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Critique de film
Le film
Affiche du film

Nashville

L'histoire

Nashville, Tennessee. Dans quelques jours doit se tenir un meeting d'Hal Philip Walker, candidat à l'élection présidentielle américaine. Pour l'occasion, les habitants de la ville, leur famille éloignée, les vedettes locales de la country music, leurs fans admiratifs, les journalistes étrangers, les militaires en permission, les amateurs en quête de gloire... tous se retrouvent en ville.

Analyse et critique

Le tumulte propre à la filmographie de Robert Altman, débutée à la télévision et parsemée de coups d’éclat improbables, d’échecs cuisants, de traversées du désert et de retours en grâce inattendus, a parfois rendu difficile son appréhension critique. Selon les films et les époques, l’emballement des uns s’est souvent heurté à l’incompréhension des autres - qui étaient parfois les mêmes d’ailleurs...

Avec le recul conféré par le temps et la possibilité de revoir l’essentiel (à défaut de l’intégralité) de son travail, le panorama s’éclaircit un peu, et de cette chaîne de montagnes russes, se détache probablement le sommet Nashville : non nécessairement en tant que « meilleur film » (ce type de considération très subjective, face à une œuvre qui compte une bonne dizaine de films très importants, est plutôt secondaire), mais en tant qu’œuvre-charnière ou que film-somme : une œuvre qui concrétise jusqu’à l’absolu la démarche novatrice amorcée dans des travaux antérieurs, concentre bon nombre des obsessions thématiques ou esthétiques qui soutiendront toute son œuvre, et érige enfin le socle de l’ "altmanisme" tel qu’il sera envisagé ensuite par tous ceux qui se revendiqueront de son influence (Paul Thomas Anderson en premier lieu). (1)

Pour résumer, Nashville est ainsi un film "choral" (on a parfois, selon les époques, employé les expressions de "film panoramique" ou de "film polyphonique", l’idée reste la même), ne reposant sur aucun fil narratif spécifique ou aucune forme d’intrigue conventionnelle, mais abordant son sujet (la vie des habitants d’une ville du Sud des Etats-Unis, et à travers elle la culture populaire américaine) avec une combinaison d’approches naturaliste (2), behavioriste (3), unanimiste (4) et dès lors en partie structuraliste (5). Cela fait beaucoup de « -ismes » à digérer, le but est surtout d’en évacuer d’autres : Robert Altman a parfois, sur ce film ou sur d’autres, été décrit de façon lapidaire comme un misanthrope ou un cynique. Il semble en réalité que son humour ironique, désabusé parce que lucide, intervienne dans un second temps pour opérer une distanciation vis-à-vis de principes méthodologiques généraux très cohérents et souvent très bien tenus, ceux énoncés précédemment. Autrement formulé, la malice ou la causticité des films d’Altman sont des conséquences de son approche et non ses moteurs : il ne vise pas à être drôle (et disons que quand il a cherché à l’être, ce n’a pas été pour les plus grandes réussites de sa filmographie...), il le devient à l’occasion par le regard posé sur la réalité qu’il a scrupuleusement entrepris de filmer. Dans Nashville, par exemple, ce n’est jamais l’action qui est comique en elle-même mais l’observation éventuelle qui en est faite, de façon directe par un personnage (John Triplett, par exemple, commentateur extérieur du cirque country) ou de façon plus indirecte par les paroles d’une chanson ou encore par le pas de recul que le spectateur peut (ou pas) choisir d’opérer à un instant donné : de façon symptomatique, la fameuse séquence sur la chanson I’m Easy peut être vue comme parfaitement bouleversante (avec ce travelling avant sur la sublime impassibilité de Lily Tomlin) ou particulièrement cocasse (avec ces quatre femmes du public convaincues que la chanson s’adresse à elle) - et pourquoi pas donc, et de façon plus riche encore, les deux en même temps ?


La genèse de Nashville donne quelques clés sur la façon dont Robert Altman s’est approprié le sujet : sollicité par United Artists, lors de la préparation de Nous sommes tous des voleurs, pour un projet de comédie musicale country et western avec Tom Jones intitulé The Great Southern Amusement Company, Altman refusa un script trop hollywoodien à ses yeux et envoya la scénariste Joan Tewkesbury à Nashville, Tennessee, pour humer l’air de la ville et voir s’il y avait matière à trouver un sujet qui leur correspondrait. Dès sa sortie de l’aéroport, Joan Tewkesbury assista à un accident impliquant plusieurs véhicules, puis observant les réactions des autochtones, entreprit de tenir un micro-journal de bord où figuraient déjà un certain nombre d’éléments qui seront eux aussi repris dans le film. Robert Altman compléta son script, en y ajoutant notamment tout le contexte de la campagne politique et la séquence de conclusion, puis soumit l’histoire à United Artists, qui ne comprit pas où le cinéaste voulait en venir et refusa de le produire. C’est finalement ABC qui reprit le flambeau et offrit une grande liberté au réalisateur - lequel, de toute façon, était connu pour son indépendance. Robert Altman disposa ainsi de sept semaines de tournage et d’un budget d’un peu plus de deux millions de dollars pour travailler avec une certaine économie de moyens mais une grande liberté de manœuvre.

Une fois le sujet trouvé, il fallut réunir un casting : on engagea très vite Geraldine Chaplin, dans le rôle de cette observatrice de la BBC opérant une variation assez transparente autour de Joan Tewkesbury elle-même, puis plusieurs acteurs ayant déjà tourné avec le cinéaste (Keith Carradine, Shelley Duvall, Gwen Welles...). Louise Fletcher, qui venait de tourner dans Nous sommes tous des voleurs, fut envisagée dans le rôle de Linnea (à tel point que c’est parce que Fletcher connaissait la langue des signes - ses parents étaient sourds-muets - que les personnages des enfants de Linnea furent écrits) mais dut décliner et fut remplacée par Lily Tomlin, jusqu’alors exclusivement comédienne de télévision.

En quête, pour ses vedettes country, de noms un peu plus prestigieux susceptibles d’attirer le public, Robert Altman reçut l’accord de Karen Black (qui par ailleurs avait l’atout non négligeable d’elle-même composer et chanter) mais Robert Duvall déclina le rôle de Haven Hamilton (pour des raisons salariales), finalement dévolu à Henry Gibson. Jusqu’au début du tournage, le rôle décisif de Barbara Jean resta non attribué, et ce fut finalement la chanteuse Ronee Blakley, présente à Nashville et au départ seulement sollicitée pour écrire des chansons, qui fut engagée in extremis, malgré son inexpérience devant la caméra.

Si le film concentre une grande partie de son attention sur ces vedettes de la musique country et offre ainsi un grand nombre de numéros scéniques (Nashville passe d’ailleurs pour être l’un des tous premiers films musicaux pour lequel la musique fut enregistrée live), il faut préciser que bon nombre de chansons ne furent pas spécifiquement écrites pour le film : en sus des trois pour lesquelles elle fut au départ contactée, Ronee Blakley en écrivit deux (dont My Idaho Home, la dernière chantée lors du gala) et le superviseur musical Richard Baskin (qui apparaît plusieurs fois dans le film dans le rôle de Frog, le pianiste moqué dans la première scène) se chargea des chansons de Haven Hamilton, nous y revenons bientôt. Mais les deux chansons les plus marquantes du film, toutes deux composées par Keith Carradine (I’m Easy et It Don’t Worry Me), avaient été écrites par l’acteur-chanteur bien avant la production et servirent d’ailleurs d’inspiration pour les séquences auxquelles elles sont associées dans le film. C’est ainsi que Keith Carradine remporta en 1976 l’Oscar de la meilleure chanson originale (et un certain succès commercial) avec une chanson écrite six ans plus tôt et que personne n’avait jusqu’alors jamais voulu éditer...

Le film a souvent été présenté en disant que si Nashville comptait 24 protagonistes principaux, le film ne comptait en réalité qu’un personnage : la ville de Nashville, capitale de la country music. C’est en partie vrai, notamment dans les logiques unanimistes et structuralistes que nous évoquions plus tôt : les personnages existent moins en tant que ce qu’ils sont que dans la manière dont ils interagissent les uns avec les autres, et encore plus avec leur environnement. Mais là encore, il faut reconnaître la singularité du portrait dressé par Robert Altman qui, après un début en forme de coup de bluff (générique où les noms des acteurs, y compris les inconnus, sont scandés comme s’il s’agissait de superstars, puis première chanson de Haven Hamilton), refuse ensuite toute forme d’exaltation chauviniste, toute exagération qualitative, et même toute prétention à être d’une quelconque manière « spécialiste » de ce qu’il décrit. Cela lui sera reproché ensuite, autant par les locaux contrariés d’un portrait trop peu flatteur à leur goût que par la presse spécialisée (plusieurs revues musicales déconseilleront l’achat de la bande originale du film en tant qu’album country), mais cela rend le film, plus encore qu’accessible, essentiellement destiné aux spectateurs profanes de la country : comme l’écrit Robert Benayoun (voir note 1), « entre les mains des vedettes locales, Nashville n’aurait été qu’un concert destiné aux aficionados (…). La vraie country music appartient à tout le monde, tout comme la poésie, selon Ducasse, doit être faite par tous et non par un. »

Le travail entrepris par Robert Altman est donc plus vaste, plus ample, que le simple portrait de la « Mecque du Middle West », et l’utilisation des chansons, justement, donne une orientation. Pour résumer à très gros traits, la chanson  ountry dans sa version la plus basique opère dans un registre de la chronique sentimentale, assez anecdotique et souvent un peu mielleuse, teintée de ce narcissisme national régulièrement raillé, dans ses chansons semi-parodiques, par Randy Newman (« It’s Good to Be an American »). En première lecture, les chansons de Nashville souscrivent à cette description : outre la toute première chanson de Haven Hamilton, We Must Do Something Right to Last 200 Years, symptomatique litanie à la gloire éternelle de l’Amérique, citons Mississippi, Bluebird ou We Must Say Goodbye, qui toutes à leur manière, parfois mélodramatique, chantent la fierté morale de cet american way of life qui se targue d’être si modeste... tout en s’autoproclamant indépassable.

Une observation plus globale invite toutefois à ne pas se limiter à une interprétation littérale et autonome de chaque chanson, mais à l’inscrire dans la continuité et la fluidité de ce grand récit. À Nashville, tout le monde chante - même Bud Hamilton ou Norman le chauffeur chantent. Parce que chanter, ce n’est pas simplement raconter une histoire, c’est faire partie d’une histoire, en particulier d’une histoire collective. Alors les chansons de Nashville servent l’action, elles la commentent, s’en amusent, la font bifurquer, « la répercutent, l’approfondissent quand elles ne la prophétisent pas », comme l’écrit toujours Robert Benayoun, citant justement We Must Say Goodbye qui, l’air de rien, annonce une bonne heure plus tôt l’instant où Linnea quitte Tom pour retourner à ses enfants.

Dans la dernière partie du film, immédiatement après le drame, Haven Hamilton s’empare du micro et s’adresse à la foule : « This isn’t Dallas, this is Nashville ! Somebody sing ! », une manière spontanée d’affirmer que c’est la musique, et par-delà l’histoire qu’elle construit, qui unit toute l’assemblée dans une identité collective. Et c’est alors Albuquerque, qui depuis le début du film fuit son mari dans le rêve si banal de devenir elle aussi une grande chanteuse mais dont on n’a jamais eu l’occasion d’entendre la voix jusqu’alors, qui s’empare du micro et qui entonne, d’abord timidement puis avec une assurance croissante, « It Don’t Worry Me », le tube de Tom, Bill and Mary, chanson qui à cet instant précis, « you may say that I ain’t free, but it don’t worry me », se met alors à raconter une nouvelle histoire, celle de la force de résilience inouïe de cette nation peu commune que sont les Etats-Unis d’Amérique.

Il y a, dans le portrait que Robert Altman fait de Nashville, quelque chose de synecdochique pour l’Amérique elle-même : n’est-il pas suggéré, à propos de la campagne active menée par ce mystérieux candidat, Hal Philip Walker, que c’est le peuple d’ici qui élit les présidents ? (6) À l’écran, les indices abondent pour souligner l’américanité profonde de ce qui est décrit, et ce que nous venons d’évoquer pour les chansons pourrait être, de façon extrêmement proche dans les conclusions, envisagé pour les voitures, omniprésentes à l’écran et qui servent à caractériser les personnages, à orienter ou bloquer l’action, jusqu’à leur propre cimetière (la casse où erre Opal). À Nashville, on chante, on roule, on fait même les deux jusqu’à l’absurde (le concert au bord de la piste automobile), mais on le fait en étant américain jusqu’à la moelle. Keep-a-goin’, comme on dit là-bas.

Avant de pousser encore un peu cette idée, il est un point sur lequel il faut ici digresser, point qui n’est pas le moindre et qui devrait finir, souhaitons-le, par rejoindre ceux qui précèdent : c’est la question fondamentale de l’illusion. Nashville est un film de cinéma, une fiction, qui entreprend donc de nous faire croire à la réalité des figures qui nous sont décrites mais qui n’existent en réalité pas, quand bien même elles seraient largement inspirées de figures existantes de la country music de l’époque. (7) C’est même un musical (difficile de parler de comédie musicale, quand bien même...) - genre par excellence de l’illusion et de la suspension d’incrédulité - qui essaye, en plus, de nous faire croire que ça n’en est pas un, en évitant de montrer des personnages qui chanteraient « spontanément », sans autres raisons que celle d’un... spectacle. Et c’est donc surtout un film musical qui décrit une flopée de personnages qui ne vivent que dans l’illusion de ce qu’ils pensent être ou devoir devenir : Sueleen Gay ou Albuquerque qui se rêvent en vedettes ; Opal qui se croit en grand reportage pour la BBC ; Martha, jeune fille du Midwest, qui se réinvente en it-girl californienne, L.A. Joan ; Haven ; Linnea ; Triplette et tous les autres... Toujours selon Robert Benayoun, « le film est une série de façades qui tombent, mais à l’inverse, il nous révèle que tout ce qui semble faux peut être vrai. »

Et justement, parlant de façade, comment ne pas mentionner celle de ce Parthénon de Nashville, édifice temporaire construit pour une exposition en 1897, et qui fut finalement stabilisé, selon le modèle exact du temple athénien, au début des années 1930 ? Bâtiment sublime (par son modèle) et grotesque (par son essence), devant lequel se tient ce grand « show » vers lequel le film n’a cessé de tendre... Dans les dernières secondes du film, Robert Altman s’offre un lent travelling arrière, depuis le détail du drame jusqu’à son cadre général, avec ce temple factice, la foule, les drapeaux, le tumulte, la musique... Tout ceci est faux, pour tant de raisons, mais résonne si vrai... Tout ceci est drôle, mais si bouleversant... Tout ceci afflige, mais exalte tant et tant...

Le cinématographe a été inventé en France, mais très vite, les studios outre-Atlantique imposeront leur conception de l’art cinématographique, et c’est bien Hollywood qu’on qualifie depuis d’« usine à rêves », le cinéma américain demeurant le vecteur directeur du cinéma mondial. La ville de Nashville, à sa manière, opère également comme le terreau des fantasmes de gloire ou de célébrité de ceux qui souscrivent au mythe de l’american dream. Faire 1/ un film 2/ à Nashville, c’est déjà ô combien se bercer d’illusions. Les Etats-Unis d’Amérique, peut-être plus que toute autre civilisation dans l’histoire de l’humanité, auront tiré leur grandeur, leur mythologie, d’un mélange entre une force réelle et un pouvoir incomparable de mystification, une capacité à créer (et se nourrir) de l’illusion, à utiliser la fantasmagorie comme carburant. On peut pour cette raison autant haïr ce qu’ils représentent qu’admirer ce qu’ils auront produit, en particulier dans le domaine artistique, et en particulier au vingtième siècle. On peut se gausser de cette foi, vissée au corps des Américains, en leur propre grandeur, et dans le même temps reconnaître qu’elle leur fait accomplir ce que presque personne d’autre ne peut faire. On peut brocarder cette nation qui n’en est pas une, qui s’est construite dans le mensonge, la violence et se permet de donner des leçons au monde, et admettre que pour ceux qui l’affirment, « être fier d’être américain », cela a du sens, peut-être plus de sens que tout le reste. On peut, en quelque sorte, espérer voir l’Amérique tomber et admirer la manière dont elle ne cesse de se relever.

Dans Nashville, « Altman exalte ce qu’il ridiculise, et le ridicule est à deux doigts de l’authenticité » (toujours Robert Benayoun). Si ce drôle de film nous semble donc si indispensable et si fascinant, c’est peut-être parce qu’au-delà de son cadre a priori anecdotique (le Tennessee, la country...), il s’agit tout simplement de l’un des films, dans toute l’histoire du cinéma, qui aura le mieux, dans sa complexité et dans ses multiples élans contradictoires, imprimé sur un écran quelque chose d’indicible sur l’essence profonde des Etats-Unis d’Amérique.

(1) Dans les premiers paragraphes d’un dossier de 20 pages (20 pages !) consacré à Nashville dans le n°176 de la revue Positif (décembre 1975), Robert Benayoun écrit que « tous les films précédents d’Altman depuis MASH pointaient du doigt vers celui-là, l’annonçaient et le préparaient (…). MASH et Nashville englobent six années de recherche délibérée, qui fusionnent soudain, et consacrent l’explosion, l’assomption, on pourrait dire la disparition de leur auteur s’il n’était présent dans chaque mètre de ce dernier film de la manière la plus détendue, la plus bénigne, la plus insurmontable. »
(2) Il s’agit de dépeindre la réalité, de façon précise et documentée.
(3) Les personnages sont définis par leurs actions seules, sans introspection psychologique.
(4) L’individu est décrit à travers ses interactions sociales, comme membre d’un collectif.
(5) Existe-t-il des systèmes structurants qui, par-delà les individus, expliquent l’ensemble des relations ou des phénomènes propres à la société où ils vivent ?
(6) De 1928 à 2008, il n’est arrivé qu’une seule fois que le candidat arrivé en tête au Tennessee ne remporte pas l’élection nationale : en 1960, Kennedy avait été devancé par Nixon, et cela est évoqué de façon très touchante dans le film par le personnage de Pearl.
(7) Barbara Jean évoque Loretta Lynn, Haven Hamilton est un mélange de Conway Twitty, Roy Acuff, Hank Snow et Porter Wagoner ; et Tom, Bill and Mary ne vont pas sans évoquer Peter, Paul and Mary...

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 3 janvier 2022