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Critique de film
Le film

Irma la Douce

L'histoire

Paris, Rue Casanova, dans le quartier des Halles, les « poules » et leurs « macs » (en français dans le texte) vivent en bonne intelligence avec les gens de la police qui ne les empêchent nullement d’exercer leurs lucratives activités et y puisent de temps en temps de quoi les aider à fermer les yeux. Au milieu de cette situation bien établie, arrive Nestor Patou (Jack Lemmon), un flic droit, honnête, profondément naïf mais un peu distrait, qui met du temps à comprendre la dite situation. Pourtant une fois ses yeux ouverts, il n’est pas long à réagir et opère une rafle qui se passe tellement bien que le pauvre Nestor devra ensuite abandonner son uniforme : dans le feu de l’action, il a un peu molesté certains clients, parmi lesquels se trouvait justement... son supérieur hiérarchique ! Expulsé de la police, il trouve refuge auprès d’Irma la Douce (Shirley McLaine), la plus populaire des prostituées de la rue dont il devient assez rapidement le souteneur. Le problème est qu’il est aussi très amoureux et surtout très jaloux. Il va néanmoins trouver un stratagème pour empêcher la jeune femme de coucher avec d’autres, aidé en cela par un homme avec beaucoup de ressources, le barman Constantinescu, dit Moustache (Lou Jacobi). A eux deux, ils vont inventer un personnage, Lord X, qui sera Nestor déguisé et qui passera des nuits avec Irma sans la toucher mais en la payant grassement, lui permettant de ne plus accepter d’autre clientèle. Le problème sera pour Patou de financer cette coûteuse mystification !

Analyse et critique

Ce film de Billy Wilder, coproduit et coécrit comme il se doit avec I.A.L. Diamond, était adapté d’une comédie musicale créée à Paris en 1956, dont le livret était dû à Alexandre Breffort et la musique à Marguerite Monnot. Wilder, qui avait sacrifié au genre du musical avec le film The Emperor Waltz en 1948, n’ambitionnait pas d’y revenir. Les deux auteurs ont donc pris le parti d’en escamoter les chansons tout en restant fidèles au cadre parisien du film et à son milieu, qu’on ne quitte jamais vraiment : les cafés parisiens avec leur faune... Ce film est, pour Wilder, situé dans un contexte très particulier. D’une part, le cinéma devient de plus en plus adulte, les cinéastes d’une nouvelle génération aux Etats-Unis (Richard Brooks, Blake Edwards, Stanley Kubrick...) font bouger les lignes de la censure en osant aller loin dans la représentation des tourments sexuels, des mœurs et des tabous. Certains des anciens, comme Minnelli ou Mankiewicz, s’adonnent avec bonheur à un cinéma de plus en plus libéré des contraintes de la censure, tout en restant dans le système des studios. D’autre part, le cinéma des grands studios continue à favoriser des films grand public, éloignés pour l’instant des polémiques et des controverses. Irma la Douce sera un reflet de ces deux tendances, sur le fil du rasoir entre bluette et provocation.

Qui plus est, Wilder choisit de revenir à sa collaboration significative avec Jack Lemmon - son acteur fétiche des trois dernières décennies de sa carrière - et de lui adjoindre pour la deuxième fois Shirley McLaine, avec laquelle ils ont obtenu le succès que l’on sait avec The Apartment (Oscar du meilleur film en 1960). A sa sortie, malgré cette précaution qui se doublait d’une sage décision puisque les deux acteurs étaient parfaits pour ces rôles, Irma la Douce sera un flop. Pourtant la pièce de Breffort et Monnot avait eu du succès, à Paris bien sûr, mais aussi à Londres et à Broadway. Mais peut-être le sujet délicat (une histoire de prostitution vécue par un ex-flic devenu le « mac » de la reine des « poules », termes utilisés dans le film), la longueur du film, voire le mélange de provocations multiples et de fable proposé par celui-ci ont-ils joué en sa défaveur. Aujourd’hui encore, le film a bien mauvaise presse. Pourtant, il reste une oeuvre typique de son auteur, et pas seulement par les provocations. Un autre aspect qui lui a peut-être coûté son succès, c’est la suppression des chansons. Il y a bien de la musique, de grande classe, signée André Prévin (mais celui-ci ne reprend pas les thèmes de Monnot) et un ou deux intermèdes chantés, mais ils sont systématiquement en situation. Par exemple, lorsqu’une jeune prostituée met un disque dans le juke-box et que tout le monde danse, ou encore une adaptation de Alouette, gentille alouette interprétée par une cargaison de « poules » (en français dans le texte) qui menacent assez clairement de faire subir les derniers outrages à l’agent Nestor Patou qui les a embarquées dans un panier à salade. Bref : ne faisant rien comme tout le monde, et ayant de toute façon décidé de faire rendre gorge à la censure et au (toujours en vigueur) code de production de 1934 qu’il a continuellement attaqué, Wilder fait un film totalement personnel à partir d’une comédie musicale parisienne ; et c’est un plaisir. Mais un plaisir parfois un peu long, c’est le principal défaut de ce petit plaisir coupable. Il totalise 147 minutes, c’est le plus long des films de Billy Wilder, si l'on excepte bien sur la version perdue de The Private Life of Sherlock Holmes.

L’indolence, ici, est un péché parfaitement assumé et donc le film prend son temps : le temps d’exposer, le temps de montrer une fois de plus un Paris totalement faux, fantasmé, construit par Alexandre Trauner ; le temps, aussi, d’installer une intrigue amoureuse qui côtoie sans arrêt, sans vergogne devrait-on dire, le graveleux. D’une certaine façon, cette volonté de laisser faire le temps sied bien à cette histoire qui rappelons-le est entièrement contée du point de vue de Nestor Patou, le très naïf, certes, mais aussi consciencieux policier qui une fois passé de l’autre côté deviendra par la volonté d’Irma... un mac. Soit un homme dont le principal objectif est de ne rien faire d’autre que d’attendre que son porte-monnaie se remplisse, pendant que d’autres, eh bien travaillent. Il en a l’habit, les journées, et même la réputation... et dans ce Paris entièrement concentré dans les quartiers, disons, nocturnes, la seule manière d’échapper au train-train est d’aller prendre un verre au tabac du coin. Le rythme, à la fois, découle de cette situation contextuelle tout en la prolongeant dans un cercle particulièrement vicieux. On retrouvera cette lenteur calculée dans un autre film qui montrera Jack Lemmon aux prises avec l’amour, avec à nouveau une certaine dose de provocation : Avanti, en 1972.

Ce que beaucoup de commentaires reprochent au film, c’est le fait de tourner un peu à vide, parfois. Admettons, d’une part, que le film pêche parfois par trop de fausse guimauve (ces couleurs !), voire par un excès de mauvais goût franchement revendiqué. Ajoutons que certaines situations rappellent un peu trop d’autres films, notamment la scène lors de laquelle, seule avec un client (qui se révèle être Nestor déguisé, prétendant être irrémédiablement impuissant), Irma réveille de façon inattendue ses ardeurs, ce qui nous renvoie à Some Like It Hot, le champagne en moins. Il faudrait ajouter qu’en dépit de la ressemblance, la scène dans Irma la Douce ressemble à une provocation : dans le film précédent, sis en 1929, on y parlait d’embrassades, ce qui évidemment ne trompe personne. Là, on parle à mots à peine couverts d’érection, d’impuissance, de rapports sexuels. C’est d’ailleurs la franchise du film, plus que son bricolage pour le rendre faussement naïf, qui en fait la force... mais aussi les limites. Billy Wilder, en France, avec les décors d'Alexandre Trauner et les mêmes comédiens (et quels comédiens !) que dans The Apartment ne pourra pas réaliser un film aussi beau que celui qu’il a fait aux Etats-Unis. Si ni Irma ni Nestor ne sont dénués d’intérêts, s’ils sont décidément bien mignons et si leurs aspirations peuvent passer pour tendrement comiques (Irma, qui souhaite se dédier à son métier) ou si adorablement naïves (Nestor qui se dévoue pour son Irma, sans que celle-ci ne s’en aperçoive, quand il va travailler dès le lever du soleil afin de lui éviter le trottoir), il faut bien dire que la France présentée dans ce film tient vraiment de la fantaisie poétique et qu’il est bien difficile de prendre le film au sérieux.

Ce n’est d’ailleurs nullement l’intention des auteurs. Le film, après tout, tient une fois de plus du conte de fées. On n’est pas très loin de l’atmosphère de Sabrina, mais dans le monde de la prostitution parisienne, bien sûr... Il y a même une authentique fée, en la présence de Constantinescu, dit Moustache, un homme qui selon lui a tout fait : la guerre, avocat, médecin... C’est lui qui va aider le proxénète Patou afin de donner un revenu à Irma sans pour autant qu’elle couche avec un autre que lui. Tous deux vont inventer Lord X, drôle de prince charmant joué par un Jack Lemmon qui se lâche mais qui n’oublie pas de se retrouver un moment avec une seule des chaussures de sa Cendrillon vêtue de collants verts. Mais lord X, lui aussi, va échapper à ses créateurs dans un final ouvertement fantastique : en effet, après que Nestor a inventé le personnage de Lord X, le noble Anglais qui va devenir le seul client d’Irma, il le "tue" dans une mise en scène à l’eau de rose afin d’assumer la jalousie d’ailleurs réelle qu’il ressent à son égard. On pourrait tout simplement rapprocher cette action d’une histoire à la Conan Doyle dans laquelle l’auteur Patou se débarrasse de sa créature ; mais de fait, l’ex-policier n’a plus que cette solution, son personnage de comte prenant décidément trop de place. Mais en le tuant, il permet à son Lord X de s’échapper et de faire une vraie apparition absolument absurde. A la fin du film, il croise Moustache, qui à ce moment n’a pas d’autre ressource que de se tourner vers le public qui a lui aussi partagé cette vision inattendue, et adresse un dernier clin d’œil. C’est une pirouette finale sans doute, un équivalent visuel de la fameuse dernière phrase de Some Like It Hot (« Nobody’s perfect ! »), mais cette apparition illogique de l’alter ego de Nestor Patou, désormais doté d’une vie propre et bien sûr également joué par Lemmon, cadre bien avec l’idée de Wilder de faire apparaître l’étrange noble fictif sur un monte-charge, comme sorti des enfers.

J’ai parlé du Paris sublimé d’Irma la Douce vu par Alexandre Trauner ; c’est à rapprocher de la France vue par Blake Edwards dans ses Pink Panther, une idée de la France perçue à travers ses clichés (l’amour, les filles, le petit matin, ses croissants et ses accordéons) comme pouvaient l’être les années cinquante de Saint-Germain-des-Prés dans Funny Face de Stanley Donen avec sa caricature de Jean-Paul Sartre. Paris se résume donc à des rues très passantes, des cafés toujours remplis de poules et de macs, des agents de police à l’uniforme impeccable (et à la matraque qui sert à jongler négligemment pour passer le temps), des garçons de café qui sont autant des confesseurs et des psychiatres (d’où la panoplie hallucinante de métiers pratiqués par le mystérieux « Moustache »). Ce sont aussi des petits matins douloureux pour aller travailler aux Halles, pour gagner de quoi payer la note de Lord X durant la soirée passée avec Irma. C’est enfin le pays de l’amour et de son corollaire : la prostitution. Mais ce Paris subtilement faux est sans doute ce qui renvoie le plus à la source théâtrale du film, parce que jamais on ne le quitte et qu’il est une telle somme de clichés qu’il me semble douteux que cela ait tant trompé le public. Pour finir, le Paris d’Irma la Douce renvoie à ce Paris de carton-pâte créé pour la pièce originale de Marguerite Monnot et Alexandre Breffort, en 1956.

Placé entre deux charges grossières, irritantes, mais si féroces à l’égard des Etats-unis (One, Two, Three, et bien sûr Kiss Me, Stupid), Irma la Douce est une petite halte en forme de fable, mais une fable qui permet à Wilder d’être l’un des premiers au cinéma à montrer une femme enceinte avec le ventre arrondi, dans un film qui voit Shirley McLaine se coucher explicitement nue dans un lit et faire un regard lourd de promesses à Jack Lemmon. Le film porte du début à la fin cette double identité, conte de fées d’une part et blague salace d’autre part. C’est une fois de plus à porter au crédit de Wilder d’avoir démontré que le cinéma pouvait aborder des thèmes adultes, ce qui n’allait pas manquer de lui être reproché, évidemment. Les limites de cet aspect, à n’en pas douter, se situent dans l’accumulation de provocations, bien sûr : prostitution, sexe mis en évidence, etc. Mais Wilder a fait preuve d’un certain jusqu’au-boutisme qui suit un certain nombre d’autres films qui ont fait exploser les barrières du bon goût : le travestissement qui fait douter de sa sexualité à Jack Lemmon et la porte ouverte à l’homosexualité dans Some Like It Hot, l’adultère considéré comme un sport de classe en même temps que la « promotion canapé » dans The Apartment, sans oublier les thèmes graveleux de The Seven Year Itch. De même que pour tous ces films, ce qui fait le prix d’Irma la Douce, ce n’est pas la provocation à outrance mais son installation dans un contexte de conte de fées et le fait que toute cette histoire n’est après tout, une fois de plus, qu’une histoire d’amour. Irma et Nestor ont d’ailleurs une motivation, celle de vivre leur petite vie tranquille, l’un avec l’autre. Mais cette histoire d’amour possède aussi une ironie paradoxale puisque Irma finit par faire son métier en ne couchant plus qu'avec son unique client, qui se trouve d’ailleurs être son amoureux... mais elle ne le sait pas. Quant à Nestor, fatigué par son travail de jour, il ne trouve plus l’énergie de combler sa bien-aimée... sauf en Lord X, et de fait, il se trahit lui-même ! De quoi y perdre son latin. Surtout quand un enfant apparaît, fruit d’une nuit inattendue d’amour avec Lord X, provoquée par Irma, dont la conscience professionnelle ne pouvait se satisfaire d’un statu quo. L’enfant à venir est-il donc de Nestor, ou de Lord X ? Nestor lui-même finit par ne plus s’y retrouver non plus...

Tourné avec l’exigence habituelle de Billy Wilder, qui retrouvait à cette occasion pour la première fois la couleur depuis 1957 (Spirit of St Louis) en même temps que le Cinémascope, Irma la Douce n’a donc pas attiré le public. Le manque de succès du film, une fois de plus (après One, Two, Three qui avait également été un échec), tombait bien mal pour Wilder et Diamond qui allaient continuer leur descente aux enfers de l’insuccès avec leurs trois films suivants ! Il a contribué à renforcer chez certains critiques l’idée que Wilder n’était pas un ennemi de la complaisance, ce qui me semble aujourd’hui être un débat inutile. Quoi qu’il en soit, avec ses provocations matinées de romance volontairement trop sucrée, le film a contribué à démontrer l’inutilité du code de production, qui n’allait pas tarder à rendre l’âme. Quant à ce film mal fichu, mais adorable, il continue à intriguer, placé au cœur des années 60 et constamment sur le fil du rasoir : hautement provocateur, revendicatif et sordide, mais tourné avec un soin de maniaque par des artistes du cinéma à l’ancienne.

EN SALLE

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La fiche IMDb du film

Dossier : Billy Wilder à travers ses films

Critique livre : Billy Wilder de Patrick Brion

Par François Massarelli - le 22 août 2013