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Critique de film
Le film
Affiche du film

Maîtresse

L'histoire

Olivier, entre deux petits boulots et par un concours de circonstances, rentre par effraction dans l'appartement parisien d'Ariane, maîtresse en domination sadomasochiste. Les deux cœurs solitaires s'éprennent l'un de l'autre, mais le travail d'Ariane parasite leur relation, la dualité jusqu'alors assumée d'Ariane et la vie sans histoire d'un Olivier finalement très voyeur. Comment cette romance va-t-elle se finir ?

Analyse et critique

Deux choses que je sais d'elle (et de lui)

Barbet Schroeder se définit comme un "aventurier, un explorateur" et il en a beaucoup vu : la Nouvelle Vague, Rohmer, les Films du Losange, le documentaire et même Hollywood. D'Idi Ami Ada à Sandra Bullock, de More à La Vierge des tueurs, Schroeder semble porté sur les trajectoires individuelles atypiques. Des déviations de préférence basées sur la réalité (Barfly, les faits divers du Mystère Von Bülow ou de Calculs meurtriers). Ou des impasses signalées (Tricheurs, ou mêmes les apparemment impersonnels JF partagerait appartement ou L'Enjeu). Maîtresse est donc bien un voyage ailleurs, en contrée sadomasochiste, mais sa réussite tient à ce que Schroeder ne nous en rapporte pas quelques souvenirs folkloriques, des masques et des larmes, vite planqués honteusement dans un tiroir. Rideau baissé, insérez des pièces. Non, ce pays est sur l'autre rive. Cela ne tient qu'à quelques pas. Sur l'escalier - Yggdrasil métallique ou colonne vertébrale d'une vie, de deux vies - qui sépare très symboliquement les deux appartements d'Ariane. C'est en bas mais aussi en haut. Mais Maîtresse est aussi une histoire d'amour contrariée d'une désarmante simplicité. Sur fond d'abattoir et de contrats, où le sadomasochisme est surface et fond. Ouvrez, tirez la fermeture éclair d'une société. Le sadomasochisme en tant que sujet terre-à-terre et non racolage poussif, machin chic, a eu peu droit de cité dans le cinéma occidental (si l'on exclut entre autres les visions surréalistes de Bava ou Bunuel). Etrange, la nature de mise en scène du SM se prêtant parfaitement à une mise en abyme cinégénique. Je n'évoque pas les biopics et assimilés sur Sade ou les films tirés de son œuvre, un univers plus sadien que sadique, perruques, menottes, prison. Encore que la lecture des 120 jours de Sodome par Pasolini, et ses implications politiques, touchent au cœur du sujet. En France, la question sera abordée de front pour la dernière fois à l'écran dans les années 70 - comme par hasard, avant extinction des feux pour cause de classification X : en 1974, il y aura La Bonzesse (l'histoire vraie d'une universitaire devenue prostituée puis religieuse) et Exhibition 2 (1976), un quasi-documentaire où l'actrice érotique Sylvia Bourdon expose en long et en large ses mœurs sexuelles, notamment dans une soirée où elle domine un "esclave". Permissivité, individualisme, rapport au corps, que faire au lendemain de la libération sexuelle ? Telles sont les questions. Le statut "auteurisant" de Schroeder lui évitera les problèmes de censure subis par les deux films cités. Le réalisateur aura même eu le luxe de n'avoir rien à couper au montage initial. (1) Le SM prendra ensuite le divin maquis, la clandestinité pornographique, même s'il a resurgi ces derniers temps et aux quatre coins du monde, comme si on devait répéter la leçon. (2) Celle de l'éternel retour du corps.

Ici, notre Gégé national est impeccable de force tranquille a le regard idéal de son cinéaste explorateur et de nous, spectateurs. "Ce qui m'intéresse, c'est d'aller chez les gens, derrière la façade", dit Olivier/Depardieu au tout début. Le film commence d'abord comme une ligne tranquille – le plan-séquence qui suit Olivier de la gare au café – puis comme effraction. Enfin, il explore : témoin, la fouille nocturne du boudoir d'Ariane, la lampe révélant à Olivier ses accessoires – on notera qu'Ariane est très équipée, dentiste, chenil et dolorisme à domicile – et sa vie secrète. Le premier contact d'Olivier avec un "esclave" passe successivement par l'appréhension, le rire nerveux devant ce décorum et la curiosité. Qu'est-ce que je fous là ? Une botte n'est pas comestible. Pourquoi ça, acheter ses barreaux ? Le reste du film sera ensuite un entre-deux permanent : entre les deux appartements, deux mondes, entre deux identités, deux hommes [Olivier et le mystérieux Gautier]. Un purgatoire. Les nombreux miroirs chez Ariane tendent précisément à diviser les personnages – leur psyché - qui s'y reflètent. Les va-et-vient d'Olivier et Ariane entre les deux niveaux traduisent leur déséquilibre : ils s'aiment mais… si Olivier veut filer en douce avec Ariane, il est d'abord plus Minotaure que Thésée. Il s'est trouvé un labyrinthe mais perdra un peu le fil. Schroeder a cherché pour ce film la distance adéquate pour ne pas se vautrer dans le sensationnel ou prendre Olivier et Ariane de haut : il la trouve parfaitement grâce à ce qu'il appelle lui-même "la distance de l'amour". Et l'histoire d'Olivier et Ariane est à la fois diversion face à une déshumanisation possible de ces pratiques - ces fouets, ces trucs, ces ordres - et compressée par le latex. L'humour est aussi là, discret – le menottage d'Olivier et Mario, Ariane en ange sans miséricorde, la pâtée au champagne pour chiens préparée par la bonne ou la visite chez Emile. La veine documentaire de Schroeder est bien sûr saillante dans les scènes de domination, jouées par de vrais pratiquants [Bulle Ogier, formidable de séduction opaque, étant doublée pour les scènes les plus techniquement difficiles] : mais il n'y a aucun voyeurisme, le réalisateur sait être clinique. Les lumières aident, elles sont de Nestor Almendros [et les costumes de Karl Lagerfeld], qui peint intelligemment l'appartement supérieur, spacieux et éclairé, et le boudoir inférieur, noir de marbre et aux néons dépressifs. Schroeder s'arrête à temps et Dieu sait que certaines scènes heurteront la sensibilité de certains spectateurs [un monsieur cloué au pilori]. Mais on a saisi ce qu'il fallait, la parole, les dos qui se courbent, le théâtre. En 1931, Walter Benjamin écrivait ceci (3) :"Ce dont il s'agit dans le théâtre d'aujourd'hui se définit plus exactement par rapport à la scène que par rapport au drame. Il s'agit en effet du comblement de la fosse d'orchestre. L'abîme séparant les acteurs du public comme les morts des vivants…"
Le fait est qu'en regardant Ariane à l'œuvre, en tant que spectateur, je me sens tour à tour mort et vivant. Les personnages aussi, probablement.



 

Toujours un accident dans la même voiture

Economie. Schroeder n'a qu'à laisser "parler" ces pratiques pour établir un constat. Ce n'est qu'à la cinquantième minute du film qu'Ariane s'épanche un peu sur son métier. Morceaux choisis : "c'est passionnant de rentrer dans la folie des gens". "Je prends plaisir à donner du plaisir". "Je suis là pour mettre en scène". Voilà. On apprendra fugitivement qu'Ariane s'est "fait avoir" une fois en amour. Quant à Olivier monté de sa province, il se décrit comme une page vierge, donc sans cicatrices : "je n'ai pas d'histoire". C'est tout. On suppose, entrevoit lorsqu'un "esclave" hurle "vous savez qui je suis"? Je n'ai qu'une idée imprécise du sadomasochisme comme exotisme sexuel : j'ai vaguement conscience de le pratiquer légèrement dans la vie courante, hors mise en scène comme tout un chacun, comme monsieur Jourdain, sois sage ma douleur, ma victime car je t'ai choisi. Le film a le mérite de décrire honnêtement les implications du sadomasochisme, positives comme négatives. Ariane apparaît comme indépendante, et par l'argent qu'elle gagne, porte la culotte au sein du couple – le contraste avec la présence de Depardieu, réduit à préparer le dîner en attendant que Madame revienne, est piquant. Ariane veut contrôler mais aussi sauver. En préparant le film, Schroeder a rencontré Monique Von Cleef, une dominatrice hollandaise décrivant son métier comme "sadothérapeuthe" faisant œuvre de salubrité publique. Schroeder :"J'ai retrouvé chez d'autres "maîtresses" ce sentiment d'utilité humaine, médicale, qu'elles éprouvaient à faire ce métier, et qui était important pour le personnage d'Ariane. Il fallait éviter de la montrer comme une victime exploitée ayant horreur de ce qu'elle faisait, mais au contraire la représenter comme un être équilibré : c'est le sens de la séquence où Ariane explique à Olivier son métier, son plaisir à le pratiquer ; chaque ligne de ce dialogue a été effectivement prononcé par des personnes vivantes, exerçant ce métier" (4).Dans ce discours, l'utilité passe par le déchargement, la canalisation de pulsions de mort des "esclaves". Le cliché de l'homme de pouvoir économique/politique/social aimant se faire surveiller et punir correspond à une réalité : certains de nos dirigeants, juges, gardiens ne connaissent pas l'échec ou culpabiliseraient quant à l'exercice de l'autorité. Procédure donc d'évacuation d'une individualité pesante que Susan Sontag analysait à la même époque [voir notre papier sur Portier de Nuit], même si cela reste banalement chrétien quand on y songe. Le fantasme payé pour payer, être fou et enfreindre les règles en sécurité. Et être tout de même un peu créatif. Schroeder : "C'est ainsi que Monique Von Cleef s'est retrouvée un jour avec deux clients qu'elle avait travestis en prostituées (j'ai repris l'idée dans mon film) et qui se sont avérés être l'un chef de la police et l'autre proxénète. Elle m'a parlé du sentiment de libération, de fierté même de ces clients qui sont pour la plupart très heureux, qui ont une vie normale à côté de tout cela".

Bien sûr, il n'y a pas que cela. Schroeder pose aussi la question de la marchandisation du corps, la difficulté d'en faire abstraction. Dans la vie certes réglée mais froide – comme ses mises en situation – d'Ariane, l'amour d'Olivier ajoute de l'âme et du vague. Voir sa crise de nerfs au milieu d'une séance, résultant autant d'un corset trop serré que de la passion étouffante d'Olivier, qui ne supporte plus la disponibilité totale d'Ariane envers ses clients [même s'il n'y a pas acte sexuel]. L'évolution du personnage de Depardieu est en cela intéressante : son attirance pour Ariane tient à ce qu'il vit par procuration, à travers elle, ses fantasmes voyeuristes, de traverser le miroir. Il se satisfait un temps du joli cocon friqué tissé par Ariane mais étouffe au bout du compte dans cette dépendance. Renversement de rôles : Olivier cherche à humilier Ariane devant ses clients. L'un des plus beaux moments de Maîtresse - sinon le plus beau, sorte de mauvais rêve éveillé - voit un Olivier ivre errer dans Paris. Puis, voyeur encore, il rentre dans un abattoir, assiste à la mort d'un cheval. Dernière frénésie alors que la vie vous échappe par la gorge. Et il s'en va rentrer, manger un steak de cheval [on a Franju en tête, tandis que la scène anticipe celle magnifiquement glaciale et étirée de l'abattoir dans L'année des treize lunes de Fassbinder, qui établissait un même constat de déshumanisation]. Pour Schroeder, cette scène – sur une idée de Depardieu – voit Olivier s'identifier aux "esclaves", aux victimes de la société, en ingérant le vaincu dans une sorte de repas tribal inversé [le cannibalisme tribal ayant pour but d'absorber la force de l'adversaire, non ses faiblesses]. Corps à vendre, en tranches, disponibles, en chaînes et à la chaîne : les temps modernes voudraient donc cela. Le boudoir d'Ariane est-elle un abattoir ? Où vaut-il mieux que les abattoirs dehors, sur lesquels nous fermons les yeux ? On peut aussi lire la scène comme la fascination grandissante d'Olivier - de plus en plus incontrôlable - pour la violence, lui qui a confié à Ariane qu'il avait quitté son métier dans un abattoir au moment où il s'y habituait.

Il paraît que l'amour est affaire de dons et de sacrifices, et Schroeder nous offre la leçon de manière limpide dans une scène annonçant le Crash de Cronenberg. L'image d'Olivier et Ariane en voiture capture tout à fait la division des tâches du couple, le plaisir et ses petits fracas. L'époque souffle chaud organique et froid mécanique. L'individualisme est un vêtement étrange et très commode, qu'on retourne à volonté pour le montrer à tous : choisir sa croix, de payer sa croix ou choisir de s'abandonner, c'est individualiste. Sur les chemins de traverse de la société, Olivier et Ariane finissent par rentrer dans le décor, dans un final en demi-teinte. La libération est incertaine. Maîtresse reste désespérément d'actualité et donc indispensable. C'est comment qu'on freine ?


(1) Le film sera tout de même interdit pendant quatre ans en Grande-Bretagne.
(2) Entre autres Romance, Tokyo Décadence ou Fantasmes
(3) Dans Qu'est-ce que le théâtre épique? (1ere version)
(4) Citation tirée - comme la suivante - du très instructif L'âge d'or du cinéma érotique et pornographique par François Jouffa et Tony Crawley [Ramsay Cinema]. Dans le même article sur le film, Depardieu, interviewé à l'époque, estimait qu'Olivier "pourrait très bien être le héros des Valseuses quelques années plus tard".

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La fiche IMDb du film

Par John Constantine - le 28 août 2006