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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Assassin habite... au 21

L'histoire

Paris est sous tension à cause des crimes commis par un mystérieux tueur en série, Monsieur Durand. Grâce à un informateur, le commissaire Wens apprend que l'assassin fait probablement partie des résidents de la pension des Mimosas, située 21 avenue Junot. Il décide alors d'aller enquêter sur place, en se faisant passer pour un homme d'église. Il y est très vite - et malgré lui - rejoint sur place par sa compagne, Mila Malou, chanteuse de cabaret bien décidée à résoudre l'enquête par elle-même ! Mais sur place, le mystère s'épaissit, tant tout le monde semble avoir quelque chose à se reprocher...

Analyse et critique

Lorsque le 4 mai 1942, Henri-Georges Clouzot pénètre pour la première fois sur un plateau en tant que metteur en scène de cinéma, ce n'est pas pour autant tout à fait un débutant. Depuis plus de dix ans, il fréquente régulièrement les plateaux de cinéma, d'abord en tant que collaborateur du producteur Adolphe Osso, ou en tant que réalisateur d'un court métrage, La Terreur des Batignolles, en 1931. Pendant des années, il a également arpenté l'Europe de l'Est - principalement Berlin, mais aussi Prague, Budapest ou Vienne - pour travailler sur les scripts ou les versions françaises de films de réalisateurs étrangers, comme Le Chanteur inconnu de Victor Tourjansky ou Caprice de princesse de l'allemand Karl Hartl. C'est d'ailleurs lors de cet apprentissage berlinois qu'il apprend réellement les rouages de l'industrie cinématographique et découvre les arts de Murnau ou de Fritz Lang, qui l'influenceront considérablement. Simultanément, il travaille pour le théâtre, mais en 1934 son ascension professionnelle est freinée : on lui diagnostique en effet une tuberculose pulmonaire qui l'obligera à demeurer en sanatorium pendant quatre ans. Là, il lit beaucoup et peaufine son propre style. A sa sortie, il effectue alors deux rencontres prépondérantes : sur le casting du Révolté de Léon Mathiot, il rencontre Suzy Delair qui deviendra sa compagne et sa (première) muse ; l'année suivante, il rencontre Pierre Fresnay, exceptionnelle rencontre professionnelle comme amicale : "Ce que Pierre Fresnay m'a rapporté humainement est beaucoup plus important que ce qu'il m'a enseigné en tant qu'acteur." (1)

En 1941, Clouzot est sollicité par Alfred Greven, directeur de la Continental, maison de production de droit français mais de capital allemand. Les deux hommes s'étaient déjà rencontrés à Berlin, et Greven confie à Clouzot un travail d'adaptation d'un roman policier du belge Stanislas-André Steeman, Six hommes morts, lauréat du Grand Prix du roman d'aventures en 1931. Réalisé par Georges Lacombe, et renommé Le Dernier des six, il met en scène Pierre Fresnay et Suzy Delair dans son premier grand rôle. Le film rencontre le succès et Clouzot signe un contrat avec  la Continental. Il y adapte notamment Les Inconnus dans la maison de Georges Simenon, réalisé par Henri Decoin, expérience qui le convainc de passer lui-même à la mise en scène. (2) Cela tombe bien : Greven souhaite produire une suite au Dernier des six et il estime que l'occasion est belle de confier à son scénariste sa première réalisation, L'Assassin habite au 21.

Réadaptant ainsi Stanislas-André Steeman, Henri-Georges Clouzot propose à l'auteur belge de venir travailler avec lui à Paris. L'action du roman, située à Londres, est ramenée à Paris tandis que le mystérieux assassin, Mister Smith, est renommé Monsieur Durand. (3) De l'aveu même de Steeman, Clouzot était un homme impossible à convaincre, exigeant, déterminé. Dans la colonne de gauche du scénario, il avait fait figurer tous les mouvements de caméra et, sur le plateau, il se révéla un admirable meneur d'hommes. Dirigeant ses collaborateurs, dont le preneur de son William Robert Sivel ou le chef opérateur Armand Thirard (qui venait de tourner La Fin du jour pour Julien Duvivier ou Remorques pour Jean Gremillon), avec assurance et parfois brutalité - Suzy Delair reçut par exemple une gifle mémorable (4) -, tenant ses délais (le tournage dura moins de trois semaines) comme son budget (la pellicule étant alors une denrée précieuse) avec une efficacité suscitant le respect, Clouzot s'imposa vite comme le patron. Il avait trouvé sa vocation : il serait cinéaste, et rien sinon l'un des plus grands.

Rétrospectivement, on peut considérer que L’Assassin habite au 21 initie une sorte de trilogie "criminelle et sociale" dans la France des années 40, qui sera ensuite complétée magistralement par Le Corbeau puis Quai des Orfèvres - avant que Manon ne marque chez le réalisateur une rupture certaine de style. L’intrigue y importe finalement bien moins que l’atmosphère, étrange, sombre et comique à la fois, dans laquelle « une culpabilité innombrable se déploie, celle des cauchemars où le danger se cache derrière le familier » (5) : la séquence d’ouverture, exemplaire (voir lien vidéo dans le bandeau ci-contre à droite), donne le ton global de l’œuvre : s’y révèlent déjà aussi bien l’importance du décor (ce tripot placé au carrefour des solitudes, débouchant sur une ruelle obscure), l’insolence de la plume (on y reviendra) et l’expressivité du style.

A la fin de la cette séquence d'ouverture, le premier meurtre est par exemple filmé en vue subjective, une audace formelle à vocation double : d’une part, elle provoque l’inquiétude et fait immédiatement naître le suspense consubstantiel à l’intrigue, et d’autre part - et surtout - elle place d’emblée le spectateur en position d’assassin, comme pour affirmer qu’il peut se cacher un salaud derrière tout un chacun (idée que l’on retrouve plus tard dans les petites marionnettes sans visage fabriquées par Colin : c’est justement parce qu’elles peuvent prendre le visage de n’importe qui qu’elles sont effrayantes). Dans une France occupée, habitée par une atmosphère de soupçon généralisé, où chacun est exposé à la tentation de la barbarie, où la peur et la haine viennent se glisser subrepticement entre les individus, ce plan subjectif est un acte fort, qui traduit d’emblée la violence et la détermination du cinéaste.

D’autant que la séquence suivante, bien que très différente dans le ton, enfonce le couteau : descendant la hiérarchie des autorités, du ministre au commissaire, en passant par le préfet, le directeur de la police judiciaire ou le chef de la police, avec une belle fluidité dans le découpage (des panoramiques latéraux enchaînés) comme dans la narration alerte, cette séquence dresse un constat mordant, celui de la pesanteur administrative autant que de la lâcheté individuelle : d’un plan à l’autre, le subalterne soumis se transforme en chefaillon braillard, raccourcissant les délais d’action pour asseoir son médiocre petit pouvoir. En deux séquences, ne faisant intervenir aucun protagoniste majeur (à peine aperçoit-on Wens à la toute fin), Clouzot a établi le portrait aussi drôle que sinistre d’une France rongée par le mal sourd de la désunion (6) : parce qu’ils se méfient les uns des autres, parce qu’ils sont habités par la crainte et le soupçon, les gens s’abaissent à la soumission et à la haine.

D’amour, il est pourtant (un peu) question dans L’Assassin habite au 21, mais on ne peut pas dire que cela atténue la férocité du propos : à une exception près, les femmes, en particulier, y sont définies quasi-exclusivement à travers leur activité sexuelle - et l’intérêt qu’elles en retirent éventuellement. De la cliente du tripot de la scène inaugurale qui propose ses services de « nourrice » au clochard une fois qu’elle a appris qu’il avait gagné à la loterie, à l’infirmière qui risque d’ « attraper un rhume de cerveau par les cuisses », les dialogues merveilleusement allusifs servent là encore le constat d’un individualisme de survie, où chacun(e) est contraint(e) d’user de ses atouts pour s’en sortir. Plus que d’une véritable misogynie (l’usage du terme inviterait à se demander si les hommes sont vraiment plus épargnés), ce traitement révèle une misanthropie plus globale, un écœurement face à la médiocrité et à la bassesse de ces stratagèmes de boudoirs, face à cette hypocrisie sociétale qui fait que tout le monde ment pour subsister. Tout le monde, y compris au sein du couple : car L’Assassin habite au 21 présente, à l’instar du Dernier des six, la particularité de reposer sur un duo d’enquêteurs-amants, animés dans un premier temps par une forme de rivalité (mais on ne peut pas dire que ce soit forcément ce qui intéresse le plus Clouzot). Drôle de couple, d’ailleurs, que cette association entre Wens, commissaire de police rusé, discret et mystérieux, et Mila Malou, chanteuse de cabaret gouailleuse, spontanée et gaffeuse, dont les joutes amoureuses renverraient presque plus à une tradition américaine (The Thin Man ou certaines screwball comedies - alors rendues invisibles en France pendant l’Occupation - ne sont en réalité pas si loin) que française : lorsqu’il part pour une mission dangereuse, elle lui demande s’il a bien pensé à son testament... Mais, finalement, dans un registre de petite peste où aurait pu exceller une Katharine Hepburn, Suzy Delair incarnerait presque le seul personnage un tant soit peu "humain" du film, ses maladresses ou ses caprices donnant certes envie de la gifler (sans parler de ses chansons...), mais la sincérité de ses cris d’effroi lorsqu’elle croit avoir tué Wens prouvant la force de leur amour. Manifestement, Clouzot a mis dans ce personnage d’enquiquineuse en chef beaucoup de la personnalité réelle de sa compagne d’alors, à qui il offrira un autre (encore plus) superbe rôle dans Quai des Orfèvres.

De façon plus générale, il est admirable de constater à quel point Henri-Georges Clouzot aura déjà établi une grande partie de ce qui deviendra son propre univers de cinéaste dans ce qui n’était au départ d’une commande de studio, censée capitaliser sur un précédent succès commercial. Outre cette vision au vitriol de la France occupée (qui prendra une toute autre dimension, glaçante, dans Le Corbeau), on peut relever cette façon bien à lui de teindre d’irréalité, voire d’onirisme, des séquences a priori réalistes :

Citons à peu près toutes les scènes extérieures :

Ce plan étonnant durant lequel le fakir déballe, l’air de rien, des boîtes magiques sortant de nulle part :

Ou la séquence d’interrogatoire de Linz, à la limite de l’expressionnisme allemand...

L’Assassin habite au 21 est également pour Henri-Georges Clouzot l’occasion de se composer une "famille" de collaborateurs fidèles, qui le suivront pour certains tout au long de sa carrière. Non avons déjà évoqué par exemple le nom de William Robert Sivel, ou la complicité amicale de Clouzot avec Fresnay, qui sera de nouveau l’impeccable figure centrale du Corbeau - l’un des derniers rôles d’importance, malheureusement, d’un comédien au timbre et à la prestance physique d’une élégance rare. (7) On peut, en particulier pour ce qui est des acteurs, tout à fait comprendre cette fidélité au cinéaste, tant Clouzot, dans une tradition améliorée du cinéma français d’avant-guerre, savait aussi composer des seconds rôles inoubliables, tant il savait définir en quelques mots ou en quelques images une figure marquante : on pourrait par exemple citer ce farfelu valet de chambre siffleur, qui annonce presque le Jean (« Yes Sir ! ») des Tontons flingueurs. Mais de Pierre Larquey à Noël Roquevert (il s’agit ici, à 50 ans, de l’un de ses tout premiers rôles marquants, mais il tournera ensuite plus de 150 films !) en passant par Raymond Bussières (perché sur son lampadaire (8) ), Daniel Gélin (aussi furtif lors de l’arrestation finale que Johnny Hallyday dans Les Diaboliques) ou le délicieux Jean Tissier, c’est tout un catalogue de seconds rôles emblématiques du cinéma français qu’on voit défiler dans L’Assassin habite au 21, la plupart d’entre eux entamant ici une collaboration durable avec le cinéaste. Il faut dire que le film est l’éclatante démonstration de la maestria de dialoguiste de Clouzot, avant encore peut-être celle de son talent de metteur en scène : avec un art consommé du demi-mot et du sous-entendu, avec une insolence et une férocité que rien n’effraie, avec une vivacité d’esprit autant qu’une parfaite compréhension de la nature même de ses personnages, ce sont les mots, presque à eux seuls, qui confèrent au film son rythme enlevé, son dynamisme et - et ce n’est pas un paradoxe - sa modernité. Clouzot aura, et ce dès Le Corbeau, de nombreuses autres occasions de faire apprécier l’acuité et l’acerbité de sa plume ; mais ne serait-ce que ce seul film, il aurait déjà mérité sa place au panthéon des dialoguistes français, aux côtés illustres (et dans des registres bien différents) d’Henri Jeanson, de Sacha Guitry, de Michel Audiard ou de Bertrand Blier...

Pour autant, nous ne qualifierons pas L’Assassin habite au 21 de film totalement parfait (ce que l’on serait davantage prêt à faire pour les deux films suivants de Clouzot) et l’on sent parfois le cinéaste perturbé par l’envie de trop en faire ou de trop bien faire. (9) Il y a, au départ, un matériel original assez modeste à travers ce whodunit basique, auquel Clouzot donne du relief dans les dialogues ou la caractérisation des seconds rôles, mais dont les ressorts dramatiques reposent sur le seul rebondissement constant des soupçons d’un protagoniste à l’autre. Le principe est plaisant mais sera exploité avec bien plus de densité par le cinéaste dans ses films suivants. Il y a également parfois chez Clouzot la tentation du "petit mot", brillant mais susceptible par sa légèreté de désamorcer la tension d’une séquence. Ou le risque, ponctuellement, d’être trop explicatif, trop peu sûr du seul pouvoir de l’image pour ne pas se sentir obligé d’ajouter une ligne de dialogue superfétatoire. C’est éventuellement le cas pour la toute dernière réplique du film (la référence au Petit Poucet), c’est surtout le cas un tout petit peu plus tôt lorsque Mila-Malou comprend enfin l’identité de Monsieur Durand. La progression dramatique est admirable, et l’idée visuelle qui la sous-tend incroyablement efficace (les roses, les étoiles, les spectatrices, les pupitres...) - était-il dès lors indispensable que Mila, partie en courant pour assister Wens, prenne le temps dans les coulisses d’expliquer dans le détail ce que l’image nous avait si formidablement suggéré ? Mais malgré des menus défauts de cet ordre, ou finalement aussi en partie grâce à eux, ce petit bijou de comédie policière, truculente et irrévérencieuse, conserve aujourd’hui encore son charme inaltérable... et son poids historique, en ce qu’elle marque avec une infinie élégance la naissance artistique d’un cinéaste majeur.


(1) Cité dans Télérama, 6 septembre 1975
(2) "C'est ce film qui m'a décidé à faire de la mise en scène. Non pas que Decoin ait trahi en quoi que ce soit le scénario, mais je me suis aperçu qu'il n'avait rien ajouté. Je n'avais peut-être pas su mettre sur le papier ce que je souhaitais voir à l'écran et je me suis dit que l'essentiel n'était pas sur le papier, justement" dans Arts, janvier 1957
(3) Dans son dictionnaire du cinéma, Jacques Lourcelles relève de nombreuses similitudes de scénario avec un film britannique de 1938, Strange Boarders - tiré d’un roman d’E.P. Oppenheim - parfois également cité comme source d’inspiration du Saboteur d’Alfred Hitchcock
(4) Pour obtenir des larmes crédibles, il n'hésita donc pas à violenter celle qui partageait alors sa vie. Elle ne lui en tint pas rigueur : "Il m'a giflée, et alors ? Il en a giflé d'autres. Et alors ? Il n'obtenait pas le meilleur de ses acteurs qu'en les battant ! Ce qu'il voulait, c'est...ce qu'il voulait ! Il était dur, mais je ne m'en plains pas" (Clouzot Cinéaste, de José-Louis Bocquet et Marc Godin, éd. La Table Ronde). D'ailleurs, Clouzot dut être satisfait du résultat car elle en reprit une bonne paire sur le tournage de Quai des Orfèvres.
(5) Jolie formule de Noël Herpe, dans le Dictionnaire du cinéma populaire français
(6) Il est d’ailleurs notable que, finalement, la seule action collective, concertée, fédérée du film soit celle menée par « Monsieur Durand »... et que l’un des moyens trouvés par Wens pour faire échouer l’entreprise criminelle soit de chatouiller et de réveiller l’orgueil individuel...
(7) Les deux hommes se séparèrent progressivement dans les années d'immédiat-après-guerre, tous deux marqués par les accusations de collaboration qui leur tombèrent dessus...

(8) Juste pour le plaisir, voici le dialogue complet :



« (en chantant) J’emmerde les gendarmes et la marée-chaussée.
- C’est...  pour moi que vous dites ça ?
- Il me semble, pour qui ce serait ? J’espère qu’il y a pas d’autres gueules de vache dans les environs.
- Vous... vous avez de la veine que je n’sois pas de service. Qu’est-ce que vous fabriquez là ?
- J’attends l’autobus.
- L’autobus ?
- Oui. Le Q.
- Oh ! Ca m’étonnerait qu’il aille vous chercher là haut. A votre place, je descendrais l’attendre sur le trottoir.
- Quand j’aurai trouvé ce que je cherche.
- Qu’est-ce que vous cherchez ?
- Ma boîte d’allumettes.
- En haut d’un bec de gaz ?
- Parce qu’il y fait plus clair, tiens.
- Vous me prenez pour un... ?
- Oh oui alors ! Et pour un vrai, un grand, un gros. D’abord, veux-tu qu’j’te dise ? T’es trop laid, tu me dégoûtes. Tu comprends ? T’es trop moche. Oh c’qu’il est vilain, madame. Tiens, c’est pas pour te faire un compliment mais j’plains ta femme.
- Qu’est-ce que vous dites ?
- Je dis que pour s’taper un guignol dans ton genre, ben faut qu’la petite ait une drôle de santé.


(9) Il aura d’ailleurs, des années plus tard, tendance à dénigrer un peu L’Assassin habite au 21, au mieux considéré comme un "exercice de style élémentaire"

DANS LES SALLES

retrospective clouzot

DISTRIBUTEUR : les acacias

DATE DE SORTIE : 8 novembre 2017

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Portrait d'Henri-Georges Clouzot à travers ses films

Portrait d'Henri-Georges Clouzot

Chronique livre : Henri-Georges Clouzot cinéaste

Par Antoine Royer - le 17 septembre 2013