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Critique de film
Le film
Affiche du film

Légitime violence

(Rolling Thunder)

L'histoire

Le Major Charles Rane est un vétéran de l'armée. Alors qu'il est considéré comme un héros de guerre par sa ville, la population se cotise pour lui offrir une juste rétribution financière. Une bande de voleurs y voit l'occasion de s'enrichir. Ils attaquent la maison de Charles Rane et le laissent mutilé (la main broyée), ainsi que son fils et son ex-femme morts. Rane s'engage dès lors dans un processus de violence où chaque criminel concerné devra le payer de sa vie...

Analyse et critique


John Flynn reste à ce jour l'un des artisans du cinéma de genre américain des années 1970 et 1980, orientés vers le polar et le Neo-Noir, que le temps à évacués d'un revers de la main dans la conscience collective. (1) Il convient de préciser que, si son œuvre paraît intéressante à bien des égards (une douzaine de films, dont certains titres restent vivement ancrés dans l'esprit de quelques-uns d'entre nous), il ne fut pas non plus un grand réalisateur. Tout au plus un très habile technicien qui, le temps de quelques films, a su distiller une vision plus personnelle du genre Noir. Néanmoins, ces dernières années ont permis de redécouvrir son œuvre et lui ont donné un statut culte naissant, plutôt mérité à dire vrai, si l'on songe aux subtilités dont il affuble régulièrement ses personnages. On pourra aussi trouver dommage que des personnalités autrement plus excessives, intelligentes, roublardes et passionnantes, telle que Michael Winner (cinéaste transgressif et hautement recommandé pour sa période des années 1970), ne soient pas davantage reconnues à leur juste valeur (2), comme l'est pourtant Flynn de nos jours.



Pourquoi avoir ainsi rapproché ces deux personnalités que sont Winner et Flynn en ces lignes ? Pour la bonne et simple raison que l'on pourra de prime abord analyser l'un de leurs films respectifs à la lumière d'une réflexion commune : Death Wish pour le premier, et Rolling Thunder pour le second. En effet, Rolling Thunder doit aujourd'hui beaucoup à sa réputation de vigilante movie - c'est-à-dire de film de "vengeance personnelle" - sur fond de massacres sanglants à l'idéologie discutable. Le tout est en général accompagné de sérieux règlements de comptes à l'arme à feu. Cependant, Rolling Thunder, dont le titre français, Légitime défense, en falsifie la raison d'être, n'a pas vraiment la carrure d'un film de vigilantism. Là où Death Wish raconte son Amérique intérieure, cauchemardesque et affaiblie par ses démons capitalistes, tout en jetant son personnage dans la rue, croisant ça et là le crime ordinaire qu'il juge d'un solide coup de feu maniaque et névrosé (le basculement du personnage dans la folie ne fait aucun doute), Rolling Thunder raconte à l'inverse le récit d'hommes déjà morts. Intérieurement, à défaut de l'être cliniquement. John Flynn n'a effectué là qu'un solide et vigoureux essai sur le retour de guerre, traitant du traumatisme vietnamien avec une grande acuité, surtout à une époque où le conflit venait à peine de se terminer. Les consciences américaines sont encore très touchées par le désastre humain, psychologique et sociologique que représente cette guerre maudite. Le cinéma américain des années 1970 rapporte souvent à l'écran l'état de crise systémique des USA, avant toute chose au sein du cinéma de genre (le polar et le thriller représentent des terrains fertiles quant à ces réflexions). Or Rolling Thunder ne s'intéresse pas réellement à ces bouleversements, et préfère concentrer ses efforts sur le retour de guerre. Qui n'en finit plus.


La première partie du film reste sans aucun doute la meilleure, avec également le dernier quart d'heure. Nous entrevoyons le retour d'un homme taciturne, d'un officier qui ne reconnaît plus sa vie antérieure. Fait prisonnier pendant la guerre, il a connu la torture et la souffrance la plus extrême. Il en ressort une personnalité renfermée, qui ne dit plus un mot, excepté les politesses d'usage. La ville qui accueille son retour voit en lui un héros. Alors qu'il n'est plus qu'un corps en mouvement dont les desseins s'avèrent dorénavant incertains. Que va-t-il devenir ? Quelle vie va-t-il bien pouvoir embrasser dorénavant ? Sa femme elle-même l'a quitté pour un autre homme, l'un des policiers de la municipalité. Un type bien. Quant à son fils, il doit le ré-apprivoiser, car il n'a pu le voir grandir. Flynn tisse d'intéressants rapports humains, desquels personne n'en ressort grandi ou médiocre. Ce qui se passe n'est que le cours normal d'une vie qui a pris de curieux chemins de traverse. L'ex-officier et le policier entretiennent des rapports amicaux peu ordinaires, lardés de silences dont on devine le vide absolu. Pour le reste, on suit le personnage, seul dans sa chambre, s'adonnant mécaniquement aux exercices physiques du matin, mutique, peu à l'aise en société, et qui chausse inlassablement ses lunettes de soleil afin de cacher son univers mental aux yeux de tous. Les lunettes symbolisent le héros, élégant et opaque, insaisissable. Derrière, la tempête sous un crâne est déjà passée et a déjà tout arraché sur son passage. Ces lunettes le protègent du monde extérieur et l'isolent au beau milieu des gens. Il reste impénétrable, y compris pour le spectateur. Il faut absolument exprimer ici le fait que Flynn a croqué un personnage très endurci, très intéressant, nanti de nombreuses subtilités, qu'il a d'ailleurs confié à un acteur qui sera par la suite très connu des téléspectateurs : William Devane. Bien des quolibets auront plu sur cet acteur depuis lors, cantonné aux séries TV et aux téléfilms médiocrement conçus. A l'époque pourtant, le comédien était promis à un autre avenir. Il venait de tourner l'ultime film d'Alfred Hitchcock (Complots de famille en 1976) et Marathon Man de John Schlesinger (également en 1976, mais où l'exceptionnelle allure de Roy Scheider, bien plus que celle de Dustin Hoffman, l'écrasait nettement). Une déception donc pour Devane, dont on attendait plus. Son physique passe-partout, son visage curieusement animé d'une sobriété malaisante, et son interprétation très juste concourent à faire du Major Charles Rane de Rolling Thunder un personnage relativement marquant.



La suite du film, dans laquelle le héros est tout d'abord torturé par des brutes qui veulent lui extorquer l'argent qui lui a été offert, est moins réussie, présentant un rythme et un niveau d’intérêt variables. Nous passerons un voile pudique sur la fameuse scène où il perd la main, broyée par ses assaillants dans l'évier de sa cuisine, pour nous concentrer sur le discours global un peu nébuleux qui fait suite. La scène a fait couler beaucoup d'encre à l'époque de la sortie du film, censurée dans la plupart des montages courants, et a participé de la renommée culte de l’œuvre avec les années. Malgré tout, elle vaut davantage pour l'effet psychologique qu'elle démontre chez le personnage (qui semble presque ne plus souffrir de la douleur) que pour son effet psychologique chez le spectateur, plus tempéré que ce que l'on penserait de prime abord. Son fils et son ex-femme seront tués par les criminels avant leur départ Voilà pour le retour décidément bien difficile de notre héros de guerre qui, reparti dans une logique de guerre proche de celle de John Rambo cinq ans plus tard au cinéma, décide d'aller châtier les responsables de ce carnage. Rolling Thunder prend certes là tout son sens (3), celui d'un roulement de tonnerre qui raisonne et s'approche toujours plus de nos oreilles, jusqu'à l'éclatement. Tout en devenant une sorte de road movie assez étrange durant lequel le Major Rane forme un nouveau couple avec la jeune serveuse qu'il avait rencontrée précédemment, séduite et surtout fascinée par la personnalité impénétrable de cet homme. Flynn s'en sort fort bien dans les dialogues, les silences et les relations entre les deux personnages. Il s'en sort beaucoup moins bien dans l'association concomitante avec l'autre histoire voyant le policier municipal lancé aux trousses de Rane, afin de le rejoindre dans sa croisade folle. Cette partie, soldée par un échec terrible pour le personnage, renoue avec le sentiment de vigilantism, mais perd un peu le spectateur en route. La lente odyssée des horreurs ne se soulève jamais vraiment de terre et ressasse des pulsions souvent plus intéressantes à analyser qu'à suivre, diégétiquement parlant.


De fait, John Flynn allonge parfois trop son récit, concocte des séquences particulièrement efficaces (lorsque le personnage se sert de sa main-crochet, notamment, ou bien lors de l’entraînement de tir sur la souche d'arbre flottante) parallèlement à un ensemble un peu terne, et dont la photographie et le montage, soignés il est vrai, ne transcendent pourtant pas la réalisation. Heureusement, ce déséquilibre n'entrave guère le déroulement du film, qui retrouve par ailleurs une vigueur nouvelle lors de la dernière ligne droite. Rane, enfin accompagné de son ami et ancien subordonné, le caporal Johnny Vohden (excellent Tommy Lee Jones, alors tout jeune et composant un remarquable portrait de militaire mutique et traumatisé), se lance dans une dernière opération d'assaut à l'hôtel où se terrent leurs ennemis mortels. Le fait que l'action se situe alors au Mexique, et concerne des autochtones, désigne moins le racisme américain latent qu'une délocalisation nécessaire de l'action au profit d'un "ailleurs". "L'ailleurs" Vietnam, "l'ailleurs" Mexique, "l'ailleurs" guerrier, là où l'ombre du soldat reprend du service. La thématique du film prend un sens nouveau, et enfin pleinement assumé, replaçant ces deux personnages là où ils doivent être : au cœur des combats. Des machines à tuer qui ne ressentent plus les choses que lorsque la violence renaît enfin. John Flynn cisèle une ultime séquence remarquablement mise en scène, et qui n'est pas sans rappeler la fusillade de l'hôtel située à la fin de Guet-apens en 1973 (toutefois sans la science du ralenti et la redoutable maîtrise du montage frénétique de Sam Peckinpah). Elle nous révèle la nature profonde de ces deux soldats, à savoir bien moins leurs velléités revanchardes que leur sentiment littéralement pulsionnel de devoir repasser à l'action, de repartir au combat. Flynn articule fort bien sa démarche autour du trauma de guerre, en insistant non pas sur les ravages psychologiques meurtrissant les ex-soldats, mais plus précisément sur leur incapacité à se réconcilier avec la paix. Des hommes dont la démarche affective ne fonctionne plus qu'au contact du sang versé.


C'est de cela dont parle en définitive Rolling Thunder, et qui lui donne la majeure partie de son intérêt, tragiquement représenté par ce dernier plan éloquent montrant deux amis, deux soldats, deux machines de guerre, blessés, mutilés, bras dessus bras dessous, le regard vide, et cherchant le chemin de la maison. Deux morts-vivants en décomposition mentale, et dont les âmes gisent sous la boue du Vietnam. C'est le retour chez soi qui n'en finit pas, impossible, funeste, logé à tout jamais dans le néant.

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(1) On peut penser que Flynn a réalisé un meilleur film (en tout cas plus équilibré) avec le fameux The Outfit en 1973, sorte de polar à vitesse variable là encore, efficace et très bien écrit. A noter qu'il dirigera également ultérieurement Steven Seagal dans ce qui reste encore aujourd'hui, et de très loin, l'un des meilleurs films de l'acteur (peut-être son meilleur) : Out for Justice en 1991. Il fut le seul à donner à cet acteur le rôle d'un policier à l'épaisseur plus travaillée, une sorte de mauvais gosse tombé du bon côté de la loi et qui, 48h durant, poursuit les types avec lesquels il frayait étant enfant.
(2) L'auteur de ces lignes pense notamment dur comme fer que The Mechanic (1972) et Death Wish (1974) restent deux des plus grands films américains des années 1970. Le premier, surtout, d'une richesse et d'une maîtrise absolument phénoménales, dressant le portrait baroque et dépressif d'une Amérique sur le point d'engloutir toute sa raison d'être. Le fait qu'il soit un thriller d'action de haute tenue ne fait qu'en renforcer la stature phénoménale.
(3) L'opération "Rolling Thunder" était une campagne de bombardements aériens intensifs menée durant la guerre du Vietnam, effectuée par les USA entre le 2 mars 1965 et le 1er novembre 1968. Elle est considérée comme un échec stratégique.

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La fiche IMDb du film

Par Julien Léonard - le 8 juillet 2015