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Critique de film
Le film
Affiche du film

Une femme mariée

L'histoire

Charlotte (Macha Méril) est l’épouse de Pierre (Philippe Leroy) et la maîtresse de Robert (Bernard Noël). Ça ne va pas bien ensemble. 

Analyse et critique

« Il y a plusieurs façons de faire des films. Comme Jean Renoir et Robert Bresson qui font de la musique. Comme Serge Eisenstein qui faisait de la peinture. Comme Stroheim qui écrivait des romans parlants à l’époque du muet. Comme Alain Resnais qui fait de la sculpture. Et comme Socrate, je veux dire Rossellini, qui fait tout simplement de la philosophie. Bref, le cinéma peut être à la fois tout, c’est-à-dire juge et partie.

Les malentendus viennent souvent de cette vérité qu’on oublie. On reprochera par exemple à Renoir d’être mauvais peintre alors que personne n’irait dire ça de Mozart. On reprochera à Resnais d’être mauvais romancier que personne ne songerait à le dire de Giacometti. Bref, on confondra le tout et la partie, en déniant à l’une et à l’autre le droit de s’exclure comme de s’appartenir.

Et c’est ici que le drame commence. On catalogue le cinéma ou comme un tout, ou comme une partie. Si vous faites un western, surtout pas de psychologie. Si vous faites un film d’amour, surtout pas de poursuites, ni de bagarres. Quand vous tournez une comédie de mœurs, pas d’intrigues ! Et s’il y a une intrigue, alors pas de caractère.

Malheur à moi donc, puisque je viens de tourner La Femme mariée, un film où les sujets sont considérés comme des objets, où les poursuites en taxi alternent avec les interviews ethnologiques, où le spectacle de la vie se confond finalement avec son analyse ; bref, un film où le cinéma s’ébat libre et heureux de n’être que ce qu’il est. » (1)

Une femme mariée, succédant à Bande à part et sa relativement tiède réception, va réimposer Godard comme un favori de la critique et, pour la première fois, aligner son œuvre sur les sympathies de la gauche française de l’époque. Cela se fera par un « petit » film, portant une critique des médias de masse et de la société de consommation motivée, paradoxalement, par un fond plus conservateur qu’il n’y paraît... Avec cette œuvre le cinéaste amorce un franc tournant sociologique, une approche « structuraliste » nourrie par les modèles holistes de théorie sociale émergeant alors, cela en la mettant dans une dialectique tendue avec une morale existentialiste de l’engagement, du libre-arbitre et de la conscience. (2) Il ne s’agit de rien de plus que d’une histoire d’adultère, l’observation de la vie quotidienne d’une femme mariée, Charlotte (Macha Méril), dont le mari, Pierre (Philippe Leroy), pilote, est souvent absent, cette absence favorisant son aventure avec un amant, Robert (Bernard Noël), comédien. Charlotte passe des bras de l’un à l’autre (construit en trois parties, le film commence et se termine par la tromperie), souffre de la jalousie d’un mari qui l’a déjà fait suivre par le passé, d’être comme une pièce rapportée dans un mariage comprenant l’éducation d’un enfant qui n’est pas le sien. Cette union (caractérisée par l’ennui, où nous est montrée une gifle, un viol conjugal) n’a rien d’épanouissante, ni de désirable pour elle. Mais elle n’est pas le sujet central du film. Même l’adultère n’en est pas exactement le centre. Ce qui intéresse Godard ici se révèle par la manière dont il dit avoir décidé de la conclusion (Charlotte retournera-t-elle vers son amant ou son mari ?) : en soumettant le cas à un courrier du cœur dans un magazine féminin, prédisant que le mari gagnerait de peu dans ces conseils.

Ce qui intéresse Godard est l’aliénation de Charlotte, personnage délibérément caractérisé comme « moyen », « typique », qu’il attribue à l’influence de la publicité sur cette ménagère. Véritable essai filmé, le film est un exposé, dont la théorie passe par le montage, sur la manière dont les médias, au milieu des années soixante, façonnent une image de la femme, de la vie hédoniste consumériste, qu’il perçoit comme un véritable lavage de cerveau et dont il regrette, au fond, le travail de sape opéré sur des modes de vie plus traditionnels. Donnant littéralement à voir le négatif d’une image publicitaire, dans une scène de bikinis et de chanson française, il révèle l’envers d’une société en pleine abondance. Très marqué par ses déconvenues sentimentales avec Anna Karina, il injecte dans cet essai une charge de tristesse, de reproche même, empêchant, à dessein, une véritable sympathie avec les personnages (c’est celui qui filme, et non ceux qui sont filmés, dont l’humanité se voudrait visible ici, Godard allant jusqu’à porter par sa voix un commentaire sur la jalousie, la déception de l’homme trompé). En cela le film est une réponse, de la part d'un homme à l'autre bout du spectre de l'infidélité, à La Peau Douce de Truffaut. Juxtaposant images et slogans publicitaires (ceux-ci décomposés pour en faire émerger la vulgarité profonde) avec scènes de la vie quotidienne, il fait de la seconde une résultante de la première. Charlotte, comme ses hommes (peut-être le comédien échappe-t-il à ce sort quand il parle de son métier, mais il n’est pas garanti que la scène offre ici un refuge à l’authenticité), est montrée comme un être déshumanisé, littéralement décérébré. Ses désirs ne sont pas les siens. Il est paradoxal que, les dialogues du film n’ayant pas été écrits à l’avance, il compte précisément sur le mélange d’articulation et de spontanéité de Macha Méril pour donner langue à ce qui devrait être un acte de parole pratiquement mécanique. Quasiment de tous les plans, le corps de l’actrice est fragmenté (comme le film est lui-même annoncé l’être dans son carton d’ouverture). L’union des corps avec l’amant apparaît morcelée. Cette approche formelle évoquant le cubisme entend dire le morcellement de la conscience, la fragmentation des affects, le vide induit par une propagande hédoniste soupçonnée capable de transformer les esprits au point qu’ils ne soient plus que surface et partialité. Une femme mariée raconte l’éveil potentiel de Charlotte à sa vie spirituelle, une prise de conscience, la reconquête d’une liberté d’esprit. Pour Godard, cette liberté retrouvée se marquerait par la fidélité. Le fantasme du cinéaste paraît être : si Charlotte regagnait sa conscience, devenait un être de liberté, alors elle serait responsable, c’est-à-dire qu’elle retournerait à son mari, consentirait à cette servitude. Libre, elle choisirait de ne pas l’être.

À la culture de masse des années 60, ses effets sur les vies sentimentales, sexuelles (motif que Godard explorera de manière autrement plus pénétrante, poignante en tout cas, dans Masculin Féminin), il oppose la culture classique : Molière (la purge des passions mauvaises par leur représentation), Racine (Titus renonçant à Bérénice), Beethoven (autre point commun avec Prénom Carmen que la fétichisation morcelée du corps d’une actrice traitée en modèle), Céline même (faire entendre la grivoiserie). Le passé est ce à quoi n’ont pas, ou difficilement, accès les personnages qui, comme Charlotte l’affirme gaiement, préfèrent ne vivre que dans le présent. Cet enjeu de la mémoire est au cœur du film. D’une manière très dérangeante, c’est par une histoire de banale tromperie présentée comme une faillite morale qu’il introduit dans son cinéma ce motif de hantise : celui de la forme que prend la mémoire de la destruction des Juifs d’Europe. Le mari revient en avion d’un évènement très réel : le procès de Francfort, auquel il accompagnait le cinéaste Roger Leenhardt (dans son propre rôle, à qui est offert un lieu d’expression proche de celui qui avait été donné à Brice Parrain dans Vivre sa vie : « Il faut aimer les jeunes sages et les vieux fous. »). Ici JLG n’y va pas de main morte, quitte à faire comprendre l’amnésie collective française par le portrait d’une Parisienne écervelée : elle ne sait pas ce qu’est Auschwitz, s’étonne elle-même d’une « blague » sur un type s’étonnant du mot d’ordre qu’il faudrait exterminer les Juifs et les coiffeurs (« Pourquoi les coiffeurs ? »)... « Ben oui, pourquoi les coiffeurs ? » C’est plus tard à l’aéroport d’Orly qu’elle rejoindra de nouveau son amant, dans une salle de cinéma projetant Nuit et Brouillard (3)... son infidélité se trouvant ainsi mise en parallèle avec des crimes contre l’humanité. Si pour la Nouvelle Vague l’intime est politique, et vice versa il va de soi, cette imbrication prend ici des proportions qui disent à la foi le désarroi affectif du cinéaste et son rapport difficile aux suites du nazisme.

Ironiquement, pour un film puritain, dont le caractère fragmenté rend les corps abstraits, il sera à sa sortie attaqué par la censure pour pornographie. Godard se soumettra à deux exigences : changer le titre, initialement La Femme mariée, qu’il se proposera diligemment dans un premier temps de re-titrer par sa motion de censure ; couper certains passages (il ne retirera en fait presque rien). Cette réaction dit le choc qu’a suscité le film à sa sortie qui, en dépit de motivations conservatrices (voire par moment franchement misogynes), touchait à un point critique de l’aliénation féminine en regard de la propagande mercantiliste dans une société de masse et de consommation. Quel que soit le regard que pose Godard sur certaines évolutions, le simple fait que lui les regarde le placera à part aux yeux d’un public progressiste (c’est aussi un des premiers films à aborder le sujet de la pilule et il n’est pas tout à fait innocent que cela se fasse au sein d’un essai traitant ailleurs de la publicité moderne). Car c’est bien Charlotte qui paraît victime de l’appareil publicitaire et médiatique, qui la vise elle, la ménagère, en permanence (on pourrait suggérer que la propagande médiatique se fait souvent finalement plus à l’intention de ceux qui la fabriquent que de destinataires qui n’en sont peut-être pas toujours si dupes, mais le regard des propagandistes sur leur propre production est une autre question).

Dans une première scène, son amant, observant son aisselle épilée, déclare préférer les femmes qui se laissent pousser les poils (comme dans les films italiens). Pas de bol, elle préfère les films américains. Le cinéma américain, mais plus généralement l’influence culturelle des États-Unis sur la France d’après-guerre, est pour Godard cet objet d’amour coupable, cette forme de propagande qu’il a lui-même aimée et dont il arrache peu à peu l’affection à son corps défendant. Préférer le « premier » Godard (celui allant jusqu’à la rupture du groupe Dziga Vertov, mais il aura connu déjà tellement de « phases » avant) au second revient implicitement à marquer une allégeance à la culture pop que le cinéaste traitait formellement alors, contre une culture classique dont il se voudra de plus en plus l’héritier (dans une solitude aussi belle que terrible, bien éloignée de la communion par le divertissement de masse) aux bords du Léman. Cette tension, entre les signes du contemporain dont il est un observateur si vif et un héritage humaniste terriblement chargé, est pourtant au cœur de son œuvre entière. Elle est une dialectique cruciale de son essayisme filmé, qui s’exprime douloureusement dans Une femme mariée.

(1) Cahiers du Cinéma n°159, octobre 1964.
(2) Pour une étude détaillée des rapports de Godard à la vie intellectuelle française d’alors, sa position hybride entre deux générations (sartriennes et anti-sartriennes pour le dire vite), on ne saurait trop recommander le chapitre que Richard Brody consacre au film dans son indispensable biographie critique : Jean-Luc Godard. Tout est cinéma (2011, Presses de la Cité).
(3) On notera avant qu’elle n’entre dans la salle un portrait de Hitchcock, la chambre d’hôtel des amants ne manquant pas dès lors d’évoquer Psychose. Dans ce registre des références pas innocentes, le nom de Rossellini est donné à l’homme à qui le mari attribue une anecdote particulièrement désagréable en lien à la Shoah.

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 8 novembre 2019