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En hommage à Jean-Paul Belmondo, Metropolitan Filmexport a eu la bonne idée de sortir, pour les fêtes de fin d'année, un coffret Blu-ray de ses trois collaborations avec Claude Lelouch : Un Homme qui me plaît (1969), Itinéraire d'un enfant gâté (1988) et Les Misérables (1995).

Qu'on soit allergique ou pas, tout le monde reconnaîtra que Lelouch est un auteur de films reconnaissable entre tous, par son obsession du destin, des chassés-croisés, par sa recherche de moments semi-documentaires, cruels ou drôles, entre comédiens, et surtout, par son amour communicatif de la caméra, le cinéaste prenant soin de raconter ses histoires par l’image, le dialogue étant souvent, dans son univers, un bruit parmi d’autres. Je me souviens que lorsque j'étais enfant, et non encore cinéphile, Lelouch constituait à mes yeux, grâce aux reportages télévisés qui accompagnaient chaque sortie de ses films (aux journaux de TF1 et d'Antenne 2), l'image même du metteur en scène virtuose, toujours l'œil à la caméra, que celle-ci soit à l'épaule ou sur une grue. Un artiste à l'œuvre, sans doute naïf (et alors ?) mais passionné et dynamique. C'est même lors d'un reportage sur Les Uns et les autres que j'ai compris ce qu'était un plan-séquence, avant même de m'intéresser, du haut de mes trois pommes, aux notions mêmes de plan et de séquence : Lelouch répétait un très long travelling, partant de l'intérieur d'une maison pour embrasser ensuite toute une rue avec des dizaines d'acteurs et de figurants, et chacun devait se comporter comme dans la vie, en continu, sans savoir s'il était filmé ou non !...

Mais, n'en déplaise à ses contempteurs, Lelouch est plus subtil qu'il n'y paraît, et cette trilogie Belmondo permet de mieux voir, répartie sur trois âges du comédien (la jeunesse, la maturité, la vieillesse), le travail constant du cinéaste sur le décalage. Décalage à l'œuvre aussi bien sur le plan thématique que sur le plan formel, et qui dévoile une angoisse profonde chez lui (et sans doute, aussi, chez Belmondo).



Décalage thématique tout d'abord : les héros de Lelouch sont des êtres qui s'extraient volontairement de la vie (le couple adultère en vadrouille d'Un Homme qui me plaît, l'entrepreneur en dépression d'Itinéraire d'un enfant gâté) ou qu'on extrait cruellement de la vie (les forçats des Misérables, mais aussi les Juifs persécutés dans la partie contemporaine du film). Pour tous ces personnages, à chaque fois, il s'agit de partir loin de tout, puis de tenter de revenir à la vie normale. Mais ce retour est difficile, quasi impossible : c'est la dernière image d'Annie Girardot dans Un Homme qui me plaît, la jeune femme étant totalement anéantie par l'égoïsme et la lâcheté de Belmondo ; c'est la dernière image d'Itinéraire d’un enfant gâté, où l’acteur, seul dans un pays lointain, pleure de joie devant les vidéos de ses enfants mais est incapable de venir revivre avec eux ; c'est enfin la structure entière des Misérables, qui fuit l’adaptation directe du roman de Hugo pour créer trois récits parallèles, une ronde ininterrompue de malheurs, qui se répètent de génération en génération, comme réincarnés (Jean Valjean au début du XIXe siècle, Henri Fortin père au début du XXe siècle, Henri Fortin fils pendant l’Occupation, tous trois ayant les traits de Belmondo).


Décalage formel ensuite : né en bordure de la Nouvelle Vague mais toujours rejetée par elle, Lelouch, à part exception, déteste raconter une histoire de manière classique et prend plaisir, non seulement à briser la chronologie, à la fragmenter savamment, comme Alain Resnais dans les années soixante (voir le début superbe, presque abstrait, d'Itinéraire d’un enfant gâté), mais à arrêter ses récits en cours de route pour filmer longuement des échanges intimes entre deux personnages, en retrait du monde (échange hilarant entre Belmondo et son apprenti Anconina dans la petite chambre d'hôtel d'Itinéraire d’un enfant gâté ; échange bouleversant entre Girardot et Boujenah dans la petite grange des Misérables). De manière générale, effectuant de grands travellings avant ou arrière, souvent à l’épaule, la caméra de Lelouch se ressent, se voit (même par le spectateur néophyte), donnant l'impression délibérée d'une danse et d’une vie artificielles, entre tragédie et comédie, comme chez Max Ophuls, toutes proportions gardées bien sûr.

Il y a quelque chose de hanté chez Lelouch... Le cinéaste entreprend Les Misérables dans la dernière partie de sa carrière mais le roman-fleuve de Hugo était son livre de chevet depuis l'enfance, un livre souvent lu à voix haute par sa mère. Ainsi, on peut supposer que le thème de la destinée, de la coïncidence, et le motif du croisement incessant des êtres, qui irriguent nombre de ses films, viennent plus ou moins consciemment du livre de Hugo. Cela, plus cette sensation vertigineuse que le beau monde (bello mondo ?) valse au bord du gouffre : d'où, chez le cinéaste, cet autre motif célèbre, celui de la danse. A ce titre, le bal des nantis de la Belle Epoque, qui ouvre son adaptation de Hugo, est aussi glaçant qu'une procession de fantômes. Tous ces morts en sursis en annoncent d'autres, comme si ces bourgeois décadents et probablement anti-dreyfusards se vengeaient à l'avance de tous les Juifs qu'ils allaient dénoncer et exclure quelques décennies plus tard. Rappelons que Lelouch enfant et sa mère furent traqués par la Gestapo, les salles de cinéma devenant alors des refuges réels.

Derrière la soi-disant naïveté, il y a une vraie noirceur chez Lelouch. Derrière l'amour de la vie, il y a la peur de la mort, la hantise de la Shoah. Ce n'est pas un hasard si Lelouch réalise Les Misérables juste après La Liste de Schindler. Du reste, comme Spielberg, Lelouch fait partie de ces cinéastes qui, s'ils ne tournent pas, tournent en rond chez eux, devenant fous.

Non sans appréhension (le défi au vide, à la mort, n'est jamais loin chez lui), Belmondo semble avoir compris instinctivement que Lelouch, faussement joyeux, l'amenait à chaque fois vers une étape supérieure de sa maturité, et donc, fatalement, vers son déclin en tant qu'être humain. De manière significative, dans Les Misérables, il n’est plus qu’un comédien parmi d’autres, sur le point de s’effacer, rejetant tous les tics qui ont fait de lui une star. Troublante humilité. Or, étymologiquement, être humble, c’est aller à terre, dans le dénuement presque total. En 1988, Lelouch a fait renaître Belmondo au cinéma. Mais le comédien l'a bien senti, dans cette valse des générations qu'est le cinéma de Lelouch, c'était renaître pour mieux mourir.


coffret
Lelouch Belmondo

3 Blu-rays
édité par Metropolitan Filmexport
sorti le 2 décembre 2021

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Par Claude Monnier - le 6 janvier 2022