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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les 39 marches

(The 39 Steps)

L'histoire

Le Canadien Richard Hannay se rend dans un music-hall londonien pour assister au numéro de Mister Memory, phénomène capable de restituer de mémoire tous types de faits ou de chiffres. Une bagarre éclate, un coup de feu retentit, et dans la panique, Hannay rencontre une jeune femme, Annabella Mith, qui lui demande si elle peut l'accompagner chez lui. Là, elle lui révèle non seulement que c'est elle qui a tiré le coup de feu, mais qu'elle l'a fait pour créer une diversion et échapper à de dangereux espions qui la poursuivent. Elle avoue être un agent secret britannique, dont la mission est d'empêcher la fuite à l'étranger de documents d'Etat confidentiels convoités par une mystérieuse organisation secrète : les 39 marches. Au cours de la nuit, Annabella surgit dans la chambre de Richard, un couteau planté dans le dos. A l'agonie, elle lui confie une carte d'Ecosse mentionnant un nom de lieu. Bientôt accusé du meurtre d'Annabella, Richard n'a d'autre choix que de se rendre en Ecosse pour tenter de prouver son innocence en démantelant les 39 marches.

Analyse et critique

Alfred Hitchcock n’est évidemment pas un débutant lorsqu’il réalise, en 1935, Les 39 marches. C’est même un cinéaste tout à fait conscient de ses capacités - et des attentes du public à son égard : après le cuisant échec du Chant du Danube (1934), opérette dont le sujet ne l’intéressait pas et qu’il avait détesté faire, il s’était brillamment remis en selle avec sa première version de L’Homme qui en savait trop (1934), qui avait réussi à conquérir et la critique et le public. Toutefois, et malgré toute l’importance que l’on se doit d’accorder, par exemple, à un film comme Les Cheveux d’or (The Lodger - 1927), ces 39 marches mènent dans sa filmographie à un premier palier, fondamental, quasiment matriciel pour la suite. Pour dire les choses le plus simplement possible, et céder coupablement au plaisir de la formule péremptoire, il s’agit probablement du premier chef-d’œuvre de sa filmographie (dans laquelle on peut s’amuser à en compter au bas mot une bonne quinzaine, mais c’est une autre histoire…).

Ayant ainsi regagné la confiance des dirigeants de la Gaumont-British, Hitchcock choisit d’adapter un auteur qu’il a toujours admiré, John Buchan (1) ; mais fidèle à un principe qui l’accompagnera toute sa carrière (en substance, comme il le déclara malicieusement à François Truffaut : « Il vaut toujours mieux adapter un mauvais roman »), il opta pour celui qu’il considérait comme son plus médiocre, Les 39 marches (1915), première apparition chez l’auteur du personnage de Richard Hannay, qui reviendra ensuite dans plusieurs autres romans. Buchan lui-même, à la sortie du film, concéda que « le film était bien supérieur » à son propre travail.

Rétrospectivement, il est évident que, indépendamment du style de Buchan ou de son intention de livrer un récit d’espionnage héroïque (2), le point de départ du roman incarnait la quintessence même de ce qui intéressait Alfred Hitchcock dans ce type d’histoire : un innocent accusé à tort, que tout accable, et qui doit mener sa propre enquête envers et contre tous pour parvenir à se disculper. De Jeune et innocent à Frenzy, en passant par Cinquième colonne, La Loi du silence, La Main au collet ou Le Faux coupable, cette même trame fera l’objet de multiples - et passionnantes - variations dans sa filmographie à venir. Mais si l'on prend en compte à la fois le rythme d’une aventure menée tambour battant, l’exubérance d’une intrigue impliquant une improbable organisation secrète, la malice parfois même grivoise de l’esprit, et certains motifs formels récurrents (le train, le couteau dans le dos...), il semble incontestable que, 24 ans plus tôt, Les 39 marches s’offrent comme un pré-Mort aux trousses, le reflet britannique et en noir et blanc de son plus célèbre film américain.

Britannique, en effet, car durant les années 30, Alfred Hitchcock va entretenir une collaboration étroite, et particulièrement fructueuse, avec le scénariste Charles Bennett, auprès duquel il va principalement développer un ton so british, reposant sur un certain flegme, un art consommé de la "direction du spectateur", et une maîtrise accrue du McGuffin. (3) Celui des 39 marches est particulièrement efficace : une formule de physique à peu près incompréhensible (The first feature of the new engine is its greatly increased ratio of compression represented by R minus 1 over R to the power of gamma where R represents the ratio of compression and gamma seen in end elevation, the axis of the two lines of cylinders angle of 65 degrees, dimensions of cylinders as follows... This device renders the engine completely silent...) que l’on découvre dans le tout dernier plan du film, délivrée dans un dernier râle par Mister Memory, qui s’en soulage comme d’un terrible poids sur la conscience. Toute l’intrigue, toutes les trahisons ou toutes les morts qui l’auront traversée, reposai(en)t en réalité simplement sur cet enjeu, ce qui renvoie par écho à l’absurdité des convoitises humaines. Ce personnage de Mister Memory, absent du roman, est en réalité une bien belle trouvaille, si belle que Hitchcock comme Bennett en revendiqueront ensuite la paternité.

Dans le même ordre d’idée, l’une des idées les plus - osons le mot - géniales du film est un point de détail totalement inutile mais incroyablement marquant : au détour de son explication, l’espionne Annabella Smith avoue à Hannay que le dangereux chef de la mystérieuse organisation qu’elle cherche à démanteler présente la particularité de n’avoir que 4 doigts, tout du moins d’avoir une phalange manquante à l’auriculaire. Une fois son identité révélée, cette singularité physique n’aura à peu près aucun impact, tout juste mentionnée dans un dialogue pour montrer que Hannay a compris que ses escortes étaient en réalité de faux policiers ou au music-hall pour permettre d’identifier une silhouette cachée dans l’ombre d’une loge. Oui, mais voilà, entre-temps, son identité a été révélée au détour d’un plan admirable, l’un des plus simples et des plus efficaces d’un cinéaste pourtant expert dans le registre. Ce qui frappe dans ce plan, où un simple changement de focale exhibe une absence, c’est justement ce manque, plus signifiant en l’occurrence qu’un tatouage, qu’un pied-bot ou qu’une paire de cornes. Hitchcock savait, comme peu de cinéastes, filmer le vide et le rendre obsédant (dans des registres différents, penser à Rebecca ou à Vertigo). Malgré tout, si l'on prend le temps de réfléchir deux secondes, on se demande quand même pourquoi, si ce n’est pour la beauté du geste (mais quelle beauté !), le chef d’une terrible organisation secrète décide de se révéler, à cet instant précis, à ce visiteur assez insignifiant : il lui suffirait en réalité de garder la main dans la poche et de rappeler la police (qu’il vient lui-même de congédier) pour en être débarrassé tout en demeurant incognito... On est là, probablement, au cœur même du cinéma d’Alfred Hitchcock, qui abhorrait la dictature de la vraisemblance, et qui préférait filmer « les tranches de gâteau aux tranches de vie. » (4) Ce plan, c’est exactement ça : un gros gâteau gourmand pour cinéphile.

Il y a, en réalité, bien d’autres occasions de compléter un appétit de spectateur dans Les 39 marches, film roboratif et alerte, qui entremêle l’action et la comédie, le mystère et la décontraction, dans une atmosphère si particulière parfaitement restituée, par exemple, dans ces nuits de studio écossaises au charme incomparable, tournées aux studios de Lime Grove. (5) L’habileté du découpage donne ainsi une grande importance aux regards, qui se substituent aux dialogues pour expliquer l’intrigue ou au contraire susciter de nouveaux quiproquos : ces deux hommes, dans le train, qui regardent Hannay tout en lisant l’article sur le meurtre londonien ; le bénédicité chez le couple d’Ecossais où l’échange entendu de regards entre Hannay et la femme est pris pour un jeu amoureux par le mari (séquence admirable, également absente du roman) ; ou toute la séquence de la conférence politique, où les mots importent bien moins que le regard inquiet de Hannay surveillant ce qui se passe dans la pièce...

Facteur majeur de ce ton, indéniablement : Robert Donat , espèce de "Clark Gable british" - comédien rare qui trouvera son autre plus beau rôle, la même année, dans le Fantôme à vendre de René Clair -, acteur physique et ironique à la fois, capable de passer avec une aisance épatante du registre rigolard (pommettes alertes et œil malicieux) à l’urgence du fugitif courant pour sa survie. Pour le personnage de Pamela, Hitchcock avait envisagé Jane Baxter ou Anna Lee, puis parvint à convaincre Madeleine Carroll, en partance pour Hollywood. Celle-ci, jusqu’alors cantonnée à des rôles de femmes froides, insensibles, eut ainsi l’occasion de montrer son humour et sa sensualité, notamment lors de toute la partie "menottée", et en particulier de ce plan polisson où la belle enlève ses bas tandis que Hannay laisse négligemment ses mains glisser le long de ses jambes nues. La légende raconte que ce coquin de Hitchcock avait choisi une des séquences des menottes pour le premier jour de tournage, et qu’il feignit pendant plusieurs heures d’avoir perdu la clé, histoire probablement de laisser la glace fondre entre ses deux comédiens.

On peut s’amuser, aussi, de cette malice de scénario qui voit Hannay dédaigné, repoussé, lorsqu’il clame la vérité avec sincérité, mais qui parvient à remporter l’adhésion, à créer une complicité lorsqu’il invente des bobards gros comme lui : avec le laitier avec qui il veut échanger sa tenue à la sortie de son appartement londonien ; lors de la conférence où il improvise un discours sur son engagement politique ; ou, au lit, lorsqu’il raconte à Pamela la généalogie de sa criminalité. Ou souligner cette idée, très puissante narrativement, ô combien symbolique dans la culture religieuse de Hitchcock et en même temps tout à fait drolatique, de la Bible qui arrête la balle destinée à Hannay. Quoi qu'il en soit, le film, qu’il convient probablement de considérer comme la plus éclatante pépite de la période anglaise d'Alfred Hitchcock (6) - ce qui n’est pas peu dire - sera accueilli triomphalement à sa sortie, et assoira encore la réputation du cinéaste. Lors de la première, le 6 juin 1936, celui-ci répondra aux applaudissements fournis de la salle par un simple hochement de tête. Son avatar bougon et taciturne était né : Hitch entrait dans la légende.


(1) Secrétaire de Lord Milner pendant la Guerre des Boers en Afrique du Sud ; éditeur à Londres ; journaliste de terrain pendant la Grande Guerre ; agent des services secrets britanniques ; membre du Parlement puis Gouverneur du Canada (!!!), ce brillant touche-à-tout a également publié, outre des romans d’espionnage, des biographies de grands hommes britanniques ou des essais théologiques et politiques !
(2) Dans ce recentrage sur leurs propres préoccupations, Hitchcock et Bennett supprimeront ainsi du roman la justification du nom de l'organisation, lié au trajet menant à leur repaire secret. Pour le spectateur découvrant le film, le mystère nébuleux des 39 marches débute par ce nom, qui y demeure inexpliqué.

(3) Sommairement, un "McGuffin" est un prétexte narratif, un enjeu mystérieux sur lequel repose une intrigue mais qui ne présente en réalité aucune importance pour le spectateur.
(4)
Que le film s’ouvre et s’achève avec les rideaux d’un théâtre n’est probablement pas anodin dans la conception hitchcockienne du spectacle cinématographique.
(5) Malheureusement réduites en durée de tournage, puisque les figurants ovins avaient tendance à se repaître du carton-pâte.
(6) Claude Chabrol et Eric Rohmer disent du film qu’il résout la « quadrature du cercle personnelle d’Hitchcock » en incarnant un « film ambitieux commercial à la réussite parfaite. »

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 9 janvier 2013