
L’auteur a toujours été préoccupé par le vertige qui saisit l’homme de la civilisation industrielle et consumériste devant le soupçon que fait naître en lui sa démiurgique fuite en avant et la fascination qu’exercent, quand il fait retour sur lui-même, les fondements archaïques de son être. L’histoire de cet aventurier visionnaire, inventaire maniaque et écolo, frère cadet d’Aguirre et de Fitzcarraldo, déconstruit progressivement les excès de l’utopie en même temps que la figure tyrannique du père. Malgré un script exagérément explicatif, elle développe une fable captivante qui pose sans les résoudre les questions fondamentales d’une société effrayée par les effets du progrès technique et menacée par la tentation involutive d’un conservatisme réactionnaire, danger symétrique mais non moins mortifère. 4/6
Voici venu le temps (Alain Guiraudie, 2005)
À une époque indéterminée qui croise les décors et les costumes de Thierry la Fronde à ceux de l’agence bancaire de proximité, quelques guerriers d’attente, d’approche ou d’escapade ont maille à partir avec des bandits, des chasseurs de prime, des bergers d’ounayes aux noms imprononçables. Une autre réalité y travestit la nôtre, si bien que le fond du discours reste soumis à décryptage. On y parle pour débattre, émettre des hypothèses, se fabriquer une vie au conditionnel : trouver l’amour, acheter une ferme, provoquer la révolution. Mythologie campagnarde et combat social, happening rock et lutte des classes font vagabonder au sein d’un univers à la fois absurde et féérique, entre Highlander et Peau d’âne, exploré avec la joie ô combien communicative d’un enfant qui joue dans son bain. 5/6
Logan (James Mangold, 2017)
Schéma ultra-classique auxquels bien des road-movie d’anticipation ont offert leurs titres de gloire : dans un monde dystopique à bout de souffle, un homme brisé et solitaire se lie avec un enfant convoité par tous. À la mode très contemporaine de l’amplification et de la multiplication des pistes narratives, le cinéaste préfère une ligne fictionnelle dégraissée jusqu’à l’os au fil de laquelle il développe un propos sincère sur la vieillesse, la transmission, l’épuisement du rêve et des icônes héroïques. Il réinjecte ainsi avec une âpreté désespérée le cœur et les tripes que l’on n’attendait plus dans un contexte aussi sclérosé, et livre un film prenant, poignant, crépusculaire, où le désenchantement du mythe et la sauvagerie de la violence le disputent à l’humanité la plus douloureuse. Une excellente surprise. 5/6
La grande combine (Billy Wilder, 1966)
Au cœur de sa période grise et grinçante, le réalisateur continue de fustiger les abus, les excès, les manigances, les ridicules, les mœurs d’une société dite policée. Le rire s’étrangle toujours un peu davantage, la férocité devient plus caricaturale et donc plus humaine, la tendresse se plus souvent et plus désespérément bafouer. Avec cette histoire d’arnaque à l’assurance, même l’amour est un leurre, une illusion, d’autant plus amer et humiliant qu’il est pour le héros naïf l’unique vrai motif à accepter de jouer lui aussi la comédie. Seule une amitié éclose d’un double remords vient racheter le tableau de la duperie généralisée et ignorer les différences d’épiderme, sans laïus et sans prêche. Farce moraliste, typiquement wilderienne donc, servie par des dialogues, des situations, des acteurs savoureux. 4/6
Jellyfish (Kiyoshi Kurosawa, 2002)
Plus sociale que les films fantastiques par lesquels l’auteur s’est fait connaître, cette fable très lente, très obscure et très emmerdifiante expose un monde uniforme où l’irradiation lumineuse de la méduse élevée par les personnages souligne encore davantage sa différence. Le rythme confine à la progression en territoire ennemi d’un gastéropode sous Xanax, rendant amorphe l’opposition d’une adolescence qui ne croit plus en rien face à un troisième âge pour qui seule compte l’humilité du travail bien fait, cette valeur-phare qui a construit le Japon moderne. En ornement, une myriade de métaphores nébuleuses dont il est permis de n’entrevoir goutte, quelques fringues et coupes de cheveux top fashion, plusieurs moues de rigueur et une histoire qu’on cherche toujours lorsque défile le générique final. 2/6
La ballade de Bruno (Werner Herzog, 1977)
Parce que, chez Herzog, la solution se trouve dans la fuite, le trajet, le déplacement, c’est l’heure du départ pour Bruno S., son âme-sœur et le vieux marginal qui complète leur trio désenchanté. Direction ce Nouveau-Monde rêvé sur un atlas, paradis perdu où le couple réprouvé est censé retrouver son éden. Mais la terre des promesses est un faux Eldorado : New York, le Wisconsin, l’Indien qui y travaille ne sont que les visages divers d’un même lieu, celui du réel. Trouvant l’équilibre parfait entre la cocasserie chaleureuse d’un regard résolument empathique et la cruauté d’un parcours qui se dérègle dans un absurde toujours plus désespéré, le cinéaste déconstruit le mythe américain à travers une chronique dérisoire qui consigne la vanité de toute révolte et semble s’achever sur la mort de Candide. 5/6
À la recherche de Mr Goodbar (Richard Brooks, 1977)
À un monde (l’Amérique de 1977, captée tel un instantané sociologique) qui n’est plus permissif mais juste indifférent, le cinéaste oppose une héroïne en révolte contre les carcans puritains où l’on tente de l’étouffer et dont l’éducation catholique demeure le symbole originel. Pourtant cette jeune femme est double, et ce qui la fait courir de bar en boîte de nuit, de sex-shop en partouze, c’est la recherche confuse de l’autodestruction, la quête d’un plaisir sans tabou qui se définit par la disparition progressive de la lumière et s’achève dans un noir et blanc stroboscopique. D’une amertume sans recours, d’une lucidité anxieuse qui évite l’humanisme crédule comme le psychologisme moralisant, le film est une odyssée crue, angoissée, donnant à voir de surcroît tout le talent d’une très grande actrice, Diane Keaton. 5/6
Top 10 Année 1977
I don’t want to sleep alone (Tsai Ming-liang, 2006)
Le film pousse à nouveau très loin l’art du cadrage prémédité en ne se composant pour l’essentiel que de longs plans généraux et fixes, formant souvent séquence, et en bannissant tout usage du contre-champ : radicalisation d’un style qui fait perdurer chaque image au-delà du raisonnable. À l’instar des précédents, il porte le thème de la solitude, du désir et de la sollicitude au cœur d’un univers chagrin de sa modernité, mais puisque les traits des personnages soutiennent mal l’identité de chacun, le récit ne s’y bâtit qu’avec la grande difficulté. Du coup, s’il suscite parfois l’admiration dans sa peinture d’une métropole glauque et blafarde, envahie par une suffocante brume de pollution et menacée d’engloutissement, l’ensemble ne produit comme seule émotion que celle d’un soporifique désintérêt. 2/6
Le septième ciel (Benoît Jacquot, 1997)
Le mal-être de Mathilde, frigide, sujette à des syncopes, mariée à un chirurgien orthopédiste, kleptomane à ses heures. Lorsqu’elle rencontre un étrange médecin inquisiteur qui n’est peut-être que la projection de son inconscient, elle se met à aller mieux. Alors c’est lui qui va mal, dérouté par ce bonheur dont il n’espérait plus être le responsable. Cadre parisiano-bourgeois, simplisme freudien et autres tares menacent cette exploration légèrement décalée des mystères de la jouissance, flirtant avec le cliché social, psychologique, décoratif sans y sombrer vraiment. Car, bien que construite sur des schémas binaires, elle n’empêche pas la circulation des fluides et a le bon goût de délivrer un constat brutal sur le trouble conjugal sans fermer la porte ni à l’expression de la tendresse ni au recul de l’humour. 4/6
The lost city of Z (James Gray, 2016)
Avec ce projet longuement courtisé, Gray retravaille ses balafres cinématographiques en un voyage faussement balisé et plus déroutant qu’il n’y paraît, un film d’aventures sans emphase ni excès spectaculaire où s’opère une progressive confusion intérieure. Le va-et-vient entre les territoires (l’Angleterre, l’Amazonie), la perméabilité des milieux décrits (la famille, la jungle) y dessinent la quête éternellement prolongée d’un homme dont l’élan mystique ne trouvera jamais s’accorder à la réalité idéologique et sociale de son temps. Une fois de plus, ce sont les questions ataviques de l’héritage, de la transmission, de la paternité que Gray approfondit le long d’un parcours centripète, obsédant, parcouru d’une majesté sans luxuriance, et qui se dissout dans la sérénité paradoxale de l’illusion lyrique. 5/6
L’autre côté de l’espoir (Aki Kaurismäki, 2017)
Une fois de plus la méthode du réalisateur consiste à utiliser des moyens expressifs d’une certaine austérité sans rien théoriser de son style antispectaculaire. Il cherche à procurer au spectateur des angles nouveaux, un ordonnancement différent des éléments du monde, quand bien même son sujet s’abreuve au contexte le plus contemporain qui soit : la situation des réfugiés du Moyen-Orient. Ses petites scénographies aux couleurs hopperiennes, son humour décalé reposant sur une sorte d’absurdité du normal, son art dégagé des fioritures étincelantes et des machineries pathétiques, sa foi en une solidarité humaine capable de transcender le tragique des situations pour atteindre au bonheur collectif, offrent un aperçu de sa poétique de rétention, simple, sans effets, un peu limitée également. 4/6
Les Goonies (Richard Donner, 1985)
Donner cherche à réactiver l’esprit du Club des Cinq le long d’une chasse au trésor dont le pittoresque constitue le seul horizon et qui touille les vestiges d’une littérature où non-sens, cruauté et naïveté se conjuguaient pour effacer la banalité des situations. Un coup on croise un simili-Elephant man, un autre on passe du côté de Superman, la seconde suivante on voit la caricature de Ma Baker, chef de gang flanquée d’une stupide progéniture. La mayonnaise est lourde, l’humour pataud, le scénario un ramasse-miettes qui superpose les clichés sans leur insuffler d’élan, sans autre envie que de satisfaire ce que l’Amérique compte comme types de bambins : les gentils, les timides, les grognons, les insupportables. Certes l’ensemble est sans prétention, mais mieux vaut le découvrir avant d’atteindre douze ans. 3/6
Un été brûlant (Philippe Garrel, 2011)
Une femme quitte un homme qui ne s’en remet pas tandis qu’un autre couple, subissant l’obsession néfaste de l’adultère, assiste à leur désagrégation amoureuse. Histoire archétypique du cinéma de chambre le plus frelaté, mais qui se love dans un ensemble taillant plus large que la radiographie des cœurs souffrants. Parce que le cadre italien renvoie au Mépris sans se laisser asphyxier par les références. Parce que, dans la carnation tannée d’une photographie sensuelle, Garrel filme l’exigence des sentiments en même temps qu’il suspend les idéaux (l’art, l’engagement, la révolution) pour remettre à plat la question du conflit des valeurs. Et parce que la sensibilité des comédiens (Louis Garrel et Céline Sallette en particulier) transmet une émotion que la réalisation met naturellement en valeur. 4/6
Capitaine sans peur (Raoul Walsh, 1951)
Le grand film d’aventures dans toute sa splendeur, ce genre cascadeur entre tous offrant à voyager dans le temps et dans l’espace, donnant à voir, à penser et à rêver. Il faut admirer le doigté du capitaine Walsh, qui fait manœuvrer son cap-hornier avec l’élégance d’une goélette, qui conjugue l’ampleur de l’épopée à la délicatesse du portrait, qui alterne les traits de pinceaux psychologiques et les morceaux de bravoure parfaitement exécutés (engagements maritimes, abordages, canonnades), qui sature le dialogue de ce vocabulaire technique participant à l’effet du réel, gréement, sextant, balistique, doubles rations de rhum ou de tafia. Loin du cliché exotique et du simplisme abêtissant, l’œuvre impose une fougue et une noblesse que Gregory Peck, la classe incarnée, exprime avec superbe. Un bonheur. 5/6
Night on earth (Jim Jarmusch, 1991)
La nuit sur Terre, c’est celle qui recouvre les courses de cinq taxis entre Los Angeles et Helsinki, en passant par New York, Paris et Rome. Le postulat est tentant : vagabonder sur la planète, au même moment, et décrire l’intimité provisoire qui unit chauffeur et passager. Parce que le cinéaste adore raconter des historiettes peuplées de paumés, de dériveurs et de glandus, parce qu’il ne cesse de répéter qu’on est toujours l’étranger de quelqu’un d’autre, un tel programme était fait pour lui. Mais la construction du film à sketches se double ici d’un procédé répétitif aboutissant à une sorte de pléonasme stylistique. D’où la platitude de l’ensemble, qui accumule dialogues poussifs de café-théâtre et confessions vaguement ennuyeuses pour s’achever dans le blues des aubes blêmes et des bitures existentielles. 3/6
Et aussi :
Patients (Grand Corps Malade & Mehdi Idir, 2016) - 4/6
La clepsydre (Wojciech Has, 1973) - 4/6
Grave (Julia Decournau, 2016) - 5/6
Les tueurs de la lune de miel (Leonard Kastle, 1970) - 4/6
Films des mois précédents :
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