se réclamait - le mélodrame s’invite dans la vie du cirque, sans parvenir toutefois à empêcher ce perpétuel mouvement des "gens du voyage". Dans une conclusion presque hitchcockienne (un homme se bat contre la police à l’extérieur d’un théâtre pendant que la représentation se poursuit presque sans heurts), on voit bien que le spectacle est toute la vie de ces gens qui tentent par tous les moyens d’empêcher l’extérieur de pénétrer leur univers. Et dans un de ses rares happy-end, Feyder nous suggère que c’est possible...

La loi du Nord (1939)

Jacqueline Bert (Michèle Morgan), une petite Française fraîchement débarquée à New York, est la secrétaire particulière de Robert Shaw (Pierre-Richard Willm), un homme pour lequel elle a la plus grande admiration. Sa fascination pour la passion que met ce meneur d’hommes dans son travail n'est guère partagée par l'épouse de ce dernier (Arlette Marchal) qui depuis belle lurette a pris un amant, Lowton (Youcca Troubetzkov), un playboy très en vu avec lequel elle s’affiche sans vergogne. Un soir, Shaw tue ce dernier dans une boîte de nuit. Arrêté, il s’ensuit un procès qui fait sensation et au cours duquel Shaw ne peut sauver sa tête que grâce à ses avocats qui vont plaider, contre son gré, la folie. Jacqueline le fait évader et ils s'enfuient vers le nord canadien. Elle se fait passer pour son épouse auprès de Louis (Jacques Terrane), un jeune trappeur français rencontré dans le train, qui va les aider à s’équiper puis les accompagner dans leur périple. Seulement, Louis tombe amoureux de Jacqueline dont les sentiments commencent à vaciller, et très rapidement les fuyards sont rejoints par un quatrième larron : le caporal Dal (Charles Vanel), un homme de la police montée, venu pour les arrêter mais à qui ils lui sauvent la vie...

C’est peu de temps avant la guerre que Jacques Feyder entreprend la réalisation de ce film dont la sortie se trouve retardée suite au début des hostilités, puis suspendue pendant l’Occupation, les autorités n'acceptant pas la trahison de Dal, un représentant de la loi ne pouvant fraterniser comme le fait Vanel avec les criminels qu’il recherche. L'aspect le plus intéressant du film est la cohabitation "à la dure" des quatre personnages principaux perdus dans ce pays neigeux. Le film n’a pas été tourné au Canada, mais en Laponie et dans des conditions fort difficiles. S’il n’a pu avoir la satisfaction de réaliser son film sur les lieux même du drame, Feyder a au moins pu imposer à son équipe et à ses acteurs des conditions et des décors s’en rapprochant suffisamment. Afin de mieux mettre en valeur l’isolement des personnages dans la nature dans la deuxième partie du récit, Feyder multiplie dans la première les scènes surpeuplées : le meurtre dans un night-club mondain, le procès évidemment, l'asile où Shaw a été placé.

Les scènes américaines reconstituées en studio par le cinéaste sont nourries de deux tendances contradictoires : d’un côté il y a les souvenirs que Feyder conserve de son passage aux Etats-Unis, de l’autre des acteurs français qui déclament un texte aussi peu anglo-saxon que possible. Si Feyder tourne avec une vedette très en vue, Michèle Morgan, et retrouve Charles Vanel, le casting montre une certaine tendance au cabotinage avec Jean Brochard interprétant un Ecossais du Grand Nord aussi convaincant qu'un Fernandel en Mata-Hari, ou encore Pierre Richard-Willm et Jacques Terrane, les deux amoureux transis de Jacqueline, qui se disputent joyeusement le titre du pire acteur du film...

Heureusement, le cœur du film - une nouvelle fuite en avant vers un idéal impossible à atteindre - tient essentiellement sur le personnage de Jacqueline, une femme qui s’est trompée sur le compte d’un homme qu’elle a cru aimer, et qu’elle va pourtant accompagner jusqu’au bout parce qu’elle l’a choisi. En chemin, elle rencontre l’amour, le vrai, mais son engagement l'empêche de s'y livrer. Face à Morgan, il faut saluer Vanel qui est comme à son habitude fantastique en homme partagé entre son devoir et ses sentiments. Le drame de la jeune femme a beau être celui d’être partagée entre deux hommes qu’elle aime, il va se jouer symboliquement entre Jacqueline et la nature. Toutes choses font que, malgré ses défauts, La Loi du Nord est un film loin d'être banal.

Par François Massarelli - le 6 février 2014