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Interviews

Federico Fellini aurait eu cent ans cette année. C’est la raison pour laquelle le 42e CINEMED (Festival Cinéma Méditerranéen) de Montpellier, qui s’ouvre ce week-end et se terminera le 24 octobre, a décidé d’inclure dans son programme une rétrospective de tous les films du maestro (tous restaurés en 4K).

Ce centenaire est pour nous l’occasion de rencontrer le réalisateur Nicolas Boukhrief : il raconte dans l’entretien qui suit comment la découverte de dans les années soixante-dix fut pour le tout jeune garçon qu’il était encore un véritable éblouissement. Cela peut sembler surprenant, dans la mesure où l’on cherchera en vain dans les films de Nicolas Boukhrief des délires baroques à la Fellini. Même son film le plus ouvertement fantastique, Un ciel radieux, est ancré dans une solide réalité quotidienne - c’est d’ailleurs ce qui en fait le prix. Mais l’adjectif visionnaire qu’on ne manque jamais d’appliquer à Fellini doit être pris dans les deux sens qu’au fond, il devrait toujours avoir. Si Fellini est visionnaire à cause des visions « délirantes » issues de son imagination, il l’est aussi parce qu’il a su tout simplement voir et donner à voir le monde qui l’entourait.

DVDClassik : Fellini, l’un des réalisateurs que vous admirez le plus, a été paradoxalement pour vous à l’origine d’une déception. À la fin des années quatre-vingt-dix, vous êtes allé tourner votre film Le Plaisir (et ses petits tracas) en Italie avec l’idée que l’ombre du maestro planait encore sur le cinéma de ce pays mais...

Nicolas Boukhrief : ...Mais, jeune cinéaste naïf et cinéphile, je n’avais pas tenu compte du fait que le cinéma que j’aimais, celui de Pasolini, de Risi, de Leone et, bien sûr, de Fellini, était moribond, pour ne pas dire mort et enterré, depuis longtemps. Je me suis retrouvé avec des techniciens italiens qui n’étaient qu’une bande d’escrocs qui entendaient se servir du film, voulant toucher de l’argent pour des prestations qu’ils ne fourniraient pas et achetant des choses - meubles, costumes... - qui leur plaisaient, mais qui ne correspondaient aucunement à mes demandes, pour pouvoir les récupérer à la fin du tournage. J’étais d’autant plus naïf que le cinéma italien, qui pouvait être à l’occasion mélancolique, mais qui était toujours plein de vie, avait mis lui-même en scène, dès la fin des années soixante-dix, sa propre décrépitude. Voyez Âmes perdues ou Fantôme d’amour de Risi ; voyez Violence et passion de Visconti ; voyez Salò de Pasolini ; voyez le Casanova de Fellini... Autant de films impressionnants et importants, mais sombres, désespérés, morbides. Oubliant ce constat, je suis donc allé tourner en Italie avec en tête le fantasme du cinéma italien de l’Âge d’or, des années cinquante et soixante, mais ce fantasme n’était qu’un fantasme. Et je l’ai payé au prix fort ! Seul un vieux machiniste, le plus paresseux de tous, m’a avoué un jour qu’il avait travaillé sur La Dolce Vita, comme pour se faire pardonner l’incurie de cette équipe. « Mais, disait-il, c’était une autre époque. On gagnait mieux sa vie, avec le cinéma ! » Les cadors d’hier étaient devenus une bande de parasites des rares tournages européens qui se déroulaient en Italie.

Mais ne peut-on pas voir, dans les excès mégalomaniaques d’un Fellini, l’une des causes de la fin du règne d’un cinéma qui était d’abord celui des réalisateurs ? La brutalité avec laquelle on le voit, dans un documentaire, empoigner physiquement un comédien semi-professionnel pour lui faire tourner la tête du bon côté ne laisse pas d’être choquante.

Normalement, tout cinéaste est et doit être un visionnaire, mais Fellini était un grand visionnaire, et ses visions étaient d’une telle complexité et exigeaient un sens du tempo tellement précis qu’elles ne lui laissaient sans doute guère le temps d’être tendre et humain sur un plateau. C’était un chef d’orchestre à tous les niveaux - décors, figurants, mouvements dans le cadre... Je ne l’excuse pas, mais je peux le comprendre. Je le rapproche de Picasso, dont on se dit, en voyant ses tableaux, que ce ne devait pas être un bonhomme très commode. Mais le cinéma de Fellini est tellement magique que je ne cherche pas trop à savoir comment il était fait. Tout Rome se bousculait pour passer avec lui des auditions. Tout Rome était présent à ses obsèques. Les gens, en tout cas les professionnels qui travaillaient avec lui, savaient à qui ils auraient affaire : son caractère, ses colères, même, faisaient partie de sa légende. Certains ont pu dire que le narcissisme était parfois l’ennemi de l’œuvre d’art. Peut-être... Mais le narcissisme de Fellini va au-delà du narcissisme. Fellini était un homme qui avait des visions et qui voulait les partager. Il a eu la chance de tomber dans une période où cela était possible. Un film comme le Satyricon me laisse dans la tête deux cents images, sans parler de celles que j’avais pu oublier, mais qui ressurgissent de ma mémoire chaque fois que je le revois : les visions de Fellini sont des visions construites, développées et partagées avec nous.

J’ai découvert Fellini quand j’avais treize ans. J’étais alors fou de cinéma fantastique : je voyais les films de la Hammer, je m’enthousiasmais pour L’Exorciste de Friedkin, pour Phantom of the Paradise de De Palma... Un jour, dans le programme de télévision, je suis tombé sur une photo représentant un bonhomme accroché au bout d’une corde, dans le ciel. Je me suis dit qu’il devait s’agir d’un film fantastique, sans savoir qui en était le réalisateur, et donc, j’ai veillé pour regarder le Ciné-Club de FR3. Quelque chose s’est alors ouvert en moi. Je n’avais pas imaginé que le cinéma puisse être cela. Un peu plus tard, la vision de Los Olvidados de Buñuel et du Septième sceau de Bergman allaient confirmer ce qu’il faut bien appeler une vocation, mais je me suis alors retrouvé projeté dans le monde de Fellini. me parlait, m’effrayait, me bouleversait... À partir de là, j’ai essayé de regarder tout ce que je pouvais regarder de Fellini, ce qui n’était pas si facile en province, mais Amarcord, Roma et quelques autres titres revenaient régulièrement dans les salles d’art et essai. Et chaque fois que je les voyais, j’avais l’impression de me retrouver dans un monde inconnu, mais qui me parlait totalement ! Peut-être ma « méditerranéité », puisque je suis né sur la Côte d’Azur, non loin de l’Italie donc, rendait ce cinéma plus accessible et plus familier pour moi que pour un adolescent nordique. Toujours est-il que, aujourd’hui encore, je ne me sens jamais aussi bien, en voyant un film, que quand je vois un Fellini. Je suis émerveillé, heureux ; j’ai l’impression d’être accompagné par quelqu’un.

Dans les années soixante-dix, lors d’un Apostrophes où Bernard Pivot avait réuni Mastroianni, Truffaut et Polanski, la présence du premier avait tout naturellement amené la conversation sur Fellini, et Polanski avait alors déclaré qu’il avait désormais du mal à s’intéresser à un réalisateur qui se vantait de ne plus voir les films de ses confrères...

Peut-être parce que cela impliquait que Fellini ne voyait pas les films de Polanski, alors que Polanski avouait volontiers que  avait été pour lui un choc absolu ? Fellini, pour moi, est une planète. Il y a des cinéastes qui ne vont pas beaucoup au cinéma et que je me permettrais de critiquer pour cela. Mais les références de Fellini étaient avant tout graphiques (il avait commencé comme dessinateur de presse et caricaturiste), théâtrales, marquées par les spectacles de music-hall découverts dans son enfance et par ce qu’il observait de l’Italie au jour le jour. Et lorsqu’il faisait des références au cinéma, c’était, là encore, en rapport avec les films muets qu’il avait vus enfant, et notamment avec leurs stars féminines. Contrairement à un De Palma, influencé par Hitchcock - et Hitchcock lui-même avait été très marqué par le cinéma allemand des années vingt... -, Fellini ne faisait pas un cinéma sur le cinéma. Il prenait un sujet et lui imposait ses visions, qui étaient un peu comme le sang qui se déverse de l’ascenseur dans Shining : ces sorcières venaient frapper à sa porte et engloutissaient tout. Terence Stamp raconte que, quand il débarque pour tourner Toby Dammit (dans Histoires extraordinaires) et, en bon comédien anglo-saxon qu’il est, interroge Fellini sur les motivations de son personnage, il récolte la réponse suivante : « La veille, tu t’es rendu dans une fête à Londres, tu as avalé trois acides, tu t’es retrouvé en proie aux assauts amoureux d’une grande brute toute la nuit, et tu as sauté ensuite dans ton avion. »

Fellini dit cela à l’époque du Swinging London ; on ne saurait, à mon avis, imaginer meilleure direction d’acteurs pour interpréter ce personnage de star sur le déclin et alcoolique, toujours à moitié défoncé, qui vient tourner à Rome un « western christique » improbable, dans un univers qui le dépasse totalement. Certaines déclarations de Fellini, en outre, laissent supposer qu’il savait de quoi il parlait quand il parlait de prise d’acides. On peut raisonnablement penser que les visions de La Dolce Vita ou de sont des visions découlant d’expériences hallucinogènes. Mais quiconque prend des acides ne devient pas pour autant Fellini. D’ailleurs, Fellini était déjà génial avant ces œuvres-là, avant ces films qui marquent un basculement dans sa carrière entre des films un peu plus réalistes et ceux où il laisse libre cours à ses rêveries, optant pour une narration libre et conduite par sa seule imagination. Il a su ouvrir en lui-même une porte et, en retraduisant sur l’écran ses visions de graphiste caricaturiste observateur de l’Italie, produire ce que je nommerais des moments absolus de cinéma. Le défilé de mode au Vatican de Fellini-Roma, au demeurant un peu trop long - car le maestro n’évitait pas toujours l’auto-complaisance - inclut une image qui est pour moi un de ces absolus : deux sœurs avec des cornettes immenses sautillant parfaitement en rythme sur la musique de Nino Rota... Avec une telle image, Fellini retrouvait, longtemps après l’invention du parlant et de la couleur, la puissance de certains films muets et offrait, comme avait pu le faire Murnau, un cinéma sans texte permettant au spectateur de vivre un rêve éveillé.

Dans les années soixante et soixante-dix, les cinéastes italiens étaient pour la plupart proches des communistes, ou du moins fortement ancrés à gauche. Fellini avait-il une place sur cet échiquier ?

On a pu, à juste titre dans certains cas, lui reprocher d’être réactionnaire. Son attaque contre les féministes dans La Cité des femmes, qui était sa réponse aux féministes qui s’en étaient prises à son extraordinaire Casanova - peut-être son meilleur film, en tout cas le plus impressionnant -, était une réponse un peu mesquine. La représentation qu’il donne de la jeunesse dans Le Voce della luna - sans doute son moins bon film, à l’inverse - ou dans le très beau Fellini-Roma est celle d’un homme qui n’était pas fait pour rencontrer son époque. Il n’y a d’ailleurs guère de considération politique dans ses films. Une pincée de puritanisme, peut-être, dans La Dolce vita ou Il bidone, mais légère : la décadence était le support idéal de ses visions. Cependant, c’est lui qui, à la fin de sa vie, a attaqué de manière très précise, avec Ginger et Fred et Intervistà, Berlusconi et la télévision italienne : il avait parfaitement et puissamment compris qui était l’ennemi du cinéma italien et de la démocratie. Berlusconi, en opérant une mainmise sur les chaînes de télévision, en abêtissant la population, appliquait des principes qui sont ceux que le fascisme emploie pour amadouer les foules. À la fin d’Intervistà, les Indiens qui attaquent les malheureux réalisateurs de cinéma retranchés sont armés d’antennes de télévision.

Fellini, là, ne s’est pas trompé. Lui qui n’avait jamais été très politique au sein de ce cinéma italien si diversifié et florissant a su voir celui qui allait lui donner le coup de grâce.

Par Frédéric Albert Lévy - le 17 octobre 2020