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Portraits

alex ross perry à travers ses films

"If there is one thing I really can’t stand in movies, it is utter sincerity. I think cynicism is sorely lacking from independent films. There is an edge that is missing, which confuses me because most of us are making films with no stakes. You can get away with anything when you raise your own budget as a passion project so I’m not sure why people seem unwilling to push things in a more aggressive direction. (…) There are people who watch this film (ndlr: The Color Wheel) and say they find the characters uninteresting or overly irritating. Those people are assholes who either have the most inexplicably charmed lives or a deluded sense of self-satisfaction for crafting a world free of conflict, larger-than-life personalities, or actual human beings.“ Alex Ross Perry (1)

En quatre long métrages (2) et moins d’une décennie, la tragi-comédie humaine d’Alex Ross Perry s’est imposée comme un modèle d’indépendance courageuse. A l'occasion de la sortie en salle ce mercredi de Queen of Earth, portrait par le métier d’un cinéphile obsessionnel à l’humour auto-dépréciatif et corrosif, fidèle à la pellicule, signant depuis son passage derrière la caméra une œuvre dont l’irrévérence n’a d’égale que l’intégrité. Et si ce n'est pas du cinéma "naphtaliné", la cinéphilie de Perry le rend sûrement plus "classik" qu'il n'y paraît de prime abord, d'où ce petit écart à notre créneau habituel !

Impolex (2009)

Tyrone (Riley O’Brian), soldat parachuté en Europe à la fin de la Seconde Guerre mondiale, doit retrouver la trace d’un missile V-2 allemand. Sa quête sera l’occasion de rencontres loufoques, inquiétantes, le confrontant au fantôme d’une bien-aimée laissée au pays (Kate Lyn Sheil), à des boucles temporelles le menant aux confins de la déraison.

A 23 ans, quelques sous en poche récoltés auprès d’amis et de proches, Alex Ross Perry s’attaque à rien moins qu’une adaptation de L’Arc-en-Ciel de la Gravité de Thomas Pynchon. Quoique sa ballade forestière au minimalisme fauché, voire approche Troma (cf. son poulpe parlant), remette radicalement en question la pédanterie souvent attachée à la transposition à l’écran d’auteurs certifiés "de prestige". Séparé de la suite de son œuvre, Impolex évoquerait moins les signes d’appartenance à la scène indépendante new-yorkaise qu’un cinéma de l’errance traversant les années 2000, un usage raisonné de l’ennui tel que pratiqué par Lisandro Alonso, Raya Martin (pour qui Perry incarnera un double de Dennis Hopper dans La última película), Vincent Gallo, chez qui une attention seconde, un autre rapport au temps, une certaine latence préparent souterrainement le spectateur à des chocs émotionnels tombant tel des aérolithes. Ici le monologue halluciné de Katie, petite amie laissée pour le drapeau, neuf minutes d’une logorrhée intense et douloureuse tenues par cette remarquable comédienne qu’est Kate Lyn Sheil.

Outre l’influence de Gallo (on pense à l’irruption de Chloë Sevigny à la fin de The Brown Bunny), celle plus inattendue de Jerry Lewis (le film pratique un burlesque hautement idiosyncrasique) rattache ce premier essai au coup de maître que sera The Color Wheel. Sean Price Williams, chef-opérateur emblématique du cinéma US indépendant (passant de chez Ronald Bronstein aux frères Safdie), peut être remercié pour avoir mis le pied à l’étrier à un jeune homme sans expérience, après lui avoir fourni en parallèle à ses études un emploi à Kim’s Video, boutique repère des cinéphiles new-yorkais les plus exigeants. Ne trouvant plus les films qu’ils aiment en salle, plusieurs de ses employés et clients réguliers se mettront en tête de les réaliser eux-mêmes... souvent avec comme œil vissé au cadre celui du même technicien et parrain en cinéphilie. La lumière typique et le grain marqué de cet artisan de génie, sensiblement plus âgé que les cinéastes qu’il soutient, n’est pas un moindre lien entre des univers suffisamment différents pour qu’on hésite cependant à les placer sous le même label do-it-yourself. S’il ne convainc pas à chaque instant (mais le cherche-t-il seulement ?), qu’il n’évite pas toujours l’écueil d’une continuité dialoguée, Impolex témoigne d’une sûreté de trait, d’une ambition affirmée se mêlant dans une élégance paradoxale à une modestie amusée (s’attaquer aux grands auteurs inadaptables avec trois potes en se mettant au vert) qui annonce l’explosion créative imminente de celui qu’on osera décrire comme la meilleure chose advenue au cinéma américain de ces quinze dernières années.

The Color Wheel (2011)

Colin (A.R.P.) post-adolescent lunaire, incapable de quitter le domicile familial, témoin au ralenti du délitement d’un couple ne pratiquant déjà plus les ébats depuis plusieurs mois, est embarqué par sa sœur J.R. (Carlen Altman) dans un périple automobile afin de récupérer ses affaires chez le prof d’uni qui vient de la larguer. L’affiliation les dispensant d’estime mutuelle, ils traversent avec une commune mauvaise grâce leur suite d’infortunes, du motel à la catholico-kitscherie vaguement antisémite à la bringue d’anciens camarades de lycée où chacune et chacun semblent résolus à enfoncer le clou de leur disgrâce...

Le road-movie familial, le noir et blanc granuleux, les losers bavards... The Color Wheel s’amuse à faire sien les clichés les plus éculés de l’indie festivalier. Tant et si bien qu’il faut une deuxième vision pour apprécier ce que le film est, une fois compris ce qu’il n’est pas. Avec son 16 millimètres charbonneux évoquant les photographies de Robert Frank, en plaçant son metteur en scène en scène et sa scénariste dans les rôles principaux (un ancien étudiant affichant une désambition qui avoisine le dégoût de soi, une opportuniste arty-funky désespérant de devenir présentatrice météo), le film offre une version maso du portrait auto-fictionnel, guère préoccupée par le meilleur profil (les vannes racistes de Colin). La précarité de jeunes adultes se vit ici tel un mauvais rêve dans lequel on s’engluerait. A l'inspiration, encore, des modèles Vincent Gallo et Jerry Lewis, s’additionne celle d’un colosse en écriture : Philip Roth. Solipsisme et retour au présent par le primat des étreintes, Perry prolonge au cinéma une affirmation littéraire implacable sur la solitude, la frustration tant sexuelle que sociale. En laissant affleurer par un comportement vain et immature les blessures passées, rêves brisés de ses deux âmes perdues, le film affronte la question de l’éthique antique : celle de la bonne vie.

Topos existentiel dessinant déjà une forme de la comédie américaine classique (années 30, tous au Connecticut !) que Perry simultanément réactive et contrecarre dans un impensé du genre, où des couples s’inquiétaient de leur capacité à survivre romantiquement à l’intimité partagée. La comédie de remariage - mais incestueuse. D’où un final assumant en un plan fixe d’une dizaine de minutes une perspective délibérément amorale, un par-delà du jugement du spectateur. Mimant de prime abord le conformisme pour le retourner en un inconnu aux attentes, The Color Wheel n’a rien tant dans le viseur que les idées préconçues qui empoisonnent, et une large part du cinéma contemporain, et l’ordinaire dont il sait si peu rendre compte. Renvoyant à la nullité ce qu’il pastiche, il aboutit à un insolent acte d’amour fraternel dont la chaleur et la vitalité éclipsent momentanément l’effroyable vacuité que J.R. et Colin tentent maladroitement de colmater par leurs sarcasmes. Conclusion glorieuse, faisant son sort à la honte, récompensant ceux qui auront suivi jusqu’au bout cette traversée de la tristesse dans sa constance à la confrontation.

Listen Up Philip (2014)

Philip (Jason Schwartzman, renouant pour l’occasion avec la charge coléreuse de Rushmore), écrivain attendant la publication de son second roman, sent poindre avec l’ivresse de la reconnaissance bien des affects négatifs qu’il avait refoulés au cours des années de lutte pour obtenir celle-ci. Après avoir réglé ses comptes à d’anciens fardeaux (une ex qui ne croyait pas en lui, une amitié déchue), il envoie balader la promotion de son nouvel ouvrage, puis Ashley (Elisabeth Moss) la petite amie l’ayant soutenu dans la galère. Sa joie mauvaise est à son comble quand son idole, Ike Zimmerman (Jonathan Pryce), l’invite à se ressourcer dans sa retraite de campagne. Elle sera de courte durée...

Les adaptations officielles de Philip Roth se reconnaissant entre elles à l’académisme indu par le contrôle ombrageux de l’auteur, il y a une certaine logique à ce que la meilleure ne soit pas autorisée. Listen Up Philip n’adapte pas un roman en particulier (on reconnaîtra toutefois un personnage directement extrait de La Tache), mais esquisse, sans le nommer, un portrait de l’écrivain à l’aube de sa consécration, dans un NYC qui pourrait être ses seventies s’il n’était les années 2010 (le film efface ironiquement toute marque d’époque, comme si la dévoration des signes du passé était une signature même du contemporain). Portrait d’un génie arrogant aussi impitoyable avec son prochain qu’il s’ignore lui-même, Listen Up Philip n’a pas manqué de soulever le soupçon pesant sur l’œuvre de Perry - celui de misanthropie. Il y a plus pourtant dans le film que deux odieux misérables se rejoignant dans leur méprisant isolement : cette embardée en milieu de récit sur Ashley, la dédaignée, se reconstruisant l’été même où Philip s’enfonce dans sa connerie, accompagnée d’un brave félin baptisé Godzuki. La rencontre de deux hommes de lettres, mentor et protégé se pourrissant mutuellement l’existence devient alors un trompe-l’œil, ce qui protège le cœur secret de ce joyau : l’émancipation d’une femme d’images. Photographe, Ashley a appris par son métier ce que les mâles créatifs la prenant de haut de leur cabinet ignorent - comment collaborer.

Si Philip se condamne, à force d’inhumanité, à demeurer une énigme à ses propres yeux, le cinéaste regarde tous ceux que lui ne sait pas voir, ou, comme le titre le suggère, écouter. Convoquant pour cela les meilleurs acteurs issus du mumblecore : Keith Poulson, délicieux d’ineptie joyeuse, Joséphine de la Baume en universitaire revancharde aliénée, Dree Hemingway, pur produit de l’entreprise promotionnelle, Krysten Ritter à l’affirmative vindicte, Kate Lyn Sheil pratiquant l’éloge de la fuite, Jess Weixler en îlot de sollicitude et d’acceptation sororales... Toutes et tous sous l’éclairage maniéré de Sean Price Williams livrant ici son travail le plus abouti. Si chaque scène opte pour le parti pris scénaristique de prendre le pire tour possible, l’ondoyante délicatesse du filmage désigne une vie à portée de main, valant la peine d’être vécue, systématiquement dédaignée par ceux qui lui opposent leur bel esprit. De tout le film, jamais Philip n’est montré pratiquant son écriture, aucun de ses textes n’est lu... rien ne vient attester d’un travail valable. Il vaudrait mieux pour lui tenir de Roth que de Zimmerman. C’est en tout cas celui de Perry, signant un chef-d’œuvre d’une densité romanesque. A écouter ne serait-ce que pour l’envoutant commentaire off d’Eric Bogosian.

Queen of Earth (2015)

Ayant fait son petit effet à Sundance, Listen Up Philip y est salué par un habitué des lieux : Joe Swanberg, œuvrant lui-même avec régularité à une carrière indépendante dans le paysage américain. Enthousiasmé par le film, il propose, pour un micro-budget similaire à ceux qu’il pratique, de produire l’opus suivant de son confrère. Epuisé par le lourd dispositif dont il sort, Ross Perry ne demande rien tant que de revenir à la légèreté d’un plateau réduit. Tourné en deux semaines, huis clos n’incluant qu’une poignée de comédiens, Queen of Earth est un women’s picture, dans la lignée de Persona et des mélos de Fassbinder. Au portrait de deux malheureux, succède celui de deux malheureuses, une plongée dans la détresse et les troubles psychiques, questionnant une fois de plus les amitiés toxiques dans leur désagrégation. Après deux premiers films sur de jeunes adultes encore un pied dans l’enfance, deux œuvres-miroirs charriant tout le mal que le cinéaste pense maintenant qu’il y est de « l’âge de raison ». (Aussi improbable que finalement logique qu’il s’attelle après de tels projets à un scénario sur commande pour une adaptation de Winnie l’Ourson !) Il est intéressant que, pour une certaine part, le film puise aux mêmes sources d’inspiration qu’une autre sortie récente : The Duke of Burgundy de Peter Strickland qui, déjà, reprenait des rapports de force en murmuré type Les Larmes amères de Petra Von Kant. L’usage de sa cinéphilie par Perry consiste pourtant en l’opposé de celui du genre-prestige, où le maniérisme référentiel tourne rapidement à vide, tend à un hiératisme. Où, faute d’une épaisseur humaine ou politique, équivalentes aux modèles, de la reprise résulte un néo-académisme figé. Loin de s’en tenir à un exercice citationnel (de Polanski et Sisters à Chantal Akerman et Intérieurs), Queen of Earth dit quelque chose d’un basculement contemporain, de ce qui se ressent pour ceux et celles prompts à se percevoir tel le centre du monde comme la fin d’une ère des privilèges. Une réflexion, ce qui est lié, sur la disparition de la privauté. Elisabeth Moss, nouvelle collaboratrice, dévisage Katherine - Inherent Vice - Waterston dans une atmosphère flottant entre crépuscule d’une époque et petits matins endeuillés.

Catherine (Moss) se retrouve là où personne ne voudrait être : alors que son père, un artiste renommé dont elle gérait les affaires, s’est suicidé, son compagnon la quitte. Son amie Virginia (Waterston) lui offre refuge dans sa propriété familiale, le temps de se ressourcer. Des souvenirs d’une précédente retraite où la première n’avait su apporter son soutien à la seconde affleurent chez l’une et l’autre. Virginia, démunie, ne prend pas la mesure du basculement psychotique que Catherine opère. L’état de son amie semble divertir au plus haut point son petit copain (Patrick Fugit). Rich est la grande création du film : une incarnation vivante du monstre ordinaire, profondément, gratuitement cruel, un être animé par une pulsion maltraitante tel qu’on en a tous, quoiqu’en principe rarement, déjà rencontré. Fait révélateur, dans un univers où les quatre vérités fusent, le personnage le plus maléfique du cinéaste est aussi le moins éloquent - terne, comme le mal l’est dans la vie. Il devient le temps d’un film paranoïaque le récipiendaire de tout ce qui cloche parmi le genre humain : « You are the reason why depression exists. » Il va sans dire qu’il est adoubé socialement.

Queen of Earth exprime en regard de la condition féminine une colère de jeune homme : celle de celui qui se dépite de voir ses contemporaines finir avec ceux qu’il suspecte d’être les plus à même de faire de leur existence un enfer. Se focalisant sur des images d’apaisement (miroitement de l’eau, bruissement de la végétation) qui, dans un état d’anxiété généralisée, peuvent prendre la forme d’une menace, la mise en scène interroge le pas objectivement pathologique qu’opère la subjectivité d’une personne dans la maladie mentale. Que ce basculement soit souvent traité comme un stigmate et non par un traitement adéquat demeure un problème de société. L’identité forte des films de Perry tient à une teneur collective : musiques des Keegan DeWitt (ici dissonante à souhaite), montage de Robert Greene, visuels par Teddy Banks... S’il est toujours vrai qu’un/e chef-opérateur/trice est co-auteur/e des films auxquels il/elle collabore, cela a rarement été aussi vrai qu’entre Price Williams et le cinéaste. Leur fidélité de film en film au 16 millimètres s’avère payante - avec Queen of Earth, c’est la texture même des choses et des visages qui apparaît comme retrouvée.


(1) In Cinéma-Scope n°48, Gravity’s Grayscale : Alex Ross Perry Cinema of Deaffirmation (Michael Sicinski)
(2) Six créations, si l’on y ajoute un court-métrage dans un film collectif plus un projet de série TV.

DANS LES SALLES

Queen of earth

DISTRIBUTEUR : potemkine distribution

DATE DE SORTIE : 9 septembre 2015

La Page du distributeur

Par Jean-Gavril Sluka - le 9 septembre 2015