Critique de film
Le film
Affiche du film

Welcome to L.A.

L'histoire

La ronde amoureuse d’hommes et de femmes vivant et travaillant au sein d’un Los Angeles aisé au milieu des années 70, autour de l’enregistrement d’un album et du studio où se déroulent les répétitions.

Analyse et critique

« Everyone says that romance is dying. I'm romantic... Aren't I? Well, I think I am. »

« Robert Altman presents… » Si Alan Rudolph avait réalisé deux films d’exploitation avant (Premonition, Terror Circus) qu’il a renié depuis, c’est à ce cinéaste bien plus célèbre qu’il doit sa carrière avec ce premier film de naturel personnelle produit par ce dernier, qui sera non seulement très mal reçu à sa sortie, mais perçu comme dérivatif de l’œuvre altmanienne. Protégé d’Altman sur notamment Nashville et Le Privé, scénariste de Buffalo Bill et les Indiens, qui ira sous l’égide de son maître vers sa propre œuvre de cinéaste, Rudolph reste, même si c’est de moins en moins vrai, un des secrets les mieux gardés du cinéma américain moderne. Les échos avec l’œuvre d’Altman sont ici saillants : film choral ; acteurs en commun (dont Geraldine Chaplin et Sissy Spacek (1)) ; goût du zoom ; déroulé musical ; tropisme californien… Altman aurait clairement pu réaliser le film et c’est précisément cela qui permet de saisir, dès cette amorce siamoise, la singularité de Rudolph, davantage humaniste - et délicat. Les portraits successifs de comédiens au générique d’ouverture (du genre qu’on aurait plutôt attendu, à une autre époque, au générique de fin) témoignent d’un amour de ceux-ci, à l’entame d’une œuvre qui reconvoquera souvent les mêmes collaborateurs et, on le devine, amis. Lui-même enfant de la balle, il aspirait à une troupe, qu'il aura finalement rapidement su constituer et peu à peu élargir.

Dès ses premiers plans, le film, et par extension la filmographie de Rudolph, se place sous le signe de la langueur. D’un protagoniste à l’autre d’une chronique romantique où chacun(e) termine avec l’un(e) quand il/elle en aurait désiré un(e) autre, sur le modèle de La Ronde d’Ophüls, c’est la même insatisfaction mélancolique qui infuse. Dans la ville des coups d’un soir (the city of one night stands comme l’entonne le barde au cœur de ce maelström sous l’eau qui dort) nul ne semble trouver le bonheur conjugal. Le partage même de cette condition empêche en quelque sorte la rancœur, quand bien même la crudité la plus frontale n’est pas exclue (le choc, pourtant naïf voire de mauvaise foi, de celui à qui on demande soudainement de payer ou ce moment très dur où un homme infidèle repousse l’offre de fellation de celle avec qui il culpabilise d’être à l’instant). Le rejet, de part ou d'autre, paraît inévitable. De jour comme, surtout, de nuit, le téléphone relie ses âmes esseulées entre elles, promesse d’un contact à venir, garantie d’un échange pas encore rompu. Sans lourdeur, avec ce qu’il peut rester d’insouciance à une génération plongeant malgré tout dans le désabusement, il est ici question de la difficulté à s’attacher, créer des liens durables, de la peur de s’engager dans une mégalopole qui n'y incite guère.

Pour tenter d’en finir (ce qui ne sera jamais le cas) avec le spectre altmanien concernant ce titre, si Rudolph lui doit beaucoup ici, c’est plus tard son mentor qui réalisera le pas autant généreux Short Cuts (en moins accentué, l’équivalent au fait de découvrir qu’il y a mieux que les nouvelles de Raymond Carver, à savoir celles, au départ angelenos, de Kate Braverman). Les teintes ocres-marrons du film, l’usage d’une musique ancrée dans cette ville (comme le sera celle d’Aimee Mann issue de la scène locale) laissent penser que Magnolia de Paul Thomas Anderson doit en fait plus à ce premier film choral dans la Cité des Anges qu’au second plus évident. Un plan spécifique dans un magasin de meubles en pleine nuit (Rudolph aime filmer des lieux typiquement diurnes durant leurs envers nocturnes) évoquerait même plus brièvement Punch-Drunk Love.  Rudolph a beau être à découvrir d’un plus grand nombre, il n’en reste pas moins qu’il a été vu, que son influence diffuse n’est pas inexistante au sein d'un certain pan du cinéma de la Côte Ouest (qu’il sillonnera dans son œuvre jusqu’à Seattle dans Trouble in Mind). Son doigté ne saurait faire oublier la férocité qu'il peut avoir en partage avec... ici dans la satire de boomers (ou derniers sortants de la génération silencieuse) à la fois nantis et avides, traits se renforçant mutuellement.

Le film s’articule, assez librement, autour des sessions d’enregistrement d’un musicien appelé Eric Wood (interprété par Richard Baskin), les personnages étant liés au premier, ou second degré de séparation, à cet espace musical, au premier chef desquels une sorte d’intrus, Caroll Barber (Keith Carradine, appelé à devenir un habitué de cette filmographie), revenu de Grande-Bretagne et qui a écrit (à l'origine pour lui-même) les chansons du disque en question. Comme la plupart des autres personnages, il oscille entre plusieurs partenaires au cours du film : une épouse frustrée qui se donne hors de chez elle des airs glamour de néo-Garbo (Geraldine Chaplin) rencontrée au bord d’une route ; l’agente immobilière (Sally Kellerman) qui lui a fait découvrir l’appartement qu’on lui laisse en location le temps de son passage à Los Angeles ; d'autres amantes, dont la réceptionniste (Diahnne Abbot) de son industriel de père (Denver Pyle) ainsi que sa jeune compagne trophée, photographe de profession (Lauren Hutton) ; en plus d'une ancienne amante désireuse de renouer (Viveca Lindfors). Sans dérouler la totalité des personnages ou du casting, on notera Harvey Keitel en époux négligent, et homme passablement malheureux, loin de l’autre grande ville américaine où on l’aurait plus anticipé alors. Pour la plupart membres d’une bourgeoisie aisée (Sissy Spacek en employée de maison flirtant avec des appoints via la prostitution ferait exception), ces êtres ont en commun de ne pas manquer d’options pour satisfaire leurs envies sans que pourtant cela ne les rende capables de réaliser leurs désirs et aspirations plus ou moins profondes (il faut faire un bond imaginatif pour accepter qu’un personnage incarné par Chaplin n’ait jamais mis les pieds à l’intérieur d’un,  comme elle le dit, château). Il est également patent qu’aucun d’eux ne rajeunit, sans que la vie de famille n’apporte forcément un grand soulagement à ceux qui ont opté pour elle, quand bien même les enfants offrent un autre rapport au temps qui passe. On peut bien taxer tout cela de problèmes de luxe, jamais Rudolph ne présente ceux-ci comme plus tragiques qu’ils ne sont… jamais moins non plus. C’est la condition humaine dans ce qu’elle a de plus propice à la mélancolie rêveuse qui est rendue visible avec ces vies libérées de l’inquiétude matérielle, mais pas du vieillissement et de la solitude. Presque tous, seuls ou en couple, semblent engagés dans des impasses respectives, que le matérialisme voire l’hédonisme occultent mal, trop sûrement pour pouvoir faire machine arrière.

De tendance moderniste, son maniérisme s’accentuant avec le temps, l’œuvre de Rudolph puise dans le cinéma américain classique, un certain genre de mélodrame qui faisait la part belle à la création de personnages romantiques. À cette œuvre encore un brin tâtonnante (quoique formellement très assurée), succèdera son premier (et peut-être dernier) chef-d’œuvre, avec l’autrement plus resserré en termes de personnages Remember My Name. Geraldine Chaplin s’exerce déjà ici à incarner une femme qui se rêverait d’un autre temps, ou les sentiments se portaient différemment. Au cœur des deux films, il y a la musique qui l’accompagne et sur ce point force est de constater que celle composée et interprétée par Baskin pour l’occasion ne vaut de loin pas ce que fera Alberta Hunter dans cet autre portrait de Los Angeles par un esthète qui l’habite. Il est déjà miraculeux qu’une telle soupe ait donné lieu à autre chose qu’une quelconque bluette (tant et si bien qu'il y a là de quoi soupçonner une forme de cynisme semi-conscient, cette pop sirupeuse inepte (2) étant ce qui justifie dans les grandes largeurs l'affairement de ce petit monde pas étranger à la vénalité). En l’état, Welcome to L.A. donne à voir (et malgré tout entendre) l’acuité sensible de Rudolph au montage, sa manière d’entremêler les voix et les regards. Il y a une dimension quasiment tactile à sa mise en scène, sa manière d’approcher les (en l’occurrence souvent très beaux) corps. Baisers, caresses, se prodiguent et se filment avec générosité contenue. À cela s’ajoute une attention suave à la lumière. Si Rudolph ne tiendra jamais pour acquise la possibilité existentielle du romantisme (mais réaffirmera son aspiration de films langoureux en films langoureux), il en est dès le début un des grands tenants formels. Et si Altman l’a produit, défendu, le « lançant » par un film qui ressemble par certains aspects tant aux siens, c’est probablement aussi qu’il a vu chez ce cadet quelque chose de totalement étranger à son propre cinéma, avec lequel il ne sera jamais en compétition. Cinéaste précieux (dans toutes les acceptions du terme), il faut percer au-delà de sa désormais fameuse confidentialité pour éprouver ce qu’il a de simplement (et singulièrement) lyrique.

(1) Avant son apparition dans 3 Femmes, la circulation n'étant décidemment pas unilatérale.

(2) Tant qu'à convoquer PTA, non pas qu'on atteigne tout à fait les hautes sphères de la session studio plus 80's de Boogie Nights.

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La fiche IMDb du film

welcome to l.a.
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Sortie le 29 avril 2025
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Par Jean Gavril Sluka - le 29 mai 2025