Menu
Livres

Cinéma spéculations
de Quentin Tarantino

Traduction Nicolas Richard
Éditions Flammarion
sorti le 22 mars 2023
448 pages, broché 

Acheter sur Amazon

Ce n'est pas de sa faute : comme Obélix, Quentin Tarantino est tombé dedans quand il était petit. Dans quoi ? Dans la meilleure période du cinéma américain, celle que Peter Biskind a nommée le Nouvel Hollywood (1967-1980). Ainsi, avant l'âge de treize ans (il est né en 1963), le petit Quentin avait déjà vu, le plus souvent accompagné de sa maman célibataire, les premiers succès de cinéastes alors en devenir nommés Altman, Friedkin, Coppola, Boorman, Spielberg, Scorsese ou De Palma. Ça forme un homme. Certes, dans ce livre, Tarantino rend également hommage à son cher cinéma d'exploitation, à commencer évidemment par la Blaxploitation qui l'a tant influencé, mais il y consacre surtout l'introduction et la conclusion, les parties les plus directement autobiographiques. (1) Le reste est un vrai et long travail de critique sur les grands films de cette période, qui sont pour la plupart très loin du cinéma bis. Dans l'ordre d'apparition, accrochez-vous : Bullitt, L’inspecteur Harry, Délivrance, Guet-apens, Echec à l’organisation, Sœurs de sang, Daisy Miller, Taxi Driver (avec une spéculation passionnante : Taxi Driver réalisé par De Palma, son cinéaste favori), Légitime violence, La Taverne de l’enfer (véritable apologie de l’auteur-acteur-réalisateur Sylvester Stallone, incluant de longs développements sur Rocky et Rocky 2), L’Evadé d’Alcatraz, Hardcore, Massacres dans le train fantôme. Comme on peut le voir, que des films tendres et romantiques. Au milieu de tout cela, Tarantino fait une pause et se livre à une réflexion sur le Nouvel Hollywood en général, où il compare en expert la première vague anti-establishment (Altman, Rafelson, Ashby, Penn, Schatzberg, etc.) et la seconde vague, celle des Movie Brats (Scorsese, Spielberg, De Palma, Schrader, Milius), avec Coppola comme lien entre les deux vagues.

A part l’éloge de John Flynn, de Tobe Hooper et de la Blaxploitation (au début et à la fin, comme pour boucler la boucle), Cinéma spéculations reprend donc, à peu près, le même corpus que Peter Biskind. Mais on ne s'en lasse pas, d'abord par la qualité intrinsèque des films choisis, ensuite par le choix que fait Tarantino pour les aborder : il relate avec gourmandise les coulisses de la production, souvent d’après de nouveaux témoignages, spécule (d'où le titre du livre) sur les bons ou mauvais choix de casting et surtout s'attarde sur l'expérience de la salle, ce que font rarement les critiques professionnels, à tort selon nous. En effet, le cinéma, du moins jusqu'à un passé récent, a été tributaire des conditions de projection et du type de public présent. Comme au théâtre, dont le cinéma est l'héritier direct (représentation frontale d'une intrigue sur deux heures en moyenne, avec des comédiens), le spectacle est parfois dans la salle. Et il est toujours intéressant, voire passionnant, de lire ce genre de détails, surtout avec la verve et la vulgarité comique de Tarantino. Deux exemples :

- à propos de Taxi Driver : « Puis est arrivé le moment qui a fait littéralement exploser de rire toute la salle. Le type qui fulmine en répétant qu’il va tuer sa femme (« Je vais la buter ! Je vais buter cette salope ! »). Ce gars nous a tellement fait marrer qu’on a un peu décroché du film pendant les vingt minutes qui ont suivi. (…) Qu’est-ce qu’il y avait chez ce gars répétant « Je vais buter cette salope » qui faisait tant rire le public ? Simple : tout le monde dans le cinéma avait déjà vu ce gars. En sortant de la salle, on allait peut-être le revoir, ce gars. Mais ce qui nous faisait vraiment marrer, c’est que ce gars, on ne l’avait jamais vu dans un film hollywoodien. »

- à propos de Rocky : « J’avais déjà vu des films où le public acclamait ce qui se passait à l’écran. Mais jamais - je répète jamais - je n’avais assisté à des acclamations comparables à celles qui ont éclaté au moment du premier round où Rocky envoie Apollo Creed au tapis. Toute la salle avait suivi le combat dans un état de fébrilité extrême, s’attendant au pire. Chacun avait l’impression de se prendre personnellement chaque coup encaissé par Rocky. L’arrogance d’Apollo Creed, conférée par sa supériorité sur ce pauvre crève-la-dalle était perçue comme une répudiation de l’humanité de Rocky. Une humanité qu’à la fois Stallone et le film avaient passé quatre-vingt-dix minutes à nous faire aimer. »

Significativement, dans ses analyses, Tarantino ne parle quasiment jamais de langage filmique ou de photographie (sauf sur Massacres dans le train fantôme). Il se concentre sur l'intrigue, les acteurs et surtout les personnages, qu’il adore par-dessus tout (il parvient à nous faire tomber amoureux - comme lui - du personnage de Linda Haynes dans Légitime violence). Ce qui confirme que Tarantino est avant tout un auteur de théâtre (on y revient), un homme du Verbe, une sorte de Sacha Guitry du film violent. Il tient aussi de Woody Allen (celui de son enfance, c'est-à-dire le moulin à paroles offensif) : on l'imagine fort bien en stand-up reprendre, tels quels, les chapitres de Cinéma spéculations. En fait, Tarantino écrit comme il parle et parle comme il écrit : ainsi, aller à la ligne pour placer une sentence, comme il le fait souvent ici, est un pur procédé de romancier (plus que de scénariste) mais Tarantino, en interview, fait également ce genre de petites phrases isolées et péremptoires. C'est qu'il y a un véritable continuum entre sa faconde et son écrit : au même titre que Truffaut, Scorsese, Tavernier, Jacques Lourcelles ou Christophe Gans, Tarantino est un passeur cinéphile intarissable qui transmet la bonne parole comme pour soulager son esprit, victime d’un trop-plein.

Comme nous, Tarantino mange, vit et respire cinéma. Mais contrairement à nous, lui a su franchir le pas et faire des films. Les mauvaises langues disent que, contrairement à Scorsese, ce cinéphile n’a rien à dire et qu’il ne sait que « copier ». Faux. A travers son cinéma, et Cinéma spéculations le confirme encore sous forme livresque, Tarantino ne cesse de défendre les laissés-pour-compte, les « petits » (« petits » genres ou « petites » gens), il plaide justement pour le mélange des genres, autrement dit le métissage : plus que tout, toute son œuvre (y compris ce livre, en introduction et en conclusion) est un hommage aux Afro-Américains, un appel passionné à la fraternité entre Blancs et Noirs dans un pays marqué par la haine. Mais il le fait sans solennité ni moralisme. Pour lui, c’est naturel car il a été à bonne école : sa mère a eu beaucoup de petits amis afro-américains et ceux-ci emmenaient le jeune Quentin au cinéma dans les quartiers afro-américains de Los Angeles, pour voir les dernières nouveautés de la Blaxploitation. Et là c’était « l’éclate » totale, comme le montre ce passage savoureux (Quentin a huit ans) : « Je comprenais que, vis-à-vis de ma mère, Reggie (Ndr : le petit ami black du moment) essayait de faire en sorte que je l’aie à la bonne. Alors je lui ai demandé si je pouvais avoir un Coca et des bonbons au snack-bar. Et là, au lieu de m’accompagner jusqu’au comptoir, il s’est contenté de sortir un billet de vingt de son portefeuille et m’a dit : « Prends-toi ce que tu veux. » En ce qui me concernait, ma mère pouvait tout à fait épouser ce mec. »

A présent qu'il a largement démontré ses talents de metteur en scène et qu'il entre lentement dans la dernière étape de son existence, Tarantino revient cycliquement à son enfance et explore ces années où tout a commencé. Malgré la drôlerie de l'ouvrage dans son entier, cette exploration tient de la confession intime : comme chez Scorsese qui regarde un film en se réveillant le matin (!) ou Christophe Gans qui regarde trois films par jour minimum, quoi qu’il arrive, cet amour immodéré pour le cinéma tient de la névrose, du garde-fou. Pour Tarantino, on le lit entre les lignes, il s'agit de combler l'absence du père - celui-ci l'a abandonné à la naissance - par des pères de substitution, soit dans les films (souvent des héros virils et sûrs d'eux), soit dans la vie (voir comme il se colle, « comme une sangsue », dit-il, aux petits amis de sa mère). Malgré son succès international et sa reconnaissance en tant qu'artiste, Cinéma spéculations montre que Tarantino restera toute sa vie un petit garçon solitaire. Comme beaucoup d’entre nous.

D'où l'émotion d’un autre chapitre central, celui sur le méconnu Kevin Thomas, critique de cinéma défricheur, amoureux de la série B, défenseur de la première heure de Jonathan Demme, et ignoré par ses collègues journalistes mieux placés : « Kevin Thomas écrivait sur les films d’exploitation à la manière dont un chroniqueur sportif fidèle aurait écrit sur une bonne équipe de lycée. Cherchant le joueur qui aurait peut-être le talent et le potentiel de les emmener au niveau supérieur. Et quand les gars arrivaient au niveau universitaire, il les suivait et écrivait sur eux, qu’ils aient ou pas réalisé ce potentiel. Quand ils arrivaient ensuite au niveau pro, il les suivait en deuxième division jusqu’à ce qu’ils passent en première division. Et toujours Kevin Thomas était sur le bord du terrain, à les encourager du début à la fin. »

(1) Plus étrangement, Tarantino ne fait quasiment aucune mention du cinéma asiatique. Ce sera sans doute pour un autre volume critique.

Par Claude Monnier - le 10 mai 2023