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Interviews

Kevin Brownlow me reçoit dans son bureau qui est une véritable caverne d’Ali Baba. On y voit des rangées de caméras, de projecteurs, de livres dédicacés par leurs auteurs et bien d’autres choses. Au mur, il y a des affiches anciennes, des photos dédicacées par Lillian Gish, Abel Gance et Bessie Love. Mais surtout, il y a l’extraordinaire raconteur d’histoire qu’est Brownlow ; son formidable sens de l’humour et son aisance de conteur rendent la moindre anecdote inoubliable. J’ai essayé de rendre dans ma traduction son style inimitable. Voici la première partie où il raconte ses jeunes années qui surprendront peut-être certains qui ne le connaissent que comme historien du cinéma muet. Ecoutez les petits extraits sonores qui montrent ses talents d’acteur.

Quel film a éveillé votre intérêt pour le cinéma pour la première fois ?

C’est assez curieux, mais, je ne suis pas sûr de pouvoir répondre à cette question. Il faut que je remonte à mon enfance. Quand j’ai été envoyé dans un pensionnat à l’age de trois ans, à l’époque, nous ne voyions aucun film sauf ceux d’une organisation caritative appelé Dr Baranardo’s. Ils venaient dans notre école pour récupérer l’argent collecté dans des boîtes prévues à cet effet et comme remerciement, ils nous montraient des films amateurs réalisés dans les orphelinats de Dr Barnardo’s par les professeurs eux-mêmes. Ils étaient tournés en 9,5 mm et bien que je n’avais encore jamais vu un seul film de ma vie, je savais qu’ils étaient épouvantablement mal filmés et je les ai détestés.

Je suis allé au cinéma pour la première fois vers 1941, pour voir Snow White and the Seven Dwarfs (Banche Neige et les sept nains, 1937), mais le premier film qui est apparu à l’écran fut une bande d’actualité et j’ai trouvé la qualité de l’image superbe. Je pense que cela a fixé pour moi le niveau de qualité d’un film. Mais, cela m’a montré aussi mon incapacité à comprendre le cinéma techniquement. Je me souviens que l’on voyait quatre officiers de Marine marcher vers la caméra, et je m’attendais à les voir tomber de l’écran dans la salle de cinéma ! (rires) J’ai été terriblement déçu quand ils ont disparu sur le côté de l’écran et j’ai pensé qu’ils avaient dû aller dans les coulisses. En tout cas, je me suis enfui en hurlant de Blanche Neige. La méchante reine me terrifiait et c’est bien la seule fois où l’on a dû me persuader de retourner dans une salle de cinéma. Je me souviens que ma mère m’a poursuivi dans le grand hall du cinéma Ritz de Tunbridge Wells. Elle s’est agenouillée devant moi et m’a persuadé de retourner dans la salle. Ce n’est qu’un film, m’a-t-elle dit ; c’est ce qu’ils disent tous, n’est ce pas ? Donc, vraiment à contre-coeur, je suis retourné voir Blanche Neige.

Mais, je ne souviens pas de ce qui a excité mon intérêt pour le cinéma à ce moment-là. Je n’ai guère vu d’autres films après celui-là. J’ai été envoyé dans un autre pensionnat, très différent du précédent ; c’était un endroit extrêmement désagréable, un peu dans le genre de Colditz [château allemand qui servit de camps de prisonniers durant la 2nde Guerre mondiale]. C’était l’hiver de 1947, le plus froid du XXème siècle. Il faisait si froid ; c’est vraiment incroyable. Mais, nos parents n’avaient le droit de nous rendre visite que un week-end sur trois. Quand les visites prenaient fin, le directeur essayait de nous inciter à rentrer avec à une projection de film. Je me souviens qu’elles avaient lieu dans la chapelle de l’école. Je m’asseyais directement sur le sol en pierre tout près du projecteur, ce qui montre que j’étais déjà très attiré par tout cela. Ils nous montraient une version muette de Oliver Twist, produite en 1933 par Herbert Brenon avec Dickie Moore. Ce qui m’avait d’abord fasciné, c’est que le monsieur bienveillant dans le film s’appelait Mr Brownlow. Et ensuite, j’ai aussi été fasciné par le fait que l’on pouvait convertir n’importe quel endroit en cinéma en tirant des rideaux et en mettant un projecteur et un écran. Je me souviens que la pellicule s’est coincée et que le projectionniste, un élève de dernière année, a fait quelque chose d’inexcusable ; il a tiré sur le film et celui-ci a cassé. Quelques centimètres de pellicule sont tombés à côté de moi. Quand la projection a été terminée, j’ai ramassé ces quelques photogrammes et j’ai couru jusqu’au dortoir qui était dans le noir complet, j’ai attrapé ma lampe torche au-dessus de mon lit et je me suis mis au milieu de la pièce. J’ai allumé ma lampe juste en face de mon fragment de pellicule en espérant voir une image se projeter sur le mur comme dans un cinéma. (rires) J’ai été vraiment très déçu. Mais, à partir de ce moment-là, j’ai voulu avoir un projecteur. J’ai harcelé mes parents constamment pour en avoir un. Je devais avoir 10 ans et Noël est arrivé. J’ai vu un paquet qui paraissait vraiment prometteur ; j’ai déchiré le papier et c’était bien un projecteur. Mais, il avait quelque chose de bizarre. Le film qu’il contenait avait des perforations alternées et paraissait assez large. Mais, quand je l’ai essayé dans ma chambre, je me suis rendu compte que c’était un projecteur de diapositives ! J’avais oublié de mentionner que je voulais un projecteur de cinéma...

L’année suivante, j’ai eu un véritable projecteur de cinéma et à nouveau, avec ma nullité technique, je n’arrivais pas à mettre l’ampoule au bon endroit et l’image était épouvantable... comme un retour aux films de Dr Barnardo’s ! Puis, accidentellement, j’ai déplacé l’ampoule et l’image a été illuminée correctement. J’ai vu soudain l’image telle qu’elle devait être et elle était superbe ! C’était vraiment excitant. J’ai eu deux films : un Mickey Mouse et un autre, qui m’avait beaucoup impressionné, The Naval Review at Spithead 1935 (La Revue Navale à Spithead 1935). C’est tout et je les ai regardés jusqu’à ce qu’ils tombent en lambeaux.

Quand avez vous commencé à collectionner les films ?

Après avoir usé mes films à force de les regarder, je suis parti en chercher d’autres. Je ne savais pas où aller. J’ai pris un bus pour Baker Street et je me suis retrouvé dans George Street près du magasin d’un photographe. Je lui ai demandé si il avait des films 9,5mm et il m’a répondu oui ! Une petite pile est descendue de l’étagère avant de s’écraser sur le sol où la vendeuse a dû les ramasser. Ils coûtaient 1 livre et 6 shillings la bobine et j’avais juste assez d’argent pour les acheter tous. Je suis rentré à la maison et je les ai montrés à mes parents. Ma mère s’est exclamée : « C’est Douglas Fairbanks ! » Je croyais qu’elle me racontait des histoires car, même moi, j’avais entendu parler de Douglas Fairbanks. Comme pouvais-je soudain avoir un film avec lui ? Et le deuxième film était avec William S. Hart, et le troisième avec Bessie Love ! Les films étaient formidables. Il manquait le début de celui avec Fairbanks et je n’avais pas la moindre idée de son titre.

Je suis alléà la bibliothèque. J’ai pris un volume sur une étagère et il s’est ouvert à une page avec une photo et une description de mon film. J’appris qu’il s’appelait American Aristocracy (1916). Ça alors ! Si j’ai déjà un film qui est mentionné dans un livre, il faut que j’en trouve d’autres. C’est ce qui a fait de moi un collectionneur. Mais ce film de Fairbanks m’avait fasciné. D’abord, il avait une cinématographie remarquable, même sous ce format de 9,5 mm ; il était superbe comme cette bande d’actualité. Et ensuite, le film avait une fraîcheur, une vivacité et une drôlerie ! La personnalité de Fairbanks traversait l’écran bien que le film ait été réduit à 3 bobines de 60 pieds au lieu de 5. Tourné en 1916, on y voyait un hydravion et le dernier modèle d’automobile qui paraissait maintenant préhistorique. J’ai entendu parler du British Film Institute et j’y suis allé. J’ai consulté l’Index des Films de D.W. Griffith de Seymour Stern. Griffith était censé avoir produit le film mais, en fait à l’époque, il était sur la côte ouest et le film avait été tourné sur la côte est. J’ai appris la distribution par cœur.

Ecoutez Kevin Brownlow (1er extrait) :

Quelques années plus tard quand j’ai commencé à travailler dans le cinéma, j’entendais sans arrêt parler de l’Agence Al Parker pour les acteurs. Et je savais, ayant déjà des idées fixes, qu’il s’agissait de Albert S. Parker qui jouait le rôle du méchant dans American Aristocracy. Donc, je lui ai téléphoné. J’ai demandé : « Est-ce que le nom Douglas Fairbanks vous dit quelque chose ? » Il répondit : « Douglas Fairbanks ! Nom de Dieu ! C’est moi qui l’ai dirigé ! » « Qui avez-vous dirigé ? » « Fairbanks ! Dans The Black Pirate (Le Pirate noir, 1926) ! » Je lui dit : « Je crois que j’ai votre premier film. » Il me dit : « Amenez le ! » Donc, j’ai pris mon projecteur et le film ; et je suis allé voir ce type qui jouait le traître dans ce film... C’était étrange ! Je lui ai projeté le film sur un mur et il appelé sa femme. Il a fallu lui montrer à nouveau. Puis, il a été tellement intéressé qu’il a décidé d’organiser un dîner avec James Mason, Trevor Howard, Clive Brook et Hardy Kruger... Voilà comment tout a commencé.

Que vouliez-vous devenir à cet âge : réalisateur, monteur ou historien du cinéma ?

Je voulais entrer dans la Marine ! Mon père était un artiste commercial qui travaillait dans l’industrie du cinéma ; il peignait les lettres sur les affiches de cinéma. Vous pouvez penser que c’était imprimé mais, en fait, tout était dessiné à la main et c’était d’ailleurs un travail très difficile. Et il m’avait déconseillé fortement l’industrie du cinéma. Il la connaissait suffisamment pour savoir que je n’y arriverai pas. Mais, il y avait une chose que je supportais pas, c’était le lycée. Je préparais mes A-levels [équivalent du baccalauréat] et ensuite il faudrait aller à l’université. Cela me semblait une route sans fin jusqu’à l’infini. Je savais que je n’entrerai pas à l’université, mais je ne voyais également aucune autre alternative.

Mais, j’avais commencé à tourner un film amateur, et un de mes acteurs travaillait comme garçon de bureau dans une société de production de documentaires. Si il trouvait quelqu’un pour le remplacer dans le bureau, il pourrait travailler en salle de montage. Il me dit : « Ecoute ! Pourquoi est-ce que tu ne prendrais pas ce boulot ? Tu gagneras 4 livres et 10 shillings par semaine et ça te donnera un pied à l’étrier dans l’industrie du cinéma. » « Mais je ne veux pas travailler dans le cinéma ! » Puis, j’ai pensé que j’avais encore une année à passer au lycée et que ce serait formidable d’y échapper. Donc j’ai accepté et c’est comme cela que je suis entré dans l’industrie du cinéma.

Pouvez-vous nous raconter comment vous avez réalisé votre premier film amateur The Capture ?

Je ne voulais pas faire des films. Mais ma mère s’est inquiétée ; elle pensait que j’allais devenir un projectionniste de cinéma. Donc elle m’a acheté une caméra 9,5 mm et m’a encouragé à faire un documentaire sur Hampstead [quartier résidentiel du nord de Londres]. Je ne voulais pas faire ça ; mais, bon, j’avais une caméra et il fallais que je l’utilise. J’ai d’abord fait d’épouvantables mouvements de caméra pour balayer la façade d’une maison que je n’arrivais pas à cadrer dans le viseur. On appelle ça "l’arrosage à la lance" dans les milieux du cinéma amateur. Quand j’ai vu le résultat, j’ai pensé que c’était la faute de la caméra mais pas du caméraman bien sûr ! (rires) J’ai montré le résultat à un caméraman professionnel de mes amis et il m’a dit : « Il ne faut pas bouger la caméra ! » Quand j’ai tourné ma deuxième bobine en suivant son conseil, le résultat a été incroyable, étonnant. A ce moment là, j’ai commencé à être ambitieux. Je ne voulais pas faire un documentaire ; je voulais faire un grand film, un film épique.

Au lycée, nous avions traduit une nouvelle de Maupassant appelé Les Prisonniers, qui se passait durant l’occupation allemande à l’époque de la guerre franco-prussienne [1870]. J’ai pensé qu’en la transposant de nos jours, cela pourrait faire le sujet d’un film. C’est ainsi que le film a commencé. Mais, je me sentais physiquement malade après chaque séance de tournage. C’était tellement frustrant de ne pas pouvoir voir les résultats immédiatement comme maintenant avec la vidéo. C’était vraiment dur et tout était raté. Je n’aimais pas cela. J’aurais été ravi si on m’avait donné une salle de cinéma, et j’aurais été idéalement à l’aise en propriétaire de salle d’art et d’essai. Mais on m’avait dit qu’il fallait que je sois créatif et que je devais faire des films...

Je crois que j’avais 14 ans quand j’ai fait The Capture et cela m’a pris trois ans. C’était un petit court métrage ; mais il a pris longtemps à finir car il fallait que j’économise pour pouvoir acheter de la pellicule. Quand il a été terminé, on en a parlé dans les cercles de cinéma amateur. Ce que ce film a fait pour moi plus que tout autre chose, c’est de me mettre en contact avec Derek Hill qui était rédacteur assistant du magazine Amateur Cine World. Il est venu me voir et je lui ai parlé de mes films muets, et il m’a proposé d’écrire pour son journal. Mais, je ne savais pas écrire... ce pauvre Derek a dû écrire les article à ma place au début. Il m’a appris à écrire. C’est la chose la plus précieuse que ce film m’a apportée.

Quel âge aviez-vous quand vous avez commencé à tourner It Happened Here (En Angleterre occupée, 1964) ?

Quand l’idée du film m’est venue, je travaillais déjà comme garçon de bureau et j’avais 17 ans. Mon travail consistait à porter des boîtes de film du laboratoire jusqu’au bureau et vice-versa. C’est d’ailleurs vraiment agréable de marcher sous le soleil londonien d’août 1955. Et je me souviens, je suis arrivé dans Charlotte Street : une Citroën noire s’est arrêtée devant moi dans un crissement de pneu. Un homme en est sorti précipitamment et a couru vers une épicerie fine tout en criant quelque chose en allemand à son chauffeur. Alors, je me suis dit : « Ça alors ! Que ce serait-il passé si l’Angleterre avait été occupée par les Allemands ? » J’ai pensé que ce serait un bon sujet pour un film.

Je ne me suis même pas demandé comment avec mon salaire de 4 livres et 10 shillings par semaine, j’allais pouvoir m’en sortir. Donc, je me suis lancé. Ma mère m’a dit : « Comment vas-tu faire ce rassemblement Nazi sur Trafalgar Square ? » Mais, en le faisant bien sûr ! Le résultat a été épouvantable. Je l’ai refait à nouveau et ça a été un peu meilleur. Puis le soi-disant décorateur du film m’a dessiné sur une serviette ce que ça aurait pu être. Je me suis dit : « C’est fabuleux. Il faut le refaire. » Et nous l’avons refait et ce jour-là, dans la foule, il y avait un photographe de presse incognito qui a pris une série de superbes photos qu’il a vendues à des magazines continentaux. Soudain, je suis devenu célèbre. J’étais dans les magazines français, allemands et suisses, en gros comme ça, incroyable ! Et je ne me souviens même pas d’avoir vu ce photographe. Et à ce moment-là, The Daily Express a voulu me rencontrer et je me suis rendu compte que je ne pouvais pas arrêter de tourner maintenant. A l’origine, j’avais envisagé de tourner suffisamment pour impressionner un producteur et ensuite il me financerait. Je voulais faire un film encore plus important que Citizen Kane (1940), être le deuxième Orson Welles et me faire financer par Paramount ou MGM ! (rires)

Est-ce que vous réalisiez l’immensité de votre entreprise quand vous l’avez commencée ?

Je savais que c’était une entreprise considérable et ça m’intéressait. Je voulais faire des films à grand spectacle. Je ne supportais pas les films amateurs avec leur petitesse et leur manque d’ambition. Je me suis dit : si je dois faire un film en dehors de l’industrie du cinéma, il n’y a aucune raison pour qu’il ne soit pas aussi bon que ceux réalisés au sein de cette industrie. J’ai profité d’une exposition sur La Bataille d’Angleterre pour filmer les avions de guerre allemands sur Horseguard’s Parade. J’ai mis mes acteurs autour des Messerschmitts, des Heinkels et des Dorniers. Le problème était que je n’avais pas de scénario ; je ne savais pas ce que je faisais ! C’était purement l’exhibitionnisme d’un adolescent. Mes acteurs [tous les acteurs du film étaient des amateurs non rémunérés] me quittaient et je recommençais à tourner les mêmes scènes.

Et un jour, je suis allé à Portobello Road pour acheter des uniformes allemands et autres accessoires. J’ai acheté des casques et j’ai demandé au vendeur si il connaissait des collectionneurs d’uniformes. L’homme m’a répondu: « Celui-là, c’en est un ! »

Ecoutez Kevin Brownlow (2nd extrait) :

Il y avait un garçon à côté de moi qui avait l’air terriblement jeune [Andrew Mollo avait 16 ans], habillé en costume victorien qu’il semblait avoir fait lui-même. Je décidais de lui révéler un secret : « Est-ce que vous savez qu’à Kensington il y a une famille russe qui collectionne les objets du 3ème Reich ? » Il répondit : « Oui. Je crois que c’est nous. » Il m’a emmené chez lui et j’étais très inquiet car j’ai pensé qu’il était probablement un Nazi. Quand je suis arrivé dans sa chambre - elle était peinte en rouge, blanc et noir, aux couleurs allemandes - j’ai vu un buste d’Hitler sur une table, des uniformes, des casques et une montagne d’autres choses. C’était étonnant ! Je me suis dit, même si il est vraiment Nazi, il faut que j’arrive à utiliser sa collection. Il était tout à fait d’accord pour faire le film mais il voulait voir ce que j’avais déjà tourné. Donc, très condescendant, je l’ai emmené chez moi et je me suis dit : « Il va être renversé par mon film. » En fait, il a été très déçu et il m’a dit : « Absolument tout là-dedans est inexact ! » J’ai répondu : « PARDON ! Qu’y-a-t-il d’inexact ? » (rires) Il m’a tout expliqué dans le moindre détail. Absolument tout était inexact.

Je me suis dit qu’il connaissait son affaire et que je ferais mieux de suivre ses conseils. Nous avons refait une scène où tout était exact et ça a été comme le jour et la nuit. J’ai jeté tout ce que j’avais tourné jusque-là, sauf le rassemblement sur Trafalgar Square qui est toujours dans le film. Nous avons recommencé à zéro en 1957. Il ne gagnait rien en temps qu’étudiant et je gagnais 6 livres et 10 shillings. Donc, on économisait pour une bobine de pellicule et on partait un dimanche matin sur Trafalgar Square pour filmer 2 minutes et demi de film. Et ensuite, il fallait attendre 3 mois pour faire la suite. C’était ridicule !

Pourquoi avoir choisi un sujet aussi brûlant que l’Occupation allemande de l’Angleterre ?

Je suis né à l’époque de la guerre. Durant les sept premières années de ma vie, je pensais que c’était une vie normale. Il y avait des V1 qui passaient, des attaques de Spitfires. On ramassait des éclats d’obus et on regardait les missiles anti-aériens ! Je trouvais tout cela terriblement divertissant ; j’adorais ça ! (rires) En même temps, je n’étais plus le petit garçon qui voulait rejoindre la Marine. J’étais devenu un pacifiste fervent, mais, comme Abel Gance, un pacifiste fasciné par l’armée.

Andrew Mollo était un spécialiste de l’histoire militaire [Andrew Mollo travaille toujours comme consultant sur de nombreux films comme Le Pianiste (2002) de Roman Polanski]. Il vivait à Kensington dans une maison où chaque frère avait un étage où il entreposait sa collection. John Mollo était fasciné par l’armée française et britannique. Il a gagné par la suite deux Oscars pour Star Wars (La Guerre des étoiles, 1977) et Gandhi (1982). Son autre frère a ensuite travaillé pour le National Army Museum. Et bien sûr, Andrew avec tout son attirail Allemand. Et leur père était russe et il avait réussit l’exploit d’avoir été dans l’Armée Blanche [tsaristes] ainsi que dans l’Armée Rouge. C’était une des personnes les plus fascinantes que j’ai jamais rencontrée. Je crois qu’il a remplacé l’université dans mon éducation. Il m’enseignait l’histoire.

Andrew et moi nous étions - et nous sommes toujours - complètement obsédés par cette période de l’histoire. Au début, ce que je voulais faire, c’était essentiellement un film d’action similaire aux épouvantables films de guerre anglais des années 50. Mais, graduellement, je me suis rendu compte que si je voulais faire quelque chose de valeur, il faudrait se concentrer sur l’aspect politique. J’ai pensé que personne jusque là n’avait fait un film pour expliquer ce qu’était le National-Socialisme et pour expliquer pourquoi nous le combattions.

Est-ce que vous aviez déjà une idée du style visuel de votre film quand vous l’avez commencé ?

Non ! Je visais avec ma caméra et j’espérais. J’étais toujours déçu par le résultat. Ça a commencé à changer quand Andrew a ramené un livre appelé Paris sous la botte des Nazis. Il y avait des photos prises durant l’Occupation en France et j’ai vu à quoi mon film devait ressembler. Nous avons essayé d’obtenir cet aspect. Et finalement, je crois que nous y sommes arrivés. Nous voulions qu’il ressemble à une bande d’actualité. J’ai d’ailleurs subtilisé l’idée d’Orson Welles en faisant une fausse bande d’actualité dans le film. Mon personnage principal va au cinéma voir un film de propagande allemande. Pour tourner cela, j’ai décidé d’utiliser les mouvements de caméra saccadés et le montage parfois décousu des actualités.

Nous avions souvent des discussions extrêmement violentes à propos de l’esthétique du film. Cela aussi ressemblait à une université. Je pensais que le fait de donner au film cet aspect documentaire d’actualité ne devait pas non plus obscurcir l’aspect artistique que tout film devrait avoir. L’aspect visuel a certainement été une réussite. Cela m’a été confirmé récemment quand un film italien La Grande Storia, qui parle de la propagande allemande, a utilisé des extraits d’un film intitulé The Conquest of London 1941 (La Conquête de Londres 1941) apparemment retrouvé dans les archives de Fritz Hippler, le Reichsfilmintendant. Quand j’ai vu cela, je n’en suis pas revenu, parce qu’ils avaient pris notre film, It Happened Here. Ils avaient remplacé la bande-son par un commentaire italien et prétendu qu’il était réellement un film de propagande allemande ! Encore mieux, il a été présenté lors d’une conférence à des chercheurs et à des historiens !

Vous avez souvent travaillé avec un co-réalisateur. Sur It Happened Here, votre co-réalisateur était Andrew Mollo. Est-ce que le travail à deux sur une telle production vous a aidé ?

Je n’aurais jamais pu le faire sans lui. Et pourtant, les disputes que nous avons eues ont été incroyables. Cela a été extrêmement enrichissant. Et d’ailleurs, c’est devenu ma méthode de travail habituelle : essayer de trouver une personne sympathique qui veut faire la même chose que moi. David Gill [co-réalisateur de plusieurs documentaires dont Hollywood (1980)] est arrivé par accident mais il s’est révélé absolument parfait pour le rôle. De même Christopher Bird, mon collaborateur le plus récent. C’est beaucoup plus agréable de travailler avec quelqu’un que de le faire tout seul.

Avez-vous été influencé par un réalisateur en particulier pour It Happened Here ?

Je pense que le personnage que Andrew et moi respections le plus était Erich von Stroheim et nous avons essayé de faire ce qu’il faisait : tout ce qui est mis devant la caméra doit absolument exact car chaque spectateur est un spécialiste dans un domaine précis. Ah oui ! Il y avait aussi un film appelé Seven Days to Noon (Ultimatum, 1950) des Frères Boulting. C’est un film que l’on devrait ressortir car il raconte l’histoire d’un terroriste qui transporte une bombe atomique dans une valise. C’était une idée ridicule en 1950 qui est maintenant possible. Mais, le film était très convaincant. On y voyait une évacuation de Londres qui a influencé la manière dont j’ai filmé la scène d’évacuation dans mon film.

Comment It Happened Here a-t-il été reçu par les critiques ?

Il a eu des critiques extrêmement mitigées. Il a eu des critiques épouvantables dans le Daily Telegraph et il a été encensé dans le Sunday Observer. Ma critique favorite est celle de Robert Robinson qui a écrit : « C’est comme une photo de l’Occupation que tout le monde a oubliée. » C’était exactement le genre de critique dont j’avais rêvée. Nous avons eu aussi : « Une histoire faiblarde de l’Angleterre nazie», c’est celle du Daily Telegraph. Je n’ai jamais eu une seule bonne critique dans ce fichu journal. (rires)


It Happened Here est disponible en DVD, zone 2 en Grande-Bretagne chez FilmFirst.
How It Happened Here de Kevin Brownlow (Edition UKA Press, 2007) raconte le tournage du film.

Lire la seconde partie de l'entretien

Par Christine Leteux - le 1 novembre 2008