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Portraits

portrait de frank capra à travers ses films

Né en 1897, Frank Capra a six ans lorsque sa famille quitte Palerme pour s'installer à Los Angeles. Malgré l’extrême pauvreté de celle-ci, il va au collège, puis au lycée, et parvient même à décrocher un diplôme d’ingénieur à force de sacrifices (il paye ses études et envoie de l’argent à sa mère en menant pas moins de trois métiers de front). Il s’engage dans l’armée (déçu, il ne part pas au front mais il est nommé instructeur) et, à la fin de la Première Guerre mondiale, se retrouve sans emploi. Il vagabonde pendant trois ans avant de rentrer en 1922, par hasard et sur un gros coup de bluff, dans le monde du cinéma en réalisant seul et sans expérience The Ballad of Fisher's Boarding House, un petit film de dix minutes qui frappe la critique par son réalisme.

Il étudie alors la photochimie et le cinéma avant de rentrer, par la petite porte, à Hollywood en 1924. Il obtient un poste de gagman chez Hal Roach puis intègre l’écurie Mack Sennett où il participe à l'envol de Harry Langdon. Il obtient ses galons de réalisateur en mettant en scène deux longs métrages pour l'acteur qui rencontrent un immense succès : L’Athlète complet et  Sa dernière culotte. Mais les deux hommes se brouillent et Capra tente sa chance à la Columbia. Il repart en bas de l'échelle mais ne tarde pas à devenir le cinéaste star du studio, grâce notamment à sa collaboration avec Ronald Riskin qui deviendra le co-scénariste de ses plus grands succès.

Capra remporte trois Oscars de la mise en scène et devient le premier réalisateur à voir son nom inscrit au-dessus du titre (The Name Above the Title est le titre de son autobiographie). Après la Seconde Guerre mondiale - durant laquelle il réalise une série de films de propagande restés célèbres – Capra, qui a toujours défendu l'idée « d'un film, un homme », se voit contraint de céder aux studios et aux acteurs devenus les décideurs dans une industrie profondément transformée. Sa carrière périclite rapidement et, après plusieurs échecs, Frank Capra se tourne dans les années 50 vers la télévision pour laquelle il dirige une série de films d'animation scientifiques à destination des enfants. Il tourne son dernier film, Milliardaire d'un jour, en 1961, un nouvel échec qui le voit prendre définitivement sa retraite. Il disparaît trente ans plus tard à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans.

Retour sur la carrière d'un des piliers d'Hollywood...

L’Athlète complet (The Strong Man, 1926)

Paul Bergot (Harry Langdon) sert sur le front belge pendant la Première Guerre mondiale. Il tient moralement grâce aux lettres de sa marraine américaine Mary Brown (Priscilla Bonner). Il manie le lance-pierre de façon impériale et c’est cet art qui le conduit à être capturé par un soldat allemand. Après l’armistice, il devient l’assistant de ce dernier, connu comme « The Great Zandow » dans le civil, un célèbre homme canon qui se rend en Amérique pour tenter sa chance. Paul le suit avec l'espoir de retrouver la trace de Mary...

A partir de 1924, Frank Capra écrit des scénarios pour les comédies d’Harry Langdon. C'est alors un comique dont personne, à part Mack Sennett, ne perçoit le potentiel comique. Dès le départ, Capra travaille sur ses films et participe à la création de ce personnage qui deviendra rapidement l'un des comiques les plus célébrés du cinéma américain. Lorsque la First National lance la production de Plein les bottes (Tramp, Tramp, Tramp, 1926) , le premier long métrage avec Langdon pour vedette, il obtient - et c'est une première chez Sennett pour un scénariste - le droit d'être présent sur le plateau de tournage. Il participe de près aussi bien à l'écriture qu'à la réalisation du film, ce qui lui permet d'étudier le B.a.-ba de la mise en scène. Il peut enfin concrétiser son rêve de devenir réalisateur lorsque le cinéaste Harry Edwards, excédé par l'acteur, jette l'éponge pour le tournage du second long de Langdon, L'Athlète complet. Capra se voit proposer de passer derrière la caméra et c'est ainsi qu'à peine deux ans après avoir été employé comme gagman sur Our Tramp, Capra devient cinéaste.

Malgré une certaine longueur et des gags parfois répétitifs, le film montre déjà le génie comique de Capra, sons sens inné du rythme, du gag, de la chute. Capra plonge Langdon dans une aventure pleine de rebondissements et de péripéties en tous genres. Il peaufine encore ce personnage d'éternel enfant protégé par sa bonne étoile qu'il a contribué à inventer pour Langdon, tout en intégrant quelques-uns des thèmes qui lui sont chers. Il fait de Langdon le candide idéal, l'innocent, qui ne voit le mal nulle part et ne le fait encore moins. Jamais il n'y a chez lui une once de méchanceté et de malice, et son innocence est récompensée par la bonté des objets inanimés et du hasard qui viennent toujours à sa rescousse. Pour ce qui est de l'univers de Capra, on trouve déjà son goût pour les petites villes et les gens simples, cette americana qui servira de cadre à son œuvre à venir. On retrouve aussi sa méfiance pour la foule, pour les puritains et les arrivistes de tous poils. Capra, non content de servir au mieux Langdon, imprime ainsi au film ses croyances personnelles et par bien des aspects L'Athlète complet annonce ses grands films "rooseveltiens" : une communauté prise pour cible par des promoteurs sans scrupules, des politiques corrompus, un héros se dressant debout contre la foule aveuglée...

Certes, il ne faut pas être complètement dupe de Capra qui aime à réécrire l'histoire pour se réapproprier des films, comme cet Athlète complet dont il a à plusieurs reprises réclamé la paternité, réduisant le rôle de Langdon dans la réussite de l'entreprise. Or Langdon, fort de son expérience, a certainement beaucoup contribué au film. Mais on ne peut que constater que ses deux collaborations avec Capra se situent bien au-dessus de ses habituelles réalisations. C'est du moins ce que peuvent ressentir tous ceux qui ne sont pas particulièrement sensibles à son univers, comme l'auteur de ces lignes. Constat très subjectif donc, un admirateur de Langdon trouvant certainement à contrario que le rôle de Capra est exagéré et que l'on est ici dans un film 100% langdonien...

Le film est un immense succès mais Langdon ne parviendra pas vraiment à mener sa carrière à long terme et à s’imposer parmi les plus grands comiques de son époque. Pour ce qui est de Capra, sa carrière ne fait que commencer...

Olivier Bitoun

Sa première culotte (Long Pants, 1927)

Harry est un doux rêveur couvé par sa mère et ce n’est qu’à un âge avancé que son père l’oblige à remplacer ses culottes courtes par un pantalon d’adulte. C'est ce jour - ô combien symbolique - que choisit le destin pour mettre sur sa route une belle aventurière, Bebe Blair (Alma Bennett), tombée en panne de voiture alors qu'elle traversait le patelin d'Harry. Il tombe éperdument amoureux cette apparition qui, pour se débarrasser de lui, le gratifie d'un baiser avant de prendre la tangente. Harry est au désespoir et alors qu’on s’apprête au village à célébrer ses noces avec Priscilla (Priscilla Bonner), la jeune voisine qui lui est promise de longue date, il prend la fuite pour retrouver Bebe. Rendu à la grande ville, il découvre qu'elle a été arrêtée par la police. Il est prêt à tout pour la sauver et l'épouser, même à assassiner sa fiancée...

Harry Langdon excelle ici dans son rôle d’éternel adolescent fantasmant la vie. Pour lui, l’amour, l’aventure, la mort n’existent qu’à travers les images des livres qu’il engloutit et il n’a aucune conscience de la réalité des choses. Tout n’est que jeu avec la réalité et quelques scènes magistrales montrent la façon dont il réinvente le monde, mimant génialement des courses poursuites, des bagarres, des morts alors que rien ne lui arrive. Il tord dans ces moments la réalité, la pliant à son imaginaire enfantin. Mais en dehors de ces moments de pure fantaisie, le film se teinte d'une certaine noirceur, comme lorsque Langdon au désespoir imagine assassiner Priscilla - chose que le public ne va d'ailleurs guère apprécier - où lorsque l'intrigue plonge Harry dans la ville corrompue. Comme dans nombre de films de l'époque - on pense à L'Aurore qui sort la même année - Long Pants oppose la grande ville, Babylone moderne, à la petite bourgade peuplée de gens simples et honnêtes, offrant une vision assez terrible de ce qu'est une mégalopole, refuge des gangsters, des trafiquants d'alcool frelaté et des clubs de jazz louches.

Ce film marque la fin de la fructueuse collaboration entre Langdon et Capra. Dès le début du tournage, lancé très vite suite au succès de The Strong Man, Capra rentre en compétition avec le scénariste Arthur Ripley, autre proche collaborateur de l'acteur. Langdon prend partie pour ce dernier, ses idées coïncidant mieux avec l'orientation qu'il souhaite donner à son personnage de fiction. Capra a de plus en plus de mal à faire valoir ses vues sur le personnage et son univers, et à cause des tensions entre le trio créateur, le tournage prend du retard et Langdon doit combler de sa poche un important dépassement de budget. La First National voit d'un mauvais œil la tournure des événements et Capra est finalement écarté du film. Langdon et le cinéaste vont régler leurs comptes par voie de presse, Langdon déclarant que Capra n'était qu'un bon gagman et réclamant la paternité de la mise en scène des deux films signés par son ancien collaborateur, Capra dénonçant de son côté l'égotisme de l'acteur et son comportement d'enfant gâté sur les plateaux.

Est-ce à cause de ces tensions sur le plateau que Long Pants déçoit quelque peu après The Strong Man ? Ou à cause de cette noirceur apportée par Langdon et Ripley que Capra essayait de contenir, certain que celle-ci nuirait à l'aura enfantine de Langdon ? De fait, on a un peu de mal à croire à cette évolution du personnage et de son univers, et le film souffre de cruelles baisses de rythme. Long Pants demeure cependant malgré ces quelques défauts une franche réussite que Langdon n'égalera plus une fois la rupture consommée avec Capra. Quant à ce dernier, il quitte la First National et c'est à la Columbia qu'il va vraiment prendre son envol...

Olivier Bitoun

That certain thing (1928)

Molly (Viola Dana) vit toujours chez sa mère, élevant seule ses deux enfants. Elle travaille dans un hôtel et essaye de subvenir aux besoins de sa famille mais est persuadée au fond d'elle qu'elle épousera un jour un milliardaire qui la sortira de sa condition. Et elle rencontre effectivement A.B. Charles Jr. (Ralph Graves), le fils d’un richissime propriétaire d'une chaîne de restaurants. Elle le séduit d'abord pour son argent mais tombe réellement amoureuse de lui et accepte sa demande en mariage. Le conte de fée semble s'accomplir, mais A.B. Charles Sr. voit d’un mauvais œil le mariage de son fils avec une fille de basse extraction et menace de lui couper les vivres s'il ne l'annule pas. Ce dernier refuse le chantage, rejoint Molly et quitte sa vie dorée pour la réalité de la rue. Jusqu'au jour où il a l’idée de vendre des paniers repas bon marché à destination des ouvriers. Le succès est tel que la chaîne de restaurants tenue par son père commence à péricliter...

Après des années de service à la First National, Frank Capra rentre à la Columbia où il travaillera jusqu'en 1939. Après avoir signé deux beaux succès commerciaux avec Harold Lloyd, il repart presque en bas de l'échelle en signant des films aux budgets très réduits et qu'il se doit de boucler en des temps records. La Columbia est alors un tout petit studio qui a fait sa spécialité des productions bon marché, son économie précaire tenant sur un rythme de production stakhanoviste et sur l'intransigeance de son terrible patron Harry Cohn. Capra, qui défend déjà l'idée « d'un film, un homme », est intransigeant et parvient à imposer à Cohn des conditions jusqu'ici jamais vues à la Columbia : il est le metteur en scène, le scénariste, le producteur... bref, le seul maître à bord jusqu'à la sortie du film sur les écrans. Le seul responsable aussi, Cohn ayant toujours la possibilité de le virer ou de le mettre au placard au premier échec.

Capra joue donc son va-tout sur ce premier film pour le studio et parvient, malgré des conditions drastiques en terme de temps et d'argent, à signer d'entrée de jeu et un succès commercial et une réussite artistique qui prouve que son talent peut se déployer hors de ses collaborations avec Harold Lloyd. Il écrit avec Elmer Harris - avec qui il retravaillera pour So This is Love ? et The Matinee Idol - une comédie virevoltante et originale. Son sens inné du burlesque et son expérience acquise dans les écuries Roach et Sennett lui permettent de signer de formidables scènes de comédie et les touches sentimentales et dramatiques glissées de-ci de-là font à chaque fois mouche, Capra installant un style qu'il peaufinera encore dans ses réalisations suivantes. Il impulse par sa mise en scène efficace et directe un rythme incroyable au film, allant toujours à l'essentiel, recherchant à raccourcir au maximum les plans en évacuant tant que possible entrées et sorties de champs ou scènes de transition inutiles.

Derrière cette efficacité comique qui fait de That Certain Thing un petit chef-d’œuvre du genre, on retrouve des thèmes chers à Frank Capra et sa morale de la vie : la rencontre de deux jeunes gens de conditions différentes, la lutte des classes à travers la comédie romantique, le rêve américain et le revers du capitalisme forcené (A.B. Charles qui aime à répéter que sa fortune tient sur les tranches de jambon les plus fines possibles), l’idée que l’argent ne fait pas le bonheur… Les principaux motifs du cinéaste sont déjà là, jusqu'au riche industriel qui, in fine, retrouve son humanisme et son amour. That Certain Thing met en place la « capracorn », cet optimisme forcené qui va marquer le cinéma américain et qui peut être vu comme l'ancêtre du "feel good movie".

Olivier Bitoun

so this is love ? (1928)

Jerry McGuire (William Collier Jr.), employé chez un tailleur, est amoureux de longue date d'Hilda Jensen (Shirley Mason) qui travaille dans le restaurant-épicerie situé en face. Mais celle-ci a elle aussi un amour secret de longue date, puisqu’elle rêve de conquérir le cœur de Spike Mullins (Johnnie Walker), boxeur et célébrité locale. Ironie du sort, c’est en tentant de de séduire Hilda que Jerry précipite la jeune femme dans les bras de son rival : le tailleur, enhardit, invite la jeune femme à un bal et il lui offre des vêtements de son choix, pris directement de la boutique et c'est lorsqu’il la voit ainsi joliment vêtue que Spike remarque la jeune femme. L’entourage de Jerry, bientôt rejoint par Hilda qui se rend compte que Spike n’est pas le héros de ses rêves, encouragent le jeune homme à flanquer une raclée à son rival...

Le cinquième film de Capra, réalisé en 1928, à une époque donc ou Capra réalisait un film par mois, est une adorable comédie. L'argument repose sur un principe simple, et fort galvaudé dans la comédie muette : un jeune homme un peu faiblard est amoureux d'une jeune femme qui n'a d'yeux que pour un autre. Jerry, un homme simple et issu du peuple, est donc ce rêveur qui va réaliser ses rêves, mais de façon un peu décalée. L’exposition du film est de la pure comédie, mais à partir de la scène du bal Capra ose une rupture de ton plutôt réussie : confronté à un ennemi redoutable, Jerry faillit et sa peine se double d’une violente humiliation. C’est désormais à un double enjeu qu’il est confronté : d’une part, gagner le cœur de la belle, d'autre part se venger de son adversaire. L’entraide, valeur sacrée des films de Capra, va lui permettre de bénéficier des appuis de son patron, mais aussi d'Hilda et du voisinage.

La petite communauté qui est présentée dans ce film est celle des petites gens. Les boutiques de ce petit quartier d'immigrants sont loin d’être des enseignes de luxe et derrière le besoin de s’élever de sa condition de gringalet, affleure chez Jerry un besoin de réussite et de reconnaissance qui est partagé par le Capra de 1928. Le cinéaste soigne son film, dosant parfaitement émotion et  comédie; avec pour ambition secrète de devenir le réalisateur incontournable du studio qui vient de l'accueillir.

François Massarelli

bessie à broadway (The Matinee Idol, 1928)

Don Wilson (Johnnie Walker) est une coqueluche de Broadway où son numéro de chanteur « nègre » fait un tabac. Avant qu'il ne se lance dans un nouveau spectacle, son producteur le convainc de passer un week-end à la campagne afin de reprendre des forces. Suite à une panne de voiture et à un imbroglio, il se retrouve à jouer sur la scène d'un petit théâtre mené par le Colonel Bolivar. Son producteur voit dans cette pièce d'amateurs, involontairement comique, un numéro prompt à faire se gondoler le public new-yorkais. Bolivar et sa troupe, tous de doux rêveurs crédules, ne se doutent pas un instant qu'ils sont engagés pour servir de faire-valoir comiques à Wilson. Ce dernier ne goûte guère à la farce et il est pris de remords à l'idée de les servir en pâture au cynisme du public citadin. Il faut dire que Wilson est tombé amoureux de Ginger (Bessie Love), la fille de Bolivar...

Depuis son entrée à la Columbia, Frank Capra se voit contraint d'enchaîner la réalisation de longs métrages, toujours en un temps record (il ne peut consacrer qu'à peine six semaines à chacun d'entre eux) et pour des budgets dérisoires. The Matinee idol fait ainsi partie des huit longs métrages que le cinéaste réalise au cours de la seule année 1928. On aurait pu penser que ce rythme stakhanoviste nuirait à la qualité des films, mais si effectivement cette période reste la plus méconnue de sa carrière, Bessie à Broadway permet de mesurer à quel point Capra sait signer des œuvres fort soignées malgré des conditions de production et de tournage drastiques. Mieux, il parvient à imprimer à des productions à priori impersonnelles des thèmes qui lui sont chers et qu'il développera tout au long de sa carrière. On trouve ainsi dans Bessie à Broadway cette méfiance du cinéaste vis-à-vis de la grande ville avec son cynisme (présumé) et son intellectualisme bourgeois, Capra préférant les petites bourgades aux lumières des grandes cités américaines. Surtout, il y a au cœur du film cette figure centrale de son œuvre qu'est l'ascension fulgurante aussitôt suivie de son revers : la petite troupe croit faire route vers le succès mais ce qu'elle découvre en guise de gloire c'est le cynisme, aussi bien chez les promoteurs de spectacles sans scrupules que chez les spectateurs blasés des grandes villes. Et face à cela, ils n'ont que leur innocence et leur simplicité à opposer. Capra ne cesse dans son œuvre de s'interroger sur sa propre obsession pour le succès (son grand rêve est de voir son nom en haut de l'affiche et de remporter un Oscar) qui vient mettre régulièrement en péril sa volonté de refuser tout compromis. Souvent dans sa carrière, il doit renoncer aux sirènes de la gloire afin de rester dans la ligne qu'il s'est fixée : être le seul maître de ses films, de ses choix. Au lieu de prendre le chemin le plus rapide, il n'hésite pas à repartir de zéro ou à prendre le risque de perdre un poste chèrement acquis. Et comme pour conserver intacte en lui cette image d'intégrité, il ne cesse de mettre en scène des personnages issus de la classe populaire qui se perdent dans le pouvoir ou l'argent et qui ne retrouvent le bonheur qu'en abandonnant le sommet.

Bessie à Broadway est ainsi une excellente comédie - enlevée, inventive et rythmée en diable - doublée d'une réflexion amère sur le succès. C'est aussi une fable, Don Wilson - comme tant d'autres personnages emblématiques du cinéma de Capra – faisant volte face, abandonnant gloire et richesse afin de renouer avec les vraies valeurs humaines, l'authenticité, la fraternité. Et cette prise de conscience, cette transformation se fait, comme toujours, grâce à l'amour. Capra signe d'ailleurs une très belle scène de confession amoureuse sous la pluie, le maquillage noir de Wilson s'effaçant sous les ondées, la vérité éclatant alors que son masque disparaît. La pluie est un gimmick visuel qui reviendra dans quasi tous les films du cinéaste : la pluie, l'eau, est toujours pour lui le motif de la renaissance, de la compréhension, du pardon et de l'amour. Un de ces films méconnus de la période muette de Capra qu'il faut absolument redécouvrir.

Olivier Bitoun

The Power of the press (1928)

Le journaliste Clem Rogers (Douglas Fairbanks Jr), las de tenir la rubrique des chiens écrasés, a enfin l'opportunité de briller dans son métier. En effectuant un reportage, il tombe sur un scoop : le procureur Nye (Charles Clary) vient d'être assassiné et sur les lieux du crime il tombe nez à nez avec une proche amie de la victime, Jane Atwill (Jobyna Ralston) qui s'avère être la fille d’un candidat à la mairie (Edward Davis). Le journal imprime le scoop, mais la jeune héritière victime de l'article se rebiffe, bientôt rejointe par Clem Rogers qui est lui aussi bien décidé à faire éclater la vérité sur l'affaire. Et il semblerait que Blake (Philo McCullough), le rival de M. Atwill à la mairie, pourrait bien être trempé dans cette sombre histoire...

A ses débuts à la Columbia le jeune Capra connaît déjà son métier sur le bout des doigts, ce qui lui permet de tourner à toute vitesse, avec une sureté d'exécution qui laisse pantois. Cette histoire de reporter ambitieux est excellente. Energique, élégant, et attendrissant, Douglas Fairbanks Jr monopolise l’attention et attire la sympathie. On se réjouit de retrouver à ses côtés la délicieuse Jobyna Ralston, dont la carrière n’allait pas tarder à s’arrêter. Capra a également réservé un rôle de choix à Mildred Harris qui, en témoin de dernière minute, partage une poursuite en voiture avec le personnage principal. Capra manipule avec aisance le suspens, passe de la comédie policière à un climat d’aventures plus classique et ce sans jamais se perdre en chemin. Le cinéaste est visiblement fasciné par l'aspect documentaire de son sujet, décrivant avec plaisir les coulisses d'un journal, comme lorsque le quotidien fait son changement de Une pour placer un scoop, séquence qui filmée dans une authentique imprimerie. Le monde politique est également décrit avec doigté, occasion pour Capra de montrer son attachement à l’humanité et l'honnêteté d’un candidat avant même de jauger de la qualité de sa politique.

François Massarelli

the younger generation (1929)

La maison de Julius Goldfish(Jean Hersholt) , un marchand du Lower East Side, brûle à cause de l'animosité de son fils Morris (Ricardo Cortez) pour son voisin Eddie Lesser (Rex Lease), ce dernier étant très proche de sa soeur Birdie. Morris, travailleur acharné, va faire preuve d'esprit d'initiative, et la famille va grâce à lui gravir les échelons. Les années passent, et les Goldfish sont désormais une famille huppée de la 5e avenue. Comme dans le ghetto, la famille fonctionne selon une division très claire : la mère (Rosa Rosanova) est toute entière dévouée à son fils Morris, tandis que le père et la fille sont plus proches l'un de l'autre. Morris se comporte en dictateur, imposant des règles en fonction de son désir d'avancer en société. Il interdit à son père de revoir ses amis et même de se montrer dans son ancien quartier. Pire, il interdit à Birdie de revoir son amoureux Eddie. Et lorsque ce dernir fait de la prison pour avoir été complice d'un cambriolage, Morris chasse Birdie du foyer...

Film typique de ce que Michel Chion a appelé l'inter-rêgne entre le muet et le parlant, The Younger Generation est une oeuvre hybride, majoritairement muette mais avec quatre séquences parlantes qui ne doivent pas totaliser au total plus de vingt minutes. Adapté d'une pièce de Fannie Hurst, auteure de Humoresque qui sera adapté par Frank Borzage en 1920, le film est comme celui de Borzage l'une des rares incursions d'Hollywood dans la communauté Juive, communauté pour laquelle Capra ne ménage pas sa tendresse. Le premier acteur cité au générique est Jean Hersholt et le héros semble être de prime abord Julius. La verve de Hersholt attire beaucoup l'attention mais le titre est aussi suffisamment explicite pour que l'on comprenne que le fils va prendre la main...

Le film nous conte, à travers les parcours très différents de Birdie et Eddie d'une coté et de Morris de l'autre, la difficulté des enfants d'immigrés Juifs nés Américains à trouver leurs marques. L'émancipation pour Birdie passe par le respect de ses parents tandis que pour Morris, pris de respectabilité et de réussite au point de se renier, elle passe par le gommage de toutes les aspérités. Et celui qui souffre le plus de cette volonté d'oublier ses origines, c'est bien sûr Julius. On trouve ici du Mr Deeds, lorsque ce dernier se réveille et ne parvient pas à adapter son bon sens aux nouvelles habitudes luxueuses que voudrait lui faire prendre son fils. Une scène où la tendresse de Capra et Hersholt à l'égard du personnage est évidente est celle où on le voit tenter de blaguer avec le majordome puis sourire lorsqu'un livreur le suit dans sa tentative d'humour. Ces quelques secondes de complicité sont l'une des rares occasions pour le vieil homme de s'amuser et d'être enfin lui-même. Ricardo Cortez a un rôle délicat, devant assumer d'être le "méchant" du film. Il est raide, sec et lorsqu'à la fin, une fois sa famille partie, le riche Morris s'assied dans un fauteuil, les persiennes dessinent une ombre sur son visage et on comprend que son père lui a légué son malheur. Son assimilation est peut-être réussie, mais il a raté tout le reste...

Les scènes muettes sont les meilleurs moments du film, ce qui n'est pas une surprise, le rythme des dialogues étant typiquement lent, comme souvent en 1929, année de transition. La première bobine en particulier, qui se termine par l'incendie, est typique du talent technique de Capra, très à l'aise dans la description du quartier et dans l'exposition des personnages. Mais si les scènes parlantes sont moins intéressantes, Capra fait des efforts pour maintenir un montage assez fluide et ne laisse pas le dialogue dicter sa mise en scène. Un quart d'heure entier, à la fin de la troisième bobine et sur toute la suivante, est consacré à des scènes parlantes qui servent un peu de complément à l'exposition des personnages, le cinéaste nous les montrant évoluer dans leur nouvel environnement.

Le film est empreint d'un autre thème typique du metteur en scène : la famille ou la communauté comme ennemi, thème que l'on retrouvera dans Mr Smith Goes to Washington (Claude Rains est à la fois l'ami de Stewart et un corrompu), Meet John Doe (Cooper manipulé par la femme qu'il aime) ou It's a Wonderful Life. Chez Capra, le mal est d'abord très proche, il faut aller le chercher au fond de soi. The Younger Generation confirme le talent de Capra pour réaliser des mélodrame réalistes, enflammés et profondément attachants.

François Massarelli

Ladies of leisure (1930)

Kay Arnold (Barbara Stanwyck), une jeune femme qui s'adonne - bien que ce ne soit jamais clairement dit - à la prostitution, devient le modèle d'un peintre idéaliste (Ralph Graves). Les riches parents du jeune homme voient d'un mauvais oeil leur relation...

Signé par Capra ( sous son pseudonyme de l'époque Frank R. Capra), ce film qui n'aurait pu être qu'un petit mélodrame se révèle en fait une oeuvre flamboyante. Sa réussite tient beaucoup à la grande Barbara Stanwyck qui tient merveilleusement un rôle assez délicat. La prostitution n'est cependant pas le sujet du film, il s'agit plus pour Capra de montrer que les classes sociales n'ont pas de frontières et qu'il est possible de s'amender, de changer, de s'élever quelle que soit sa condition.

S'élever, c'est ce que fait la caméra dès le départ. On est en pleine soirée, dans une rue huppée et soudain les passants manquent de recevoir des bouteilles sur la tête. La caméra, dans un mouvement ascendant, nous révèle alors une fête qui se déroule dans l'atelier du peintre situé en haut de l'immeuble. Ce mouvement ascendant reviendra tout au long du film, comme lorsque le jeune homme sur sa terrasse regarde vers les étoiles tandis que Kay - qui n'a pas encore succombé au charme de son employeur -  insiste pour regarder vers le bas. Ou encore lorsque la jeune femme décide de partir et que son amie (Marie Prevost) se rend chez le peintre pour le prévenir, les 25 étages à gravir manquant d'avoir raison d'elle. On retrouve l'idéalisme, la morale de Capra, mais aussi son talent pour tenir la cohérence d'un film tout en passant de la comédie au drame.

François Massarelli

La femme  aux miracles (Miracle Woman, 1931)

Florence Fallon (Barbara Stanwyck), la fille d'un pasteur répudié à cause d'un groupe de pères-la-pudeur, annonce à la congrégation la mort de son père, survenue quelques minutes avant la messe. Ivre de colère, elle les chasse et accuse leur hypocrisie. Un passant est témoin de la scène. Escroc, spécialiste en arnaque de tous genres, Bob Hornsby (Sam Hardy) profite de la colère de la jeune femme pour lui proposer une de ses combines. Evangéliste charismatique, Florence rameute dès lors les foules et fait des appels aux dons pour construire un tabernacle qui bien sûr ne verra jamais le jour. Elle guérit aussi des éclopés - tous complices - jusqu'au jour où John Carson (David Manners) un ancien soldat devenu aveugle, se rend à une de ses spectaculaires représentations et tombe amoureux d'elle...

La religion comme échappatoire à la crise, la manipulation des masses, le volontarisme optimiste, la découverte de la véritable âme d'un personnage : tous ces thèmes sont au coeur des grandes oeuvres "idéologiques" de Capra, et en particulier de Meet John Doe qui reprendra bien des choses de ce film... à commencer par Barbara Stanwyck. L'actrice incarne Florence Fallon avec une ferveur indiscutable, mais il faut savoir que ce film, qui n'eut pas tant de succès que cela à sa sortie, était adapté d'une pièce autrement plus satirique. Capra s'est refusé à montrer une héroïne utilisant la religion pour se perdre et a donc ajouté le personnage du manager. La jeune femme peut ainsi échapper aux griffes de ce personnage détestable en étant littéralement sauvée par l'amour de John Carson, son ami aveugle. Leur rencontre tient du miracle - au moment ou il s'apprête à sauter par la fenêtre, Carson entend la voix de Florence exhortant ses "frères humains " au courage - et le climax du film en proposera un autre. Le propos du film n'est pas de s'attaquer à la religion, ce qui aurait été de toute façon étonnant de la part de Capra. Il nous offre donc des personnages très humains, dont les vicissitudes et les blasphèmes sont dans l'ensemble excusables. Capra ne dénonce par non plus un système corrompu dans son ensemble, comme il le fera plus tard, l'escroquerie racontée ici étant un épiphénomène.

La réalisation, tout comme le montage, sont solides et visent à assure un rythme soutenu au film, Capra imposant par ailleurs une diction à cent à l'heure à ses comédiens. Le film aurait pu tomber parfois dans le ridicule (les grands messes avec lion et cage n'en sont pas loin) mais il tient parfaitement la route, grâce à son atmosphère pré-code, son humour discret et ses personnages attachants. Un film qui peut être considéré à bien des égards comme l'acte de naissance de ce que d'aucuns appelleront la Capra-corn, jeu de mots visant à dénigrer le cinéaste mais qui définit tout simplement SON style, personnel et fervent.

François Massarelli

la blonde platine (platinum blonde, 1931)

Stew Smith (Robert Williams), un journaliste aussi doué qu'insolent, s'éprend d'Ann Schuyler (Jean Harlow), une dame de la haute qu'il finit par épouser. Brandissant jusqu'ici son indépendance, il se laisse peu à peu enfermer dans une cage dorée. Sa complice au journal, Gallagher (Loretta Young), secrètement amoureuse de lui, essaie de le sortir de ce guêpier...

Depuis That Certain Thing, Frank Capra enchaîne à un rythme effréné les tournages pour la Columbia et franchit sans peine le passage du muet au parlant, comme si son cinéma n'attendait que les sons et les mots pour s'épanouir encore. Il profite de cette production ininterrompue pour apprendre sur le bout des doigts tous les aspects de la fabrication d'un film, s'intéressant de près aussi bien aux aspects artistiques que techniques, les deux œuvrant pour lui de concert dans la réussite d'un film. Cette connaissance technique (assez rare chez un réalisateur), alliée au fait qu'il a pu peaufiner de film en film son style et son univers, aboutit à cette grande réussite qu'est Platinum Blonde. Ce film marque aussi un grand tournant dans son œuvre car il est le premier d'une longue et importante collaboration avec le scénariste Robert Riskin. Ils écriront ensemble treize longs métrages ainsi qu'une série d'animation pour la télévision lorsque Capra s'éloignera du cinéma à la fin de sa carrière.

On trouve ainsi dans Platinum Blonde des thèmes que le réalisateur ne cessera de développer par la suite : la manipulation de la presse par la haute société (plus tard ce seront les collusions entre politiques, lobbyistes et riches industriels qui seront systématiquement dénoncés), la difficulté de choisir l'indépendance et le refus des compromis lorsque le succès frappe à la porte, la valorisation du "self made man" contre les fortunes familiales... Le principe d'un homme du peuple propulsé dans la haute société et perdant en route son intégrité (qui reviendra par exemple dans Broadway Bill) est symptomatique de la crainte de Capra de céder lui-même aux sirènes de la gloire. Régulièrement, que ce soit avec Roach, Sennett ou Cohl (le nabab de la Columbia), il préfère repartir en bas de l'échelle plutôt que de se plier à des exigences qui vont à l'encontre de ses idées. Les personnages de ces films sont ainsi comme des repoussoirs, leur présence lui rappelant que le plus important est l'intégrité. Il parviendra ainsi à faire son chemin dans l'industrie hollywoodienne jusqu'à l'après-guerre, temps des compromis qui marquera la fin de sa glorieuse carrière.

Si les thèmes sont là, le style Riskin-Capra est aussi déjà bien en place : génie de la caractérisation des personnages, dialogues enlevés, passages du rire aux larmes en un battement de plan... La mise en scène de Capra est plus que jamais soignée, précise et inventive, avec une très belle utilisation de larges mouvements de caméra et des compositions qui jouent savamment sur la profondeur de champ. On retrouve également le génie du cinéaste pour ce qui est de la direction d'acteurs : chez lui, les interprètes sont non seulement toujours justes mais possèdent un jeu étonnamment moderne. « Tombez amoureux de vos acteurs. Tout le reste n'est que technique et vanité de metteur en scène » explique-t-il dans ses mémoires. Ainsi, Robert Williams est absolument admirable dans son rôle de journaliste frondeur et insolent. Face à lui, Jean Harlow fait des miracles en blonde pulpeuse et cette silhouette que l'on a vue dans les comédies muettes chez Sennett devient sous la caméra de Capra une véritable icône du cinéma hollywoodien. Enfin il y a la délicieuse Loretta Young, aussi crédible en journaliste fonceuse qu'en amoureuse éconduite. Platinum Blonde est un film passionnant en ce qu'il installe définitivement les grands thèmes de Frank Capra, mais c'est aussi - et avant tout - un régal de comédie !

Olivier Bitoun

la ruée (american madness, 1932)

Dans les années 30, pendant la Grande dépression, Thomas Dickson, banquier, doit faire face à son conseil d'administration frileux, alors qu'il veut faire circuler l'argent qui lui est confié. De plus, sa femme le trompe avec le caissier principal, qui fomente un hold-up.

Après l'amorce progressive vers des sujets plus sérieux entamée dans ses films précédents, American Madness est la première œuvre de Frank Capra où il manifeste ouvertement les velléités sociales contenues dans ses grands classiques des années à venir. C'est également un des premiers films hollywoodien à aborder ouvertement le contexte de la Grande Dépression dans laquelle est plongée l'Amérique en ce début des années 30. Comme toujours Capra manifeste ici sa foi en l'humain, sa droiture et sa bonté capable de venir à bout de la rigueur des institutions.

Le début introduit progressivement ce thème à travers diverses scènes où le cadre austère d'une banque se fait chaleureux par la découverte de ceux qui y travaillent, de leur espérance, de leurs qualités et leurs défauts. L'ouverture matinale d'un coffre détend ainsi par les blagues que s'échangent employés, on s'amuse des commérages de la standardiste mâcheuse de chewing-gum et craque pour le joli couple formé par le caissier et la secrétaire joué par Pat O'Brien et Constance Cummings. Tous ces éléments préparent l'introduction du personnage de patron de banque bienveillant joué par Walter Huston, ce Tom Dickson source du sentiment de bien-être ressenti dans des lieux qui ne s'y prêtent guère en ces temps difficiles. Le film est donc à grande échelle un combat entre le maintien de cette dimension humaine et soucieuse de l'autre et la froide machine financière uniquement préoccupée par le profit, les deux n'étant pas forcément incompatible. C'est ce que tente d'expliquer Tom Dickson à ses administrateurs soucieux des nombreux et généreux prêts qu'il accorde à ses clients alors qu'eux souhaiteraient plutôt qu'il garde les liquidités au sein de la banque pour une spéculation plus rassurant sur le marché. La vision de Dickson est cependant plus vaste, c'est par les hommes de bonne volonté que le pays se reconstruira et jusqu'à présent il a toujours su en reconnaître un valable et travailleur lorsqu'il s'est posé la question de l'aider financièrement.

Le script de Capra et Riskin va pourtant mettre ses beaux et nobles principes à rude épreuve. Le mal viendra de l'intérieur avec un employé véreux favorisant un hold-up pour rembourser ses dettes de jeu et de l'extérieur avec la panique éveillée chez les clients pensant leur banque en faillite et s'y ruant pour clôturer leurs comptes. Si c'est en s'attardant sur l'individu que Capra aura su capter le bien en chacun d'eux, le mal lui s'incarne à travers le collectif et cette cinglante démonstration du poids de la rumeur déformée et amplifiée qui peut briser la réputation d'une entreprise comme un rien. Notre héros est ainsi poussé dans ses derniers retranchements avec cette masse s'apprêtant à détruire l'œuvre de sa vie et également sa vie personnelle remise en cause avec la supposée infidélité de sa femme. Walter Huston offre une superbe prestation : exalté par ses idées, attaché à ceux qui dépendent de lui puis brisé par la tournure des évènements, ce n'est pas un surhomme mais un être concerné essayant d'agir pour le mieux. La récompense viendra de l'individu lorsque les clients ayant bénéficié de son aide vont parvenir à stopper l'hémorragie alors qu'il se heurte à un refus des grands entrepreneurs de lui venir en aide.  "L'homme de la rue" est plus à même de remercier que la grande entité financière uniquement soucieuse de son chiffre d'affaire nous dit Capra. On trouve déjà là l'optimisme et la tonalité de fable et d'allégorie qui se développeront de manière plus fine encore dans les films à venir mais qui sont déjà ici superbement menés dans ce manifeste fondateur.

Justin Kwedi

la grande muraille (The bitter tea of general Yen, 1933)

Megan Davis (Barbara Stanwyck), une jeune femme Américaine rejoint son fiancé, le missionnaire Robert Strike (Gavin Gordon), pour célébrer leur mariage. Mais juste avant la cérémonie, elle le suit dans une équipée improvisée qui tourne vite au désastre. Partis sauver des enfants, ils ont comme sauf-conduit un papier signé par le général Yen (Nils Ashter) mais ce dernier s'avère être un soldat félon. Profitant de la confusion qui suit la découverte de ce papier sans valeur, Yen fait enlever Megan. Prisonnière, elle est irrémédiablement attirée par cet homme cruel, d'abord physiquement, puis de plus en plus clairement de façon amoureuse...

Moins connue que les oeuvres fédératrices tournées plus tard par Capra, cette histoire d'amour déguisée en film d'aventure exotique est pourtant l'un des plus beaux films du cinéaste. Sorti en 1932, en pleine période dite pré-code, c'est un film qui joue habilement avec la censure mais aussi un tour de force technique qui laisse pantois. Dirigeant une nouvelle fois Barbara Stanwyck, qui décidément l'inspire, Capra use de tout son savoir-faire en matière de mise en scène pour recréer une Chine fantasmée, dans laquelle évolue Megan Davis, fraîchement débarquée des Etats-Unis.

Le film aurait pu être l'histoire de la conversion de Yen, qui aurait alors dit adieu à ses manières barbares pour les beaux yeux de la belle Megan Davis. Pourtant, et c'est ce qui fait la force du film, si conversion il y a, ce n'est pas Yen qui la subit. Les indices ne manquent pas pour nous montrer l'étrange sympathie que manifeste Capra à l'égard de Yen et de ce qu'il représente. Au début, le Général est montré comme un homme cultivé, versé aussi bien dans la culture chinoise que dans celle occidentale - il apparaît d'ailleurs en uniforme, autant dire en habit occidental. Capra s'ingénie ensuite, au fur et à mesure que les barrières qui empêchent Megan d'admettre son amour sautent les unes après les autres, à montrer Yen se transformer, se parant de manière traditionnelle. Capra retourne les préjugés, comme lorsque le conseiller financier Jones (le savoureux acteur Walter Connolly) demande à Yen s'il a réalisé que la femme qu'il convoite est blanche et qui s'entend répondre par le général : "Ce n'est pas grave, je n'ai pas de préjugés..."

Le sujet est donc bien l’hypothèse du rapprochement entre les êtres, toutes couleurs de peaux confondues, ce qui dans les années 30 est loin d'aller de soi on s'en doute. Le film a subit des coupures manifestes, ce qui traduit sans doute des accrochages entre Capra et la Columbia qui, trouvant le sujet par trop explosif et a certainement tenté de freiner les audaces du cinéaste. Mais le film ainsi raccourci reste rempli de beautés et de trésors. Au-delà de l'érotisme (Barbara Stanwyck dans une discrète scène de déshabillage, ou un rêve assez drôle dans lequel elle expose son trouble vis-à-vis de Yen), le film est notable pour son rythme rapide et sa beauté picturale. La photo de Joseph Walker est toute en nuances de gris et la Chine est superbement recréée avec une profusion de détails. Au-delà d'un certain réalisme, le film montre l'immense sens de la composition du cinéaste ainsi que son génie du montage, aussi bien de l'image que du son. Certaines scènes tournées par Capra dans les années 30 sont parmi les plus réussies techniquement de l'époque et son ingéniosité pour influer sur le rythme est devenue légendaire. Un dernier mot sur Barbara Stanwyck qui s'est jetée corps et âme dans ce rôle, avec la passion qu'on lui connait. Megan Davis montre combien tous les beaux discours de charité chrétienne et de bienfaisance fondent comme neige au soleil devant le charme de Yen et l'actrice se sert de toute sa force de persuasion pour nous faire comprendre combien son personnage était dès le départ dans l'erreur. Réussir à raconter avec tant de finesse une histoire d'amour entre un Chinois et une Américaine dans les années 30 et nous montrer en passant les errements de la foi chrétienne : comment dire après un tel film que Capra n'était qu'un incorrigible prêcheur ?

François Massarelli

grande dame d'un jour (lady for a day, 1933)

Apple Annie (May Robson) est une vieille dame sans le sou qui survit en vendant ses quelques pommes sur Broadway. Honteuse, elle cache sa condition à sa fille qui vit depuis longtemps en Europe, lui faisant croire qu'elle appartient à la haute société. Lorsque cette dernière lui annonce qu'elle se rend à New York avec son fiancé et le père de celui-ci, un comte espagnol qui veut rencontrer sa belle-famille avant d'accepter leur mariage, Annie est au désespoir. Le Dandy (Warren William), chef d'un gang de malfrats qui voit en Annie son "porte-bonheur", décide de l'aider en la faisant passer l'espace d'une semaine pour une grande dame de la bourgeoisie. Mafieux, arnaqueurs et clochards se mettent en quatre pour que l'illusion soit parfaite...

Robert Riskin et Frank Capra reprennent le principe de La Blonde platine (une personne de basse extraction plongée soudainement dans la haute société) mais ne s'intéressent pas cette fois ci au "choc des cultures" - même s'ils font toujours un usage parfait de la confrontation entre le langage précieux de la haute société et l'argot de la rue et s'ils s'amusent des différences entre les deux mondes - et utilisent ce postulat pour faire du film un conte de fées célébrant la solidarité, l'entraide et l'amour du prochain. Lady for a Day est ainsi la véritable première fable réalisée par Capra, une forme qu'il utilisera avec toujours plus de bonheur dans ses réalisations futures. Capra est un humaniste sentimental, pas un grand analyste des questions sociales ou politiques. Il use de raccourcis, de facilités, de caricatures, mais toujours avec sincérité. On peut ainsi rire de voir comment dans  Grande dame d'un jour toute la société américaine (des mafieux aux politiques, en passant par la police et les clochards) se serre les coudes pour aider la pauvre Apple Annie. Mais pour peu qu'on laisse son cynisme à la porte, c'est l'émotion qui l'emporte face à cette vision idéaliste et fantasmée de l'Amérique et de l'homme à laquelle Capra s'efforce de croire.

Si dans ce film, tous trouvent grâce aux yeux du cinéaste (son propos se fera plus contrasté dans ses œuvres suivantes), les véritables héros sont les laissés-pour-compte et les arnaqueurs de tous poils, ceux qui survivent à force de débrouille et de petits coups. C'est que Frank Capra, qui a longtemps bourlingué avant d'entrer dans le monde du cinéma, sait ce qu'est la lutte pour la survie. Il aime l'argot des bas quartiers, le bagou des filous, la faune interlope de la rue et de la nuit. Il crée ainsi une délicieuse galerie de seconds rôles : le juge Blake (Guy Kibbee), champion de billard et arnaqueur, Missouri (Glenda Farrell), danseuse de cabaret au grand cœur, Shorty le cul-de-jatte, Shakespeare le gros bras du Dandy... Capra et Riskin excellent à caractériser leurs personnages en quelques détails – gestes, gimmicks, tics de langage – tout en les rendant particulièrement vivants. Le réalisateur connaît tout ce petit monde et tire de ses souvenirs de jeunesse de quoi nourrir tous ces seconds rôles qui peuplent ses films. Pour Lady for a Day, il va même chercher d'anciens compagnons de misère (comme Shorty) pour interpréter ces personnages issus pour la plupart de la vraie vie.

Le "système Capra" est tout entier contenu dans le film : un démarrage presque documentaire - une description très fine du monde où l'action se situe – et un final en forme de happy end qui transforme in fine le film en fable. Le génie de Capra est de parvenir à maintenir intacte entre ces deux pôles la croyance du spectateur. Pour cela il impulse à ses films une énergie continue et le spectateur, porté par ce déluge de sensations, par le rythme des plans et des dialogues, par la gestion parfaite des entrées et des sorties de champ (écourtées au maximum) et par l'art du montage, suit dans un même souffle les peines et les joies des héros, les espoirs et les défaites, la triste réalité de la société et la croyance utopique en la bonté de l'homme. Frank Capra se voit confirmé dans l'idée qu'il est sur la bonne voie lorsqu'il voit son film être quatre fois nominé aux Oscars, même s'il lui faudra attendre son film suivant, New York - Miami, pour remporter la récompense suprême tant attendue...

Olivier Bitoun

New york - Miami (It Happened One Night, 1934)

Ellie Andrews (Claudette Colbert), jeune fille gâtée dont le père milliardaire refuse qu’elle épouse l’homme de ses rêves, échappe à son emprise en se sauvant pour aller rejoindre le play-boy aviateur avec qui elle s’est secrètement fiancée. Peter Warne (Clark Gable), journaliste insolent, est congédié du journal qui l’emploie. Ces deux personnes que tout sépare se rencontrent dans un autocar reliant Miami à New York. D’abord attiré par le scoop et éventuellement la récompense qu’il pourrait obtenir (le père de la jeune fille ayant lancé des détectives à ses trousses), Peter Warne ne quitte plus d’une semelle sa nouvelle compagne de voyage qui vient en plus de se faire voler tout l’argent qu’elle transportait sur elle. Après maintes péripéties, ils finissent par s’éprendre l’un de l’autre…

Considérée comme la première screwball comedy, New York - Miami marque une autre date dans l’histoire de la comédie américaine puisque, depuis l’arrivée du parlant, le genre était dans l’ensemble représenté par des films assez guindés, statiques, confinés en studio dans des décors souvent luxueux et à l’interprétation que le naturel n’étouffait pas. Capra aère le genre en l’emmenant à l’extérieur et propose pour la première fois des personnages avec lesquels le spectateur peut facilement s’identifier car se comportant avec une spontanéité nouvelle, les pantins gesticulants de la plupart des comédies se métamorphosant ici en hommes et femmes comme nous autres. Lors de la première aux Etats-Unis, le film fut reçu avec une extrême froideur par la critique mais personne ne s’attendait au triomphe qui arriva comme une traînée de poudre grâce à un bouche à oreille plus que flatteur de la part du public. Les spectateurs américains firent en très peu de temps de New York - Miami l’un des plus gros succès de 1935. Et l’étonnement fut à son apogée lorsque, à la cérémonie des oscars, il remporta les cinq récompenses les plus prestigieuses : meilleur réalisateur, meilleur scénario, un prix d’interprétation pour les deux acteurs principaux et, récompense suprême, le film de l’année.

75 ans après, le constat est simple : les récompenses étaient toutes amplement méritées. Cette comédie, l’une des plus légères de Frank Capra, est parfaite de bout en bout. Il s’agit d’une sorte de prototype de la comédie américaine des années 30 et 40 dans laquelle un homme et une femme s’opposent pendant la majeure partie du film avant de tomber dans les bras l’un de l’autre. Rien de bien original donc : d’un côté le journaliste culotté, insolent et sûr de lui, de l’autre l’enfant gâtée, ignorante des réalités de la vie ; pour faire plus simple, le dur à cuire et la frivole. Mais là où Capra transcende cette comédie de prime abord banale, c’est en empruntant aux films d’aventure leur rythme haletant et l’aération de l’intrigue : poursuites, fausses identités, atmosphères nocturnes, virée d’un couple en fuite… Capra ne se contente pas de filmer platement les situations farfelues de son film ; sa mise en scène est au contraire très travaillée, belle et vigoureuse. Le montage impeccable ne laisse pas de place au superflu et la photographie est très léchée. Il faut également saluer le travail de Robert Riskin puisqu’il nous offre de multiples scènes d’anthologie grâce à un comique de situation qui n’a pas vieilli d’un poil, une intrigue d’une grande richesse et des dialogues d’une grande drôlerie, emplis de répliques qui font mouche.

Une intrigue riche en rebondissements et pas si simpliste qu’elle en a l’air de prime abord, s’amusant dans un premier temps à contourner la censure par des sous-entendus et de délicieuses idées de mise en scène. L’analyse des rapports humains est d’une grande justesse et ne sombre jamais dans la mièvrerie. Les deux personnages principaux luttent moins pour se dominer l’un l’autre (comme dans la plupart des films du genre à partir des années 40, avec la bataille des sexes) que pour se prouver qu’ils sont capables de se débrouiller sans l’aide de l’autre face aux difficultés de la vie quotidienne. Au passage, le puritanisme américain en prend un coup, la milliardaire découvrant les joies d’une vie simple au contact d’un journaliste frustre et grâce à un voyage au cours duquel elle côtoie les ‘américains moyens’. Venons-en à l’interprétation qui repose sur les épaules des deux acteurs principaux. Clark Gable révèle un tempérament comique totalement inattendu et Claudette Colbert est à croquer avec son chapeau, sa nuisette et son petit nez retroussé. La vitalité, la justesse de ton et le brio qui firent le succès du film ne doivent pas faire oublier l’émotion qui point dans la dernière partie et qui rend le film encore plus profond et précieux. 100 minutes de pur bonheur, un sommet de la comédie américaine.

Erick Maurel

La Chronique complète du film

La Course de Broadway Bill (Broadway Bill, 1934)

Frank Capra vient de terminer New York - Miami lorsqu'il débute le tournage de Broadway Bill et il ne sait pas encore qu'il va remporter cinq Oscars, une consécration attendue par le cinéaste depuis ses débuts comme metteur en scène. Bien sûr, ces récompenses flattent son ego (que l'on devine, à la lecture de son autobiographie, très développé) mais surtout elles lui permettent d'appuyer son idée que le réalisateur peut être (doit être ?) considéré comme l'auteur incontesté d'un film alors que jusqu'ici cet honneur revenait aux seuls producteurs. En effet, à part quelques exceptions près (exceptions qui concernent d'ailleurs essentiellement des cinéastes producteurs comme Griffith ou Chaplin), les metteurs en scène ne sont qu'un maillon de la chaîne, souvent cantonnés à leur rôle sur le plateau. Capra, lui, lutte pour être présent à toutes les étapes de la fabrication d'un film et se tient à cette idée « d'un film, un homme », défendant la notion d'auteur à l'époque où celle-ci n'est que rarement prise en compte dans l'industrie hollywoodienne.

Broadway Bill est ainsi une nouvelle étape de l'œuvre cohérente que met en place Capra depuis plusieurs films. Avec son scénariste Robert Riskin, il reprend le pitch de Platinum Blonde mais dans une version désenchantée. Cela fait déjà trois ans que Dan Brooks (Warner Baxter) est marié à Margaret (Helen Vinson), fille du magnat J.L. Higgins (Walter Connolly). Trois ans qu'il a abandonné ses velléités d'indépendance, renonçant à l'univers des courses de chevaux, sa passion, pour gérer les affaires de son beau-père. Dan Brooks est un homme talentueux, plein de ressources, mais il n'est plus que l'ombre de lui-même, prisonnier de la cage dorée de la fortune des Higgins.

Capra a connu une succession d'échecs et de réussites. Il a grandi dans la pauvreté mais a réussi à passer un diplôme d'ingénieur, il a été longtemps au chômage après la guerre puis il est parvenu à entrer dans le monde du cinéma, il a été au sommet chez Mack Sennett puis est reparti en bas de l'échelle à la Columbia... il connaît les ascensions et les chutes, et pour lui les revers font partie du parcours nécessaire à un homme. De ce passé, il a dégagé sa philosophie de l'argent : détestation des parvenus, des fils à papa, des fortunes familiales, et croyance totale dans la mythologie du "self made man". Frank Capra ne condamne pas le capitalisme (il croit en ce système) mais dénonce ses débordements. Il montre ainsi dans Broadway Bill l'insatiable soif de pouvoir et de richesse de l'homme, mais ce qu'il condamne vraiment c'est un système incapable de maîtriser ces pulsions, un capitalisme qui permet au contraire d 'étendre à l'infini des empires, d'accumuler des richesses au-delà de toute raison. Participant malgré lui à cette course folle, Dan est réveillé par sa passion pour les courses et par l'indépendance d'esprit de Princess (Myrna Loy) - la dernière du fille de Higgins à ne pas avoir pris d'époux - qui le pousse à tout quitter pour assouvir son rêve de faire de son cheval  Broadway Bill un champion des pistes. Mais à la différence de Platinum Bonde, lorsque Dan quitte Higginsville et sa cage dorée, le combat ne fait que commencer. La vie est une lutte perpétuelle et où que l'on se situe dans la société américaine, il faut défendre contre vents et marées son indépendance, ses rêves, ses idéaux... sans même parler de simplement trouver de quoi subvenir à ses besoins élémentaires. [SPOILER] Le clou du film est une scène de course hippique magistralement filmée et qui met en jeu trois chevaux, trois images de l'Amérique : les nouveaux riches, la pègre et l'honnête self made man. Ici, pas de grand happy end final, mais une fin douce amère. Certes Dan retrouve son indépendance et le riche J.L. Higgins revient à des valeurs humaines, mais point de success story à l'horizon, juste une libération qui se fait dans la douleur [FIN DU SPOILER].

Le rythme même du film ne retrouve pas celui, virevoltant, des précédentes réalisations de Capra. Sous couvert de comédie,  Broadway Bill est bien un film amer et presque désenchanté. La culpabilité de Dan, qui a sacrifié son cheval pour gagner la course­, sera aussi celle de Capra lorsqu'il aura remporté les cinq Oscars majeurs pour New York - Miami : celle d'être arrivé en haut de l'échelle sans être tout à fait sûr d'être parvenu à conserver son intégrité sur la route du succès. Au-delà de ses qualités propres, Broadway Bill est une œuvre particulièrement intéressante dans le sens où elle fait la transition entre les comédies des premiers temps et la série des fables sociales que le cinéaste débute avec son film suivant, Mr. Deeds Goes to Town.

Olivier Bitoun

l'extravagant mr deeds (mr deeds goes to town, 1936)

Fort du succès de ses précédents films et de ses cinq Oscars pour New York - Miami (une première dans l'histoire de l'Académie), Frank Capra peut enfin imposer à Harry Cohn de faire figurer son nom au dessus de l'affiche, car pour lui un film ne peut qu'être que la création d'un seul homme : le réalisateur. La Columbia, petite société qui doit son succès à ceux de Capra, devient ainsi l'un des rares studios de Hollywood à accepter l'idée d'auteur. Profitant de cette situation privilégiée, Capra compte dès à présent bâtir une œuvre à la gloire du peuple, ne plus parler que de "celui qui balaie", de l'homme de la rue, l'humble, l'humilié, laissant à d'autres le soin de raconter la grande histoire. C'est ainsi que naît Longfellow Deeds (impérial Gary Cooper, qui parfait encore un style mis en place dans Sérénade à trois de Lubitsch), jeune homme qui hérite à sa grande surprise de vingt millions de dollars. A l'instigation d'un homme de loi véreux en charge de l'héritage, il se voit contraint de quitter sa petite bourgade de Mandrake Falls pour se rendre à New York gérer ses affaires. Il joue un temps le jeu de la haute société mais surprend son monde par son manque d'ambition et son absence totale d'intérêt pour l'argent. Il se satisfait de peu : jouer du tuba et faire des vers suffisent largement à son bonheur. Il se met à distribuer sa fortune aux nécessiteux, et ses gestes de bonté passent pour de la folie aux yeux de tous. Autour de lui, les charognards guettent, bien décidés à briser ce doux rêveur et à faire main basse sur le trésor. Deeds découvre ainsi l'envers du décor, une découverte d'autant plus douloureuse que même la femme dont il tombe amoureux le manipule en écrivant, pour asseoir sa réputation de journaliste, des articles cyniques sur "l'homme cendrillon".

Le travail de Robert Riskind se révèle sur ce film plus laborieux que dans ses précédentes collaborations avec Capra, L’Extravagant M. Deeds étant par moment un peu trop attendu, ses effets trop systématiques. Il n'empêche, on fonctionne, on se prend à être derrière Deeds dans sa croisade contre l'argent-roi et son combat pour la solidarité et la fraternité. C'est que Capra, comme Riskind, croit sincèrement dans cette capacité de l'homme à dépasser son irrépressible besoin de puissance et de gloire pour faire le bien autour de lui. Les intellectuels, les puissants, les journalistes... tous croient que Deeds est fou. Tous, sauf les auteurs de ce film. Pour combattre le cynisme des puissants, Deeds n'est armé que de son humour, sa simplicité et son idéalisme, mais ces armes lui suffisent pour triompher. L'Extravagant Mr. Deeds est une réponse aux attaques contre la politique de Franklin D. Roosevelt en faveur des défavorisés, des victimes de la crise de 1929. Riskind est un grand admirateur de Roosevelt et un fervent défenseur du New Deal. Capra, s'il est lui républicain et donc plutôt hostile à Roosevelt (même si l'homme le fascine assez), accompagne contre vents et marées son scénariste dans sa croisade, le New Deal incarnant une vision de la société à laquelle il croit profondément. Fantastique comédie, le film vire dans le drame lorsque l'on découvre un pauvre paysan ruiné par les malversations de Cedar, l'homme de loi de Deeds. On retrouve ici l'aspect presque documentaire du cinéma de Capra, sa volonté d'être en prise avec son temps et de raconter en direct la grande dépression et son cortège de laissés-pour-compte. Une peinture sombre et amère que Capra vient compenser par la possibilité d'une prise de conscience, par la rédemption et le rachat de ceux qui se sont fourvoyés sur la route de la richesse et du pouvoir. Si les happy-end de Capra semblent forcés et improbables c'est qu'ils représentent le seul espoir dans un océan de désespoir, qu'ils viennent récompenser au dernier moment la pureté des Longfellow Deeds, John Doe ou Jefferson Smith.

Les fables de Capra entrent en profonde résonance avec le public car elles lui rappellent les idéaux qui ont fondé l'Amérique, car elles touchent à quelque chose d'universel. Le réalisateur devient ainsi une figure aussi emblématique dans l'inconscient collectif que le sont ses personnages comme l'écrit Ford à son propos : « Un grand homme et un grand Américain, une inspiration pour ceux qui croient dans le rêve Américain. » Capra n'a jamais rien fait d'autre que de parler de l'Americana, filmant toujours son époque, son pays, ne se projetant que rarement dans un ailleurs. Il est porté par une vision populaire, "démocratique", du cinéma, par la croyance que celui-ci peut toucher le plus grand nombre, divertir tout en apportant une conscience politique, sociale, humaniste. Capra a ainsi incarné les valeurs fondatrices de son pays tout en montrant les revers du rêve américain et du capitalisme. Il est parvenu à imbriquer dans un même élan un regard très critique sur l'homme et à en chanter les louanges. Rares finalement sont les films à être à la fois aussi durs dans leur portrait de la société et aussi positifs dans leur vision de l'homme. Ainsi, les happy end qui viennent donner du baume au cœur des spectateurs ne gomment jamais tout à fait le sentiment de malaise que distillent aussi ses films. Frank Capra obtient avec ce film son deuxième Oscar pour la mise en scène (il en remportera un troisième pour Vous ne l'emporterez pas avec vous). Récompense hautement méritée tant la réussite du film tient dans la perfection du style et dans l'admirable connaissance technique de Capra. L'Extravagant Mr. Deeds dépasse ainsi allègrement les quelques facilités de son scénario pour s'imposer comme l'une des grandes réussites du cinéaste.

Olivier Bitoun

horizons perdus (lost horizon, 1937)

Robert Conway (Ronald Colman) est un diplomate anglais installé à Baskul, petite ville à la frontière chinoise. Alors que le pays sombre dans la guerre civile, Conway prend place avec une poignée de citoyens américains à bord d’un petit avion. Ce dernier est détourné et s'écrase en plein cœur du Tibet. La troupe est recueillie par une caravane de Lamas qui les conduisent à Shangri-La, ville paradisiaque cachée au cœur d'une montagne où le temps semble s'écouler plus lentement et où les habitants vivent dans la paix et l'harmonie...

Lorsque la Columbia se lance dans ce projet d’adaptation du roman de James Hilton, c’est un véritable pari pour ce qui était il y a encore quelques années une petite maison de production sans envergure. C'est le budget le plus important jamais engagé par la compagnie, et le risque financier est certain tant il n’est absolument pas évident que le public s’intéresse à cette parabole philosophique. Mais Harry Cohn sent que seul Frank Capra, le seul "nom" de son studio, est capable de faire accepter au spectateur cette fable, ce conte métaphysique, ce récit de pure utopie. Horizons perdus peut être vu comme la parabole absolue de cette idée de l'Humanité qui court d’un bout à l’autre de la filmographie de Capra : pour le cinéaste, l’homme peut dépasser ses plus mauvais penchants et atteindre le bonheur à force d’intelligence et de sagesse. Dans ses films, on croise nombre de Shangri-La, mais ce sont des maisons (comme celle des Sycamore dans Vous ne l'emporterez pas avec vous), des quartiers, des cercles d'amis. Ici, c'est une ville-monde, un Eden, une utopie qui s'étend à une société toute entière.

Horizons perdus était le film préféré du cinéaste, l’œuvre dont il était le plus fier. Toujours porté par l’idée que le cinéma a la capacité de changer un peu le monde en changeant la vision des spectateurs, il pensait avoir approché au plus près de cet idéal avec ce film. Capra n'a cessé de dépeindre la cupidité, l'égoïsme, la corruption, le goût pour le pouvoir et l'argent, le sacrifice de toute une frange de la population au profit d'une minorité de parvenus carnassiers. Il oppose à cette vision sombre de l'Humanité la bonté des individus, mais cette lueur est à chaque fois portée par une minuscule poignée d'hommes et de femmes et les happy end qu'il met en scène tiennent sur un miracle, un retournement de dernière minute appuyant bien l'idée que ses films sont à lire comme des fables, des contes, et qu'ils ne sont malheureusement que ça. Avec Horizons perdus, Capra décide de taire son pessimisme, son désespoir de constater l'écart entre ses croyances, ses convictions et la réalité du monde. Cette ode à l'Humanité est ainsi un film très à part dans sa filmographie, le cinéaste n'étant habituellement guère mystique ou religieux. Or là, il signe une oeuvre profondément spirituelle, très éloignée des comédies populaires qui ont fait son succès. On ne le sent pas toujours à l'aise dans ce nouveau registre, même si sa conviction dans ce qu'il raconte ne fait pas de doute. Le film manque de légèreté, de poésie, l'esprit vif et tranchant de Capra ne s'accordant pas au lyrisme visé. Sa mise en scène brille dans un début très documentaire, jusqu'au crash de l'avion et l'errance des rescapés. A partir de la découverte de Shangri-La, Capra travaille sur sur une recherche de l'harmonie des images afin de transmettre la spiritualité de son discours. Il joue sur une iconographie biblique et sur la recherche de l'équilibre et de la symétrie des compositions visuelles. La science du grand Joseph Walker, son fidèle chef opérateur, fait alors des merveilles ; mais si les images nous éblouissent, le rythme devient pesant et le discours trop démonstratif, même si le scénario réserve quelques belles surprises. Si Horizons perdus se regarde plus comme un intéressant témoignage sur Frank Capra que comme un classique du cinéma, ses quelques fulgurances et la splendeur de sa photographie méritent largement le détour.

Olivier Bitoun

Vous ne l'emporterez pas avec vous (you can't take it with you, 1938)

Alice (Jean Arthur) est la cadette de la famille de doux dingues que sont les Sycamore. Le père est un bricoleur pris de passion pour les feux d’artifices, la mère une romancière en herbe, la sœur Essie passe ses journées à s’entraîner à la danse et son mari Carmichael au xylophone. Martin Vanderhof, le patriarche, est un ancien homme d’affaires retiré du monde du business depuis qu’il a compris que la fortune n’est pas gage de bonheur. Depuis, il prend soin de sa famille et des nombreux amis qui gravitent autour de ce petit monde. Alice est la secrétaire de Tony Kirby (James Stewart), le fils du milliardaire Anthony P. Kirby. Ce dernier veut racheter le quartier où habitent les Sycamore pour construire une nouvelle usine, mais Vanderhof refuse énergiquement de lui céder la maison. Alice et Tony, qui travaillent ensemble mais sont aussi amoureux, persuadent les deux familles de se rencontrer autour d’un repas dans l’espoir que Kirby abandonne ses projets immobiliers...

Frank Capra a découvert la pièce de Kaufman et Hart (distinguée par le Prix Pulitzer) sur scène et, pris d’un véritable coup de cœur, souhaite immédiatement l’adapter au cinéma. You Can’t Take It With You, film à la morale si simple (« l’argent ne fait pas le bonheur ») est une ode généreuse à l’amitié et à l’entraide. Il fait partie de ces quelques films qui ont fait passer Capra pour un indécrottable optimiste et le chantre émerveillé du rêve américain, artiste chaleureux et émerveillé qui croirait dur comme fer dans la capacité du peuple à dépasser et transformer un capitalisme carnassier. Toutes choses qui s’avèrent finalement plus complexes qu’il n’y paraît, le désenchantement et le doute faisant aussi partie intégrante de son œuvre.

Mais il est vrai que Vous ne l’emporterez pas avec vous est une fable profondément optimiste et enjouée. Porté par la loufoquerie de la maisonnée (avec Lionel Barrymore en inoubliable guide spirituel), le film est constamment fantaisiste, poétique et hilarant. Le dîner entre les Sycamore et les Kirby est à ce titre l’un des plus grands moments de la comédie hollywoodienne. Les Sycamore, c’est un idéal de famille pour Capra. On sent son amour profond pour ces « contestataires désinvoltes », « ces hippies avant la lettre » tel qu’il les décrit. Une famille qui n’est pas limitée aux seuls liens du sang mais qui accueille tous ceux qui partagent cette ambition de mettre la vie, l’épanouissement personnel et la solidarité avant toute autre considération. Dans ce cocon protecteur (un de ces Shangri-La chers au cinéaste), chacun se développe personnellement, sans souci de succès financier, de reconnaissance. Ici on écrit, on bricole, on danse, et qu’importe si on le fait de façon approximative. La mère trouve une machine à écrire, elle devient écrivain, c’est aussi simple que ça.

Face à eux, un monde des affaires impitoyable mais qui ne demande, au fond, qu’à être humanisé pour que l’Amérique accède enfin à son grand rêve. Capra et son fidèle scénariste Robert Riskin excellent dans la caractérisation des personnages, et le cinéaste se montre de nouveau un immense directeur d’acteurs et un metteur en scène qui possède à la perfection le sens du rythme comique, capable à la fois d’orchestrer brillamment le chaos ludique d’un grand groupe d’acteurs ou de faire surgir une émotion brute d’un simple face à face. En 1939, c’est la dépression, Hitler, Staline, la guerre qui se profile... S’il propose au spectateur de l’époque d’échapper le temps d’un film à ce quotidien désespéré (le film est d’ailleurs un véritable triomphe), Capra l’invite à réfléchir sur ce que signifie la réussite personnelle, le culte de la réussite et de l’argent. Et en ces temps troublé, lutter contre la tendance de l’homme à se refermer sur lui-même et à défendre son petit pré carré est en soi un beau geste politique et humaniste.

Olivier Bitoun

Mr. Smith au sénat (Mr. Smith Goes to Washington, 1939)

Le cinéma américain a toujours nourri une critique du système et Frank Capra, « Un grand homme et un grand Américain, une inspiration pour ceux qui croient dans le rêve américain » (John Ford), a tout au long de sa carrière stigmatisé les travers de son pays. Pour Capra, le plus important (lui qui fut le premier réalisateur salarié à voir son nom s’afficher au-dessus de celui des stars et des titres de ses films), c’est bien « la liberté artistique de faire un film sur les erreurs américaines et de le montrer dans le monde entier. » Capra est un idéaliste certes, mais c’est surtout un homme lucide sur les dérives de son pays et du monde (il fut parmi les premiers à lutter par l’image contre le fascisme). Capra, de film en film, décrit le fossé grandissant entre les "élites" et le peuple, l’égoïsme, la peur insufflée au prolétariat, la suffisance des milliardaires et des décideurs, l’abandon des classes moyennes par les politiques. « Je chanterai la complainte du travailleur, du pauvre gars qui se fait rouler par la vie (…) je prendrai le parti des désespérés, de ceux qui sont maltraités en raison de la couleur de leur peau ou de leurs origines », déclarait-il tandis que certains en appelaient au communisme pour décrire son œuvre. Ce qui pourrait sembler si logique, voir démagogique, aujourd’hui, il faut l’appréhender dans le contexte de l’époque : une Amérique qui n’a de cesse d’étouffer la colère des classes moyennes, de briser les syndicats et les mouvements de grève, une Amérique contrôlée par une infime minorité ayant construit une machine politique étouffant implacablement tout élan contestataire (il faut absolument lire sur ce sujet l’admirable Histoire populaire des Etats-Unis de Howard Zinn).

Monsieur Smith au Sénat est l’une de ces fables politiques acerbes qui prennent pour cible le cynisme des politiciens, la collusion entre élus, organes de presses et industriels pour entretenir l’illusion d’une démocratie, alors que le système est verrouillé et n’a comme finalité que la sécurisation et la pérennisation de la fortune et du pouvoir des élites du pays. Mais, à contrario de L’Enjeu (film très proche par son sujet et certainement l’œuvre la plus pessimiste de Capra), le réalisateur croit encore que le peuple peut changer l’ordre des choses, abattre les murs d’indifférence et se réapproprier le système. La volonté sans faille, l’intégrité de Jefferson Smith, peuvent mener au réveil des classes opprimées, symbolisées ici par un groupe d’enfants. Capra offre des rôles en or à James Stewart (comme toujours parfait), Jean Arthur, Claude Rains… et à tous les autres personnages, magnifiquement écrits, parfois truculents, le plus souvent touchants. C’est un film emporté, drôle, irrésistible, bouleversant. On rit énormément, on pleure tout autant.

On sort du film avec l’intime conviction que c’est possible, oui, on peut redresser la tête et combattre l’injustice. « Vous étiez le navigateur qui connaissait le mieux l’art d’entraîner ses personnages au plus profond des situations humaines désespérées, avant de redresser la barre et de faire s’accomplir le miracle qui nous permettait de quitter la salle en reprenant confiance dans la vie (…) Face à l’angoisse humaine, au doute, à l’inquiétude, à la lutte pour la vie quotidienne, Capra avait été une sorte de guérisseur, c'est-à-dire un adversaire de la médecine officielle, et ce bon docteur était aussi un grand metteur en scène » disait de lui François Truffaut. Le chef-d’œuvre de Capra ? Difficile à dire, tant ce bougre d’homme n’a eu de cesse de nous en offrir.

Olivier Bitoun

l'homme de la rue (meet john doe, 1941)

D.B. Norton (Edward Arnold), un nabab du pétrole, achète le journal dans lequel travaille Ann Mitchell (Barbara Stanwyck). Pour protester contre les licenciements en masse des journalistes que le financier lance dès son arrivée, elle écrit sous le pseudonyme de John Doe un courrier rageur où l'auteur imaginaire dénonce l'injustice du modèle américain et annonce qu'il se suicidera le soir de Noël pour protester contre la violence sociale de son pays. Publié, l'article fait grand bruit et le journal est assailli de demandes pour rencontrer ce John Doe. Acculée, Ann Mitchell se met en quête d'un inconnu qui pourrait incarner cet « homme de la rue ». Elle pense l'avoir trouvé en la personne de Long John Willoughby (Gary Cooper), un ancien joueur de baseball, maintenant chômeur et affamé. Prise au jeu, elle multiplie, avec la complicité de Long John, les articles prétendument signés de sa main et bientôt la parole de John Doe embrase le pays... mais derrière, Norton entend bien utiliser cette popularité pour se présenter à la tête du pays.

Capra avait rencontré un énorme succès public avec L'Extravagant Mr. Deeds. L'idée d'utiliser Gary Cooper comme incarnation de l'américain moyen avait fait mouche et, avec son scénariste Robert Riskin, il se lance dans un nouveau film reprenant un concept identique : tout comme Longfellow Deeds découvrant que l'avocat qui l'a fait venir à New York pour toucher un important héritage compte utiliser cette fortune à ses propres fins, Long John Willoughby se rend compte que le succès de son personnage va être retourné par le nabab Norton pour servir un discours populiste d'extrême droite. Si l'on retrouve un principe identique, Capra signe avec cet Homme de la rue une œuvre moins habitée, plus didactique qu'à l'accoutumée. Le message politique et social est asséné tout au long du film sans que le rythme et l'humour de son auteur ne parviennent vraiment à porter le discours. On a l'impression ici que pour Capra le cinéma, art populaire, doit être avant tout mis au service d'une cause. Celle-ci est belle, juste (nous sommes en 1941, l’Amérique n’est pas encore entrée en guerre et Capra dénonce la manipulation du pouvoir, médiatique et politique, par un homme d’affaires fasciste qui brigue la présidence du pays) et les dialogues du film, marqués du sceau de l’idéalisme, nous frappent par la simplicité et la sincérité qui les animent. On sent transparaître constamment les rêves et les espoirs humanistes de Capra et Riskin, et ce même si les deux auteurs laissent une large place à l'ambigüité des discours et à l'ambivalence des personnages. Mais, après une première partie formidable, le film quitte les rivages de la pure comédie américaine pour aller vers le mélodrame social, et l'on sent les auteurs moins à l’aise, comme embarrassés par une manière de traiter leur sujet qui ne leur ressemble pas. De fait, Capra raconte que les trois-quarts du film ont été écrits d’un seul jet mais que Riskin et lui, brusquement, se sont trouvés bloqués. Capra filme ainsi cinq fins différentes, opte pour la moins pire à ses yeux mais n’est pas satisfait, loin s’en faut, du résultat. Le film souffre de cette gêne par rapport au scénario. Là où habituellement les films de Capra coulent limpides et fluides, L’Homme de la rue patine.

Ceci dit, il ne faut pas bouder son plaisir. Avec ses interprètes formidables et ses scènes aux dialogues pétillants (Walter Brennan expliquant comment chaque humain est asservi par le simple fait de posséder une voiture), L’Homme de la rue demeure un véritable plaisir et il faut saluer le courage de Capra et Riskin qui réalisent une critique féroce du populisme à l’heure où le monde est en train de basculer. Et pourtant, le film nous laisse sur une note amère, symptomatique de l’ambivalence de Capra : si John Doe est sauvé, ce n’est pas par une prise de conscience du peuple mais simplement par l’amour d’une femme. Comme si, malgré tous ses vœux humanistes, malgré sa croyance dans le septième art, Capra commençait à baisser les bras...

Olivier Bitoun

Arsenic et vieilles dentelles (Arsenic and Old Lace, 1944)

C’est un événement : Mortimer Brewster, auteur du très réputé guide du célibat, s’est marié. De retour à Brooklyn pour annoncer la nouvelle à ses tantes, deux délicieuses vieilles dames, Mortimer découvre alors avec stupeur un cadavre dans un meuble. Il s’agit en fait de la douzième victime de ses tantes, qui abrègent ainsi régulièrement la solitude de leurs visiteurs en versant un peu d’arsenic dans leur vin...

Après trois films engagés, Frank Capra semble avoir voulu, l’espace d’un film, tourner le dos à ces comédies sociales, mettre un temps de côté l'aspect revendicatif de ses films pour s’offrir en quelque sorte une récréation. Si Arsenic et vieilles dentelles fut donc tourné dans cette perspective en quelques semaines à la fin de l’année 1941, il ne sortit sur les écrans américains que fin 1944, pas tant à cause de la guerre d’ailleurs qu’à cause du succès de la version scénique de la pièce de Joseph Kesselring, une clause d’adaptation imposant au film de ne sortir qu’une fois l’exploitation sur Broadway terminée - entre-temps, Capra aura tourné six films de propagande, la série des Why We Fight.

Les jumeaux Epstein, Julius et Philip, sont chargés de l’adaptation cinématographique de la pièce, et alors que plusieurs comédiens reprennent dans le film les rôles qu’ils tenaient sur les planches - dont les charmantes meurtrières -, le désistement de l’un d’entre eux sera à l’origine de quelques uns des plus amusants dialogues du film : c’est en effet Boris Karloff qui tenait le rôle de l’inquiétant Jonathan sur scène, mais un problème d’emploi du temps l’obligea à décliner le rôle à l’écran. Qu’à cela ne tienne, non seulement Raymond Massey allait être grimé comme le monstre de Frankenstein, mais en plus quelques répliques allaient souligner sa ressemblance avec Karloff ! Par ailleurs, le film s’avère extrêmement fidèle à la pièce, et si le dispositif scénique bride la personnalité de Capra au point d’en faire l’un de ses films les moins personnels, ce serait faire la fine bouche que de bouder son plaisir face à une comédie virevoltante, ahurissante de rythme même. Lancée sur un tempo effréné, l’action ne cesse ensuite de s’accélérer, les relations outrées entre les personnages et le jeu ultra-burlesque des comédiens participant à l’hystérie collective.

Car ne nous y trompons pas, Arsenic et vieilles dentelles est bien un film sur la folie où chaque personnage (en particulier les Brewster) possède un fameux grain, ce qui présente pour les auteurs le double avantage d’exclure toute revendication de crédibilité mais aussi de repousser allègrement les frontières du bon goût et de la bienséance : tant dans les dialogues que dans les situations (la manière dont, sans le dire, la consommation de l’acte sexuel marital est sans cesse repoussée), le film déboule tel un cheval au galop, envoyant dans un même élan libertaire valdinguer toutes les conventions de l’époque et toutes les réserves des spectateurs. Une récréation, disions-nous ? Certes, oui, indéniablement. Mais une récréation si décomplexée, si euphorisante et si généreuse qu’elle en est devenue un chef-d’œuvre incontournable de l’histoire de la comédie américaine.

Antoine Royer

la vie est belle (it's a wonderful life, 1946)

En cette nuit de Noël 1945 dans la petite ville de Bedford Falls, tout le monde prie pour Georges Bailey, éminent habitant de la ville. Dès sa plus tendre enfance, George a toujours été d’une grande aide envers ses concitoyens, notamment à travers la société de prêts et construction qu'il a hérité de son père. Potter, l’homme le plus riche du comté, a toujours trouvé en la famille Bailey son principal rival, ces derniers ne cessant de semer des embûches sur le chemin qui aurait du le mener au contrôle total de la ville. Lorsque par mégarde que l’oncle Billy égare les 8 000 dollars qu’il devait remettre à la banque au compte de la société, Potter ne manque pas de tirer avantage de l'affaire. Esseulé et désespéré, Georges doit faire face à une situation financière désastreuse et songe sérieusement à mettre fin à ses jours. Clarence, un ange de seconde classe qui attend l’obtention de ses ailes, descend sur Terre pour lui venir en aide...

En 1945, après avoir achevé la direction de la prestigieuse série Pourquoi nous combattons, dont il réalisera d'ailleurs quelques épisodes, Frank Capra est de retour sur les terres de son succès : Hollywood. Il ne reconnaît malheureusement plus grand-chose de l’usine à rêves où il régnait jadis d’une main de maître, et ne reçoit qu’une relative indifférence de la part de ceux qui l’ont remplacé entre temps. De plus, cette désillusion s’accompagne bien vite d’une nouvelle constatation : les majors américaines font preuve d’une emprise de plus en plus grande sur la production et Capra songe alors sérieusement à s’expatrier en Grande Bretagne pour y tourner ses films. C'est alors que Sam Briskin, assistant d'Harry Cohn à Columbia, lui propose de créer sa propre société de production. Aidé par William Wyler et Georges Stevens, il fonde subséquemment la Liberty Films, tirant son nom de la cloche qui sonnait sur les génériques de Pourquoi nous combattons. Il fallait maintenant trouver un projet qui puisse mettre sur de bons rails cette compagnie indépendante qui tenait particulièrement au cœur de Capra. Lorsque The Greatest Gift, une nouvelle de Philip Van Doren Stern, atterrit sur son bureau, il estima que « c'était l'histoire qu'il avait recherché toute (sa) vie ». Pour comprendre les raisons qui l'ont poussé à adapter ce modeste conte de Noël, il faut aller chercher plus loin que ses caractéristiques intrinsèques ; Capra était en réalité tourmenté par les mêmes doutes et tiraillé par les mêmes peurs que le héros du livre. Auparavant, la RKO avait déjà réuni une solide équipe composée de Dalton Trumbo, Marc Connelly et Clifford Odets afin de les atteler au travail d'adaptation. Il aboutiront à pas moins de trois versions différentes, sans obtenir toutefois la satisfaction de la firme. Sous l’égide de sa nouvelle compagnie, Capra collabora alors avec Frances Gooddrich et Albert Hackett afin d’alimenter l’histoire d’une multitude de détails ramenant le script à sa propre existence et accoucha, au final, d'un scénario qui lui convint parfaitement.

La Vie est belle devint une œuvre capitale dans le cœur de Capra tant l’espoir qu’il misait sur le film était immense ; il pensait purement et simplement que c’était le plus grand film qu’il ait jamais fait. Et pourtant, cette première production reçut un accueil en demi-teinte auprès du public et fut éreinté par une partie de la critique qui lui reprocha principalement une mièvrerie trop envahissante. Certainement que les valeurs et les illusions véhiculés par le film ne correspondaient plus aux idéaux d'après-guerre, à ce climat encore profondément marqué par le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et où, économiquement parlant, la recherche du profit était le maître mot. Non content de porter en ses germes les valeurs du modèle américain (la solidarité, la famille, la tradition...) le film exploite toute l’ambivalence de l’ "American way of life ".

Le scénario reprend l’éternel lutte de David contre Goliath, véritable leitmotiv de l’œuvre du cinéaste. Comme dans Mr. Smith au Sénat, son illustration s’effectue au sein même d’une histoire à la tonalité politico-sociale (cependant moins marquée que dans le film suscité) : le jeune héros ayant reçu l’héritage idéaliste de son père est confronté à l’hégémonie du despotique Henry Potter interprété par le glacial Lionel Barrymore. Potter incarne parfaitement la mainmise du capitalisme "sur les petites gens", et la lutte qu’il entretient avec les habitants de Beford Falls permet au réalisateur de dresser le constat du clivage social existant entre laissés pour compte et privilégiés. Quant à la description de la démocratie américaine par Capra, elle est à l'opposé de ce qu’on lui a si souvent reproché : les politiciens sont cupides, véreux et ne sont motivés que par le pouvoir et le portrait de la bannière étoilée qu'il nousoffre est bien loin d’être reluisant. Il serait également réducteur de ne voir en La Vie est belle qu'une avalanche de bons sentiments car le film possède un certain goût d'amertume d'après guerre et laisse fréquemment poindre un pessimisme incontestable, contrastant et nuançant l'image que l'on se fait habituellement du cinéma de Capra. Certes, l'humanisme et l’optimisme en ressortent triomphants mais cela ne l’empêche pas de jouer sur une double lecture.

Suite à la déconvenue rencontrée au box-office, Capra est très vite contraint de dissoudre sa société de production et s’engage aux cotés de la Paramount avec qui il enchaînera moult projets inaboutis. La Vie est belle est incontestablement son dernier grand film. Jamais plus il ne retrouvera une telle richesse, ni le succès de ses films des années 1930, incontestablement sa période la plus prolifique. Les long métrages qu’il tournera par la suite ne rencontreront pas en effet un franc succès et seront d’une qualité inégale...

David Nivesse

La Chronique complète

l'enjeu (state of the union, 1948)

Après l'échec public de La Vie est belle, Liberty Union - la société de production que Frank Capra avait fondée en 1945 avec William Wyler, George Stevens et Garson Kanin et qui devait leur assurer leur indépendance artistique et financière - est en difficulté. State of the Union est ainsi le dernier film que le cinéaste va pouvoir réaliser librement, sans subir le diktat des comités des studios qui ont repris les rênes de l'industrie et celui d'acteurs stars autour desquels tout le monde du cinéma se concentre.

Capra reprend l'un de ses thèmes fétiches (l'homme pur qui perd ses idéaux et retrouve, grâce à l'amour, la force de tout quitter pour ne pas les trahir), mais il ne le met plus en scène sous la forme d'une fable mais sous celle d'une satire mordante. On découvre un Capra plus pessimiste, une facette de sa personnalité déjà bien sensible dans nombre de ses précédentes réalisations mais qu'il cachait derrière le burlesque, le conte de fées, l'élan romanesque. Un pessimisme que l'on retrouvait dans l'image du suicide venant périodiquement contredire cette image d'optimiste béat que traîne le cinéaste. Et le fait que L'Enjeu s'ouvre sur un suicide montre à quel point avec cette réalisation le réalisateur radicalise son propos. Le film reste virevoltant, drôle, et l'on retrouve in extremis l'optimisme de Capra dans l'image du héros qui se rachète en se livrant à une confession publique, scène classique de son cinéma. Mais il laisse aussi un goût amer et le portrait qu'il dresse de la politique de son pays se révèle bien plus sombre encore qu'à l'époque de Mr. Smith Goes to Washington, un film qui lui avait valu les foudres du Sénat. Capra retrouve d'ailleurs Myles Connelly, le scénariste de ce précédent film consacré aux arcanes de la politique. C'est Connelly qui naguère lui a donné cette idée du « rire démocratique » et l'a poussé a rechercher l'universalité dans ses réalisations.

Le film est très symptomatique des différents courants de pensée, parfois contradictoires, qui innervent l'œuvre de Frank Capra. En effet, et ce même s'il se veut le seul maître à bord, le cinéaste laisse librement s'exprimer ses collaborateurs et c'est ainsi qu'il se retrouvait, démocrate, à défendre avec ferveur le New Deal de Roosevelt. A sa sortie, L'Enjeu est attaqué par certains extrémistes qui voient en lui un film pro-communiste (Capra est même un temps soupçonné par le service de contre-espionnage de servir les intérêts de l'U.R.S.S.), alors même que Connelly est un chrétien-démocrate ouvertement anti-communiste, tout comme Capra et ce même s'il s'est intéressé aux théories de Karl Marx et a même suivi son ami Robert Biskin en Union Soviétique. C'est que Capra s'inscrit dans cette tradition américaine de la critique. Il se méfie des appareils politiques, de la collusion entre la presse, les industriels et les décideurs, de tout ce qui fait que la vie publique subisse l'ingérence des riches et des puissants. Il y a aussi chez lui une profonde méfiance vis-à-vis de la versatilité du peuple, souvent prompt à changer d'opinion comme on change de chemise et à suivre aveuglement ceux qui ont le plus de pouvoir. Il offre ainsi une vision d'une Amérique où pullulent des hommes et des femmes cyniques et sans scrupules, uniquement attirés par le profit ou la gloire, il décortique un système électoral qui bafoue les principes démocratiques... Bref, pour beaucoup, cette dénonciation des dérives des États-Unis ne peut que servir les intérêts de l'autre bloc. Or Capra, comme tant d'autres artistes, est convaincu que la démocratie est assez forte pour regarder en face ses errements.

State of the Union, qui mêle brillamment une réflexion sur la nation et la vie d'un couple (magnifiquement interprété par le duo Tracy / Hepburn), est le dernier grand film de Frank Capra. Il tournera encore deux longs métrages au début des années 50 (Riding High, inutile remake de Broadway Bill, et Here Comes the Groom) avant de prendre ses distances avec Hollywood, se consacrant pour le reste de la décennie à la télévision. Il faut attendre 1959 pour le voir revenir au cinéma au avec Un Trou dans la tête.

Olivier Bitoun

un trou dans la tête (a hole in the head, 1959)

Tony Manetta (Frank Sinatra) est un gentil vaurien, qui possède un hôtel sur un plage de Miami un peu passée de mode. Depuis la mort de sa femme, il vit seul avec son fils, et court les jupons tout en tentant de joindre les quelques bouts qui passent. Un soir, il reçoit un avis d'expulsion lui demandant une somme de 5 000 dollars qu'il ne possède pas. En désespoir de cause, il se tourne vers son frère aîné, Mario (Edward G. Robinson), qui possède des magasins new-yorkais et considère Tony comme un minable, un incapable et un menteur...

En 1957, l’année de ses 60 ans, Frank Capra brûle de redevenir le numéro un, le haut de la liste, le roi de la colline hollywoodienne. En effet, depuis six années, et suite aux accusations calomnieuses d’ « ennemi de la nation » dont il avait été victime au début des années 50, il était plus ou moins délibérément sorti des circuits des studios pour s’enfermer dans son atelier de Doheny Drive, avec Frank Keller et Dolores Waddell, afin de se consacrer à la réalisation de films scientifiques destinés à la télévision, qui éveillèrent chez lui un enthousiasme inattendu et lui valurent ensuite la reconnaissance émue - à ses yeux beaucoup plus gratifiante que celle des capricieux pontes hollywoodiens - des pupilles pétillantes de millions d’enfants américains. Durant ces années, et au contact de gens tellement différents de ceux qu’il avait croisés pendant ses années de réalisateur-vedette, Capra avait retrouvé foi en son art en même temps que de vigoureuses ambitions personnelles qu’il était bien déterminé à concrétiser.

Très vite, il se rend compte qu’en son absence Hollywood avait changé, principalement à cause de la concurrence accrue de la télévision : entre autres conséquences, le financement des films ne passe plus par l’entremise de grandes compagnies de production démissionnaires, mais directement par le truchement des banques, qui dès lors réclament avant tout investissement des garanties financières. Celles-ci s’incarnent dans un certain nombre de vedettes charismatiques, dont les salaires ont grimpés en flèche, et qui sont devenus le moteur principal des productions cinématographiques américaines. C’est un de ses anciens amis, Bert Allenberg, qui travaille désormais pour l’agence William Morris, qui met Frank Capra en relation avec Frank Sinatra, l’une des plus grandes vedettes de l’époque. Compte tenu de l’emploi du temps démentiel de la vedette, Capra doit attendre une quinzaine de mois avant de débuter le tournage, et de pouvoir ainsi réaliser quel est le tempérament de Sinatra. Cet homme de scène, notamment, ne supporte pas le processus de répétition, et voit la qualité de son jeu décliner si ses partenaires ou son metteur en scène ne parviennent pas à le surprendre à chaque prise. Mais ce formidable directeur d’acteurs qu’est Capra parvient au final en permanence, dans A Hole in the Head, à tirer le meilleur de la vedette.

On découvre assez vite que si le système de production hollywoodien a changé durant la « retraite » de Capra, ses personnages aussi : loin des gentils naïfs, armés de candeur et de bon sens, qui avaient fait la notoriété du cinéaste sous les traits de Gary Cooper ou surtout de James Stewart, Tony Manetta est un séducteur conscient de ses charmes et de ses travers, qui ment éhontément pour obtenir ce qu’il veut et semble condamné à, quelques soient les circonstances, prendre la mauvaise décision. Il est indéniablement sympathique - c’est Sinatra - mais parfois à ce point irresponsable qu’il est difficile d’avoir à son sujet une adhésion complète. Surtout, contrairement aux  Deeds et autres Smith, il n’y a pas en face de lui une bande de requins opportunistes ou de politiciens corrompus, autrement dit de « méchants » grâce auxquels le spectateur pourrait plus facilement prendre le parti de Tony. Ce contre quoi lutte le personnage, c’est avant tout lui-même.

On se demande tout au long du film comment cet indécrottable optimiste qu’est (en tout cas, qu’était) Capra va s’en sortir pour dégotter un happy-end qui puisse s’accorder avec un degré acceptable de moralité. Le résultat est épatant, parce qu’il ne jette pas de voile hypocrite sur les travers du personnage mais lui redonne une chance, à travers ces espoirs qui constituent son carburant.

La réception d’A Hole in the Head est extrêmement positive, la critique saluant notamment la capacité de Capra à s’adapter à son époque tant en conservant son optimisme et son regard bienveillant sur ses personnages. Relancé par ce succès, le cinéaste s’attele donc avec un enthousiasme certain à son film suivant, Pocketful of Miracles, variation autour de son Lady For a Day. Mais il n’est pas armé pour le Hollywood nouvelle version : lui qui avait si longtemps eu les pleins pouvoirs dans la production de ses propres films a déjà mis un doigt de trop dans l’engrenage des concessions et des compromis. Victime de plusieurs attaques sur le tournage, il achevera tant bien que mal ce dernier film qui sera un cuisant échec.

Antoine Royer

La Chronique complète

Milliardaire pour un jour (Pocketful of Miracles, 1961)

Apple Annie (Bette Davis) est une vieille dame sans le sou qui survit en vendant ses quelques pommes sur Broadway. Honteuse, elle cache sa condition à sa fille Louise, qui vit depuis longtemps en Espagne, lui faisant croire qu'elle appartient à la haute société. Lorsque cette dernière lui annonce qu'elle se rend à New York avec son fiancé et le père de celui-ci, un comte espagnol qui veut rencontrer sa belle-famille avant d'accepter leur mariage, Annie est au désespoir. Dave "The Dude" Conway (Glenn Ford), chef d'un gang de malfrats qui voit en Annie son "porte-bonheur", décide de l'aider en la faisant passer l'espace d'une semaine pour une grande dame de la bourgeoisie. Mafieux, arnaqueurs et clochards se mettent en quatre pour que l'illusion soit parfaite...

Dans les années qui ont suivi la dissolution par la Paramount de Liberty Films, Capra - qui a été l'un des plus grands géants d'Hollywood - n'a plus les moyens d'imposer ses propres projets et ses conditions. C'est ainsi qu'il se retrouve à signer des films qui tiennent de la commande et même des remakes de ses propres réalisations comme Riding High, où il refait en mode très mineur son fantastique Broadway Bill, et ce Pocketful of Miracles relecture moderne de Lady for a Day qu'il avait réalisé en 1933.

La mise en scène de  Capra n'a plus l'évidence, la vivacité d'autrefois. Alors que l'original se déroulait sur un rythme effréné - avec ce génie des répliques, cette concision du montage propre au réalisateur de New York Miami - cette nouvelle version se révèle parfois un brin laborieuse et répétitive, les quarante minutes supplémentaires par rapport au film de 1933 tenant avant tout à un ralentissement du rythme et non à des ajouts dramatiques.

Mais c'est ce rythme presque languissant qui finit par conférer au film son atmosphère si particulière - oserons-nous dire mortifère ? - qui lui permet de se distinguer vraiment de son modèle. C'est finalement moins la comédie qui nous emporte que la mélancolie qui se dégage du film. Comparer ces deux versions éloignées de vingt-huit années permet de constater que Capra n'est plus en phase avec la société qui lui est contemporaine. On a souvent perçu chez lui un côté amer pointant derrière ses contes qui ont enchanté les spectateurs du monde entier, une forme de désillusion, voire de cynisme qu'il parvenait à étouffer mais qui restaient malgré tout sensibles pour peu que l'on regarde derrière les apparences. Dans Pocketful of Miracles, ce côté "sombre" ressort tout particulièrement et prend au final le pas sur la comédie et la romance.

L'autre intérêt de ce remake, c'est la prestation de Bette Davis qui nous offre une inoubliable Apple Annie, si inoubliable qu'elle se trouve mise en avant par Capra alors qu'elle était reléguée en arrière-plan dans l'original. On se régalera également de la fantastique galerie de seconds rôles (dont Peter Falk, dans un de ses premiers rôles pour le grand écran), vraies gueules de cinéma servies par des dialogues aussi exquis que spirituels. Capra aura moins de chance avec sa star masculine, le cinéaste rentrant en conflit avec Glenn Ford et finissant par céder aux exigences de la star. Amer, il résumera ainsi les choses dans son autobiographie (Hollywood Story) : « J'avais choisi l'argent contre les principes, j'avais vendu mon intégrité artistique... J'avais perdu mon courage. » Quelle ironie du sort que de voir Frank Capra se retrouver à la place de ses héros de Platinum Blonde ou Broadway Bill... et c'est peut-être parce qu'il s'en rendra compte qu'il préfèrera quitter le monde du cinéma plutôt que de continuer à jouer un jeu dont il sait qu'il ne maîtrise plus les règles. Milliardaire d'un jour vient ainsi clore de manière un peu triste, amère, la carrière de l'un des prodiges d'Hollywood.

Olivier Bitoun

Par Olivier Bitoun, François Massarelli, Justin Kwedi, Erick Maurel, Antoine Royer, David Nivesse - le 24 décembre 2014