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Dossiers

Les colosses de l'image, plus que les autres, ont parfois les pieds fragiles, et il en faut parfois bien peu pour qu’ils s’effondrent. Au vacarme de la chute succède alors le silence, cruel et disproportionné. Il fut un temps où Roscoe Arbuckle était une vedette d’Hollywood, l’une des plus grandes – en tout cas l’une des plus populaires, et accessoirement l’une des mieux rémunérées. Et pourtant, son nom est aujourd’hui très méconnu, surtout en comparaison avec la solide notoriété acquise par quelques uns de ses contemporains (Chaplin ou Keaton). Pour tout dire, le texte le plus long consacré à Roscoe Arbuckle que l’on ait trouvé dans un ouvrage de cinéma se trouve dans le chapitre égrillard que lui consacre Kenneth Anger dans son Hollywood Babylone (1), et il n’y est presque jamais question de ses films. Comme si le scandale nauséabond auquel Roscoe Arbuckle avait été mêlé, après une nuit de septembre 1921 dont les circonstances précises resteront à jamais obscures, avait eu pour conséquence principale d’annuler son œuvre et son nom. La vocation de DVDClassik ne se trouvant pas dans la chronique mondaine – qui plus est lorsque les événements à décrire baignent dans une telle nébulosité – nous ne rappellerons pas le détail (un peu sordide) du scandale en question, et nous tâcherons, autant que possible, d’appréhender les films de Roscoe Arbuckle en libérant notre esprit du moindre préjugé lié au crime dont il fut accusé et dont il a d’ailleurs été acquitté : d’une part, il demeure difficile de juger le fin mot de l’histoire, et d’autre part, son œuvre mérite qu’on l’évalue enfin pour elle-même.

Roscoe Conling Arbuckle est né le 24 mars 1887 dans une petite ville du Kansas, et son enfance reste associée à la violence de son père alcoolique. C'est à celui-ci que Roscoe doit le sobriquet méprisant de « Fatty » qu'il conservera ensuite, presque malgré lui, sur scène ou à l'écran. Rejeté par sa propre famille, humilié par ses camarades de classe, stigmatisé par les enfants de son âge pour sa morphologie inhabituelle, le petit Roscoe trouve, par hasard, refuge au music-hall : comme il l'avouera lui-même, « la scène était un lieu où tout ce qui lui valait d'être conspué dans la vie réelle suscitait l'adoration des foules ».

Durant les années 10, le cinéma américain, jusqu'alors proche de l'art forain, se structure et s'organise autour de studios, lesquels se spécialisent parfois dans un registre précis. En particulier, les studios Keystone, fondés en 1912 par Kessel et Baumann et dirigés par Mack Sennett, deviennent fameux pour leurs comédies enlevées, associées au genre du slapstick, et dans lesquelles on voit souvent de loufoques policiers (les "Keystone Cops") se retrouver mêlés à des bagarres anthologiques. Au sein de Keystone, par son enthousiasme et sa capacité de travail, Roscoe Arbuckle va progressivement gravir les échelons, et dès septembre 1913, on trouve le surnom de Fatty mis en avant dans le titre d'un film : Fatty's day off. Roscoe Arbuckle devient début 1914 le réalisateur de ses propres films, et témoigne pendant quelques temps d'une activité assez phénoménale, avec près de 60 films en trois ans. Par ailleurs, on le voit ponctuellement apparaître dans certains films mettant en vedette d’autres stars des studios, dont Mabel Normand ou Charlie Chaplin avec lequel il tourne 7 films durant l’année 1914.

Lorsque l’activité de Keystone commence à décliner, Roscoe Arbuckle prend la direction de la Comique Film Corporation, département de la société de production de Joseph Schenk associé à la Paramount, puis se voit offrir un véritable pont d’or par Adolph Zukor, cofondateur du prestigieux studio : Roscoe Arbuckle signe en effet un contrat sur 3 ans, à raison d’1 million de dollars par an (il est d’ailleurs la toute première vedette de l’histoire à atteindre ce palier symbolique) pour un minimum de 6 longs-métrages par an. Il en tournera neuf, dont deux ne sortiront jamais.

Les trois segments qui composent Fatty se déchaîne datent des années 1917-19, c’est à dire la période Comique Film Corporation : d’une durée limitée (autour de 20 minutes), les films sont alors interprétés, réalisés et souvent scénarisés par Arbuckle lui-même, qui est alors dans la plénitude de son expression artistique, avec des formats courts qui lui conviennent particulièrement. De ce que l’on peut juger à partir de ce qui est visible (la majeure partie de la production de l’époque a aujourd’hui disparu), les films mettant en scène Fatty antérieurs (plus brouillons) ou postérieurs (plus longs et moins homogènes) à cette période sont indéniablement moins accomplis.

Nous l’avons dit plutôt, les films réalisés par Arbuckle, pour la Keystone comme pour la Paramount, s’apparentent de façon assez archétypale au registre du slapstick, genre où on chute et où on se bat beaucoup (et avec toutes sortes de choses) : il semblerait d’ailleurs que ce soit sur une inspiration de Fatty lui-même que le gag le plus représentatif du registre (le jet au visage d’une tarte à la crème) ait vu le jour (2). Mais la principale singularité de Roscoe Arbuckle, la plus évidente à tous points de vue (par son apparence immédiate comme par son surnom), étant sa morphologie atypique, les chutes ou les bagarres ne sont chez lui pas tout à fait les mêmes qu’ailleurs : ses antagonismes reposent souvent sur des oppositions physiques marquées, comme par exemple avec le longiligne Al St. John. Il y a ainsi en quelque sorte, dans la manière dont il remplit le cadre, une « géométrie Arbuckle » qui voit la circularité devoir se coltiner la rectilignité du monde (Fatty montant à l’échelle, par exemple, est un effet récurrent).

Mais Fatty n’a pas la rondeur lourde, loin de là, et on ne trouve pour ainsi dire aucun gag cherchant à faire de sa corpulence un sujet de raillerie (lui, par contre, se moque, dans Fatty amoureux, d’une gouvernante un peu forte) : il ne casse pas de chaise en s’asseyant, il ne se coince pas dans l’ouverture d’une porte trop étroite pour lui et on ne le voit jamais transpirer à grosses gouttes après un effort physique. Au contraire, Fatty rebondit, et lorsqu’il chute, on s’attendrait presque à le voir traverser l’écran de long en large ou de haut en bas, comme une baudruche devenue folle. Surtout, il sautille, virevolte et galope dans tous les sens, à l’image de cette compétition de course à pieds qu’il remporte, malgré lui, dans Fatty à la clinique (gag qui ne va pas sans évoquer François le facteur dépassant sans même le remarquer le peloton d’une course cycliste dans Jour de fête de Jacques Tati). Naît donc un contraste, réjouissant, entre la masse physique telle qu’elle se présente a priori, et l’impression de légèreté qui s’en dégage en réalité.

Un autre contraste, encore plus troublant, se trouve lié à la sexualisation du personnage de Fatty : alors que ses films reposent assez souvent sur des intrigues amoureuses, on y observe que Fatty ne cherche jamais à y conquérir le coeur d’une demoiselle (celle-ci est déjà séduite) mais à lutter contre les entraves (un rival, les parents, toute forme d’autorité...) à l’épanouissement de leur idylle. Fatty inspire l’amour, c’est en quelque sorte un pré-établi, et le comédien joue volontiers de la valorisation en forme de postulat que lui offre la caméra : sourires enjôleurs, regards complices, constante mise à son avantage… Avec Fatty, Fat is sexy.

On arrive alors au point commun le plus frappant entre les trois films qui composent le programme Fatty se déchaîne : le travestissement. Dans les trois courts-métrages, Fatty s’habille en femme (parfois pour des raisons un peu improbables), et non seulement tout le monde y croit… mais tout le monde est sous le charme. Ses yeux de biche (c’est alors seulement qu’on constate la douceur particulière du regard de Fatty) font alors des ravages, et cela débouche notamment sur cette irrésistible scène de séduction, à travers un couloir, entre un Buster Keaton tout en tortillements et la nurse colossale incarnée par Roscoe Arbuckle qui semble lui inspirer un désir fou.


Pour être précis, le travestissement n’est pas une spécificité des films d’Arbuckle, et il semblerait même que ce soit un ressort comique dont le public des années 10-20 ait été particulièrement friand, puisqu’on le retrouve, à l’occasion, dans à peu près toutes les grandes filmographies burlesques de l’époque. C’est ce qu’en fait Arbuckle qui est assez fascinant, notamment dans la manière dont il parvient à faire accepter comme une évidence ce qui tient, au départ, du plus haut improbable. Comme une manière d’affirmer – plus que ça, de revendiquer – le pouvoir d’évocation du cinéma, qui autorise l’édification d’un « autre » monde, dans lequel l’enfant battu, humilié, moqué peut enfin prendre sa revanche. Dans lequel il est beau… et gagne à la fin. Ce que combat Fatty, dans ses films, ce ne sont donc pas seulement des antagonismes physiques. Ce sont les standards, les normes, les codes érigés par une société oppressive, dont il a lui-même tant souffert et dont il se libère, dans une catharsis espiègle et libertaire, gentiment anarchiste à l’occasion : quand Fatty ramasse un balai pour botter le cul d’un propriétaire terrien qui lui refuse la main de sa fille, ce n’est pas seulement du slapstick dans ce qu’il a de plus excessif. C’est du bottage de cul politique.

Ce faisant, en construisant une réalité alternative qui serait son domaine d’épanouissement, Roscoe Arbuckle ne s’embarrasse pas des questions de vraisemblance, et s’autorise ainsi tout : des béances narratives (que joue Buster Keaton dans Fatty boucher? (3)), éventuellement des twists narratifs assez osés (voir la fin de Fatty à la clinique), et une mécanique burlesque d’une grande précision, qui se joue le cas échéant des règles trop contraignantes de la physique naturelle. A cet égard, il faut admirer, dans Fatty amoureux, la prouesse que représente le premier tiers du film, centré quasi-exclusivement sur les différentes manières de faire tomber quelqu’un dans un puits : le slapstick et le comique de répétition atteignent ici une sorte d’apogée, qu’on ne se hasardera pas à qualifier de « légère » (c’est plutôt de l’humour à la truelle) mais qui, dans son registre, confine à la perfection.

C’est qu’on aurait presque oublié de dire, jusqu’à maintenant, à quel point les films de Roscoe Arbuckle, aujourd’hui encore, sont drôles. Un humour centenaire, évidemment, duquel émergera inévitablement, à l’occasion, une sensation de « déjà-vu », mais il faudra alors s’accorder le temps de réagencer la chronologie des choses pour insister sur la dimension d’explorateur d’Arbuckle : par son activité de stakhanoviste du gag, il inventa beaucoup plus qu’il n’emprunta à ses contemporains, et la présence, dans les trois films de Fatty se déchaîne, de Buster Keaton, permet d’évoquer la question de sa descendance. Il est à nos yeux évident que Buster Keaton atteindra ensuite, dans sa propre carrière d’acteur-réalisateur, des cimes dans l’élégance du geste burlesque que Roscoe Arbuckle n’a jamais effleuré. Mais Keaton lui-même reconnaissait tout ce qu’il devait à Arbuckle, qui lui aura mis le pied à l’étrier, qui lui aura appris les bases de son métier, et dont le style aura incontestablement inspiré le sien. Keaton, d’ailleurs, sera l’un des rares à ne pas abandonner Arbuckle après le scandale de 1921, et le fera travailler, comme proche collaborateur et sous pseudonyme, sur certains de ses longs-métrages (Sherlock Jr ou Go west), à une époque où Hollywood ne voulait plus entendre parler de Fatty. Longtemps, les films de Fatty ne furent d’ailleurs vus que dans le cadre des rétrospectives consacrées à Buster Keaton, comme les films des débuts de ce dernier, et le nom de Roscoe Arbuckle est resté, pendant quelques décennies, en déséquilibre à la lisière du précipice de l’oubli le plus définitif. Le voilà désormais remis en lumière, là où son regard rieur et son sourire solaire s’apprécient le mieux.

(1) Version intégrale aux éditions Tristram
(2) Dans A noise from the deep (1913)
(3) Un client de passage ? Un complice du rival joué par Al St. John ? En réalité, il semblerait que Keaton – qui n’était jusqu’alors jamais apparu dans le moindre film - ait simplement été de passage sur le plateau, et que Arbuckle lui ait donné carte blanche. Son comportement et les gags qui en découlent sont alors assez largement improvisés.

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Par Antoine Royer - le 28 mars 2017