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Critique de film
Le film
Affiche du film

Masculin féminin

L'histoire

Décembre 1965. Paul (Jean-Pierre Léaud), 21 ans, vient de terminer son service militaire. De retour sur Paris, il cherche un emploi. Dans un bar il retrouve son ami Robert (Michel Debord), un militant gauchiste aussi cynique qu’enfantin ; assise tout près, Madeleine (Chantal Goya), une jeune chanteuse de leur âge qui enregistre ses premiers 45 tours. Paul en tombe amoureux. Madeleine et ses deux colocataires, Elisabeth (Marlène Jobert) et Catherine (Catherine-Isabelle Duport), se préoccupent plus de leur plaisir, de leur réussite et de leur confort personnel que des élections présidentielles qui opposent De Gaulle et Mitterrand ou encore des combats de leurs amants de passage contre la Guerre du Vietnam, l’hégémonie américaine ou le service militaire. Malgré leurs différences de points de vue, les trois jeunes filles "libérées" proposent à Paul de loger chez elles le temps qu’il ait une situation stable. Dans le même temps, Paul trouve un travail en tant qu’enquêteur pour un institut de sondage ; il doit interroger la jeunesse Française sur ses principaux centres d’intérêts...

Analyse et critique

"Pourquoi filmer la jeunesse ?" A la question que lui pose le journal Le Monde en apprenant son nouveau projet en avril 1966, le cinéaste répond en substance que celle de ce milieu des années 60 l’intrigue grandement : "Je suis un enfant de la décolonisation. Je n'ai plus aucun rapport avec mes aînés qui sont les enfants de la Libération, ni avec mes cadets qui sont les enfants de Marx et du Coca-Cola. C'est le nom que je leur donne dans le film. Ils sont très influencés par le socialisme, pris dans un sens économique très moderne, et par la vie américaine. La lutte des classes n’est plus telle qu’on nous l’a apprise dans les livres. Autrefois Mme Marx ne pouvait pas être mariée avec M. Coca-Cola, aujourd’hui on voit beaucoup de ménages comme ça." Après une très longue gestation (bien plus longue que pour n’importe lequel de ses précédents films), les intentions de départ furent totalement modifiées en pas moins de seize mois de réflexion : d’une adaptation de deux nouvelles de Maupassant, Jean-Luc Godard décide finalement de partir sur tout autre chose. Masculin féminin devenant un essai sociologique, le but du cinéaste était avant tout de chercher à comprendre cette génération qui vient juste derrière la sienne et avec laquelle il ne partage pas grand-chose si ce n’est un militantisme politique actif. La sociologie, Godard l’avait déjà abordée dans Vivre sa vie qui décrivait l’univers d’une prostituée, un scénario écrit à partir d’une étude approfondie sur le sujet. Ici il se servira surtout de réelles interviews comme matériau pour ses dialogues, le script n’étant dévoilé à ses comédiens qu’au tout dernier moment, une décision qui sera à l'origine de ce ton souvent étonnement naturel et spontané.

Onzième long métrage de Jean-Luc Godard, Masculin féminin déboule sur les écrans, juste après "l’iconoclasto-romantique" Pierrot le fou ; et le chef de file de la Nouvelle Vague de nous surprendre à nouveau en prenant le total contrepied de son chef-d’œuvre précédent ! En effet, le cinéaste suisse abandonne les grandes stars, le Cinémascope et le Technicolor pour revenir modestement au noir et blanc et nous livrer un essai sociologique sous forme d’enquête sur la jeunesse française de l’époque. A travers cet essai cinématographique formellement intrigant et historiquement captivant (on y entrevoit les prémices de forts changements dans les rapports entre hommes et femmes dans cette France des sixties, ceux de la contestation estudiantine ou encore ceux de la révolution sexuelle en marche...), probablement aussi passionnant pour les uns qu’agaçant pour les autres (on reste chez Godard malgré un aspect un peu plus abordable que d'habitude), le réalisateur nous brosse un portrait de la jeunesse à un instant t, celui de l'hiver 1965 en pleine campagne présidentielle De Gaulle / Mitterrand, nous peint l’univers indécis des 19-21 ans avec, un peu schématiquement divisés, deux groupes bien distincts : d'un côté les garçons, politiquement engagés, militants de gauche, syndicalistes et prenant fait et cause contre le service militaire, l'impérialisme américain et plus particulièrement contre la Guerre du Vietnam ; de l'autre, la gent féminine, plus insouciante, plus frivole, parlant plus volontiers de mode, de musique et de sexe, abordant d’ailleurs à ce sujet des thèmes alors encore tabous comme ceux de la contraception, de l’avortement, de la prostitution ou du plaisir, des thématiques osées et des dialogues assez crus pour l’époque et qui firent interdire le film aux moins de 18 ans.

Cette jeunesse a fortement interloqué le cinéaste comme il en avait fait part au magazine Elle en février 1966 : "J’ai parlé avec eux, avec elles, et c’est le texte des interviews qui sert souvent de dialogues. Il est plus facile de parler avec les jeunes qu’avec les adultes, qui ont trop de problèmes personnels à résoudre. Ce qui m’a frappé, c’est leur manque de précision sur les sujets graves, le refuge permanent dans les généralités. Les filles d’aujourd’hui parlent toujours par généralités, sauf si on leur demande quelle marque de bas elles portent, ou quel genre de soutien-gorge. Mon film pourrait s’appeler À la recherche des enfants des années 60." Malgré ces affirmations que l’on pourrait prendre pour de la misogynie (ce qui n’est pas entièrement faux), le groupe des femmes est rendu plutôt attachant comparativement à celui de leurs pendants masculins, peu avares de condescendance et d’arrogance, disant avec hypocrisie réfuter la société de consommation dont ils profitent pourtant au moins autant que leurs compagnes qui, elles, ne s’en cachent pas. Il faut dire que Godard a réussi un superbe casting féminin en associant trois jeunes inconnues de l’époque, trois jeunes actrices aussi talentueuses les unes que les autres : une Chantal Goya (qui deviendra par la suite l’égérie des enfants des années 70 / 80) étonnante de fraîcheur, Marlène Jobert dans son premier rôle au cinéma ainsi que Catherine-Isabelle Duport qui malheureusement ne tournera plus ensuite que l’excellent Le Départ de Jerzy Skolimowski, à nouveau en duo avec Jean-Pierre Léaud, un comédien qui abandonnait pour Masculin féminin le giron de François Truffaut pour sauter à pieds joints pour la première fois dans l’univers des autres "papes" de la Nouvelle Vague. Petit clin d’œil au personnage qui l’a rendu célèbre dans le monde entier lorsqu’il se fait passer pour le général Doinel !

Masculin féminin se révèle donc être un formidable et ludique document sociologique sur les hésitations des "enfants de Marx et du Coca-Cola" en même temps qu'une comédie iconoclaste et surréaliste parfois hilarante, au cours de laquelle le réalisateur se livre à toutes sortes d'expérimentations plus ou moins incongrues tout autant au niveau de la construction de sa fausse intrigue qu’à celui de l’image et du son. A propos de ces expériences formelles, ne pensez pas être tombé sur un film pan & scanné, le cinéaste ayant au contraire expressément demandé à son chef-opérateur - à la plus grande surprise de ce dernier qui n’a guère apprécié cette idée - de très souvent décadrer ses personnages, de "couper les personnages sur les bords du cadre." Paradoxalement, Godard s’amusera à vilipender les exploitants de cinéma qui ont le culot de projeter les films au mauvais format lors d’une séquence jubilatoire devenue célèbre pour les cinéphiles. Le onzième long métrage de Godard est également un collage-montage fantaisiste et léger bénéficiant d’une mise en scène virtuose et d’une entêtante utilisation des musiques (ici des chansons de Chantal Goya loin d'être désagréables) ; un objet filmique très intéressant, véritable captation d'une époque que Godard a saisie avec une grande vérité et une grande justesse. Une œuvre unique avec en point d'orgue le beau visage de Chantal Goya (confondante de spontanéité), l'étonnant naturel de Catherine-Isabelle Duport et cette façon inimitable qu'a Godard (hormis Rohmer) de filmer Paris. Sans oublier un Jean-Pierre Léaud inspiré et toujours aussi génial, sorte de Doinel un peu déprimé, la photographie de Willy Kurant et d’innombrables idées, répliques et séquences réjouissantes et mémorables.

Pour bien nous les remémorer plus tard, amusons-nous à en citer quelques-unes, toutes assez proches du surréalisme et/ou de l’humour noir, d’autant plus marquantes par contraste au réalisme de leur contexte (tournage en son réel, sensation de grand vérisme notamment lors des scènes de rues...). On notera avant tout une succession de morts à la pelle, que ce soit par assassinat ou suicide, sans que cela ne pose aucun étonnement à ceux qui en sont les témoins : que ce soit le mari se faisant tuer par son épouse pour la garde de leur enfant, Paul se souciant plus du courant d’air que cause la porte restée entrouverte que du drame qui vient de se dérouler sous ses yeux (sic !), le suicide clownesque de Yves Afonso, celui encore plus étonnant qui arrive en toute fin et sur lequel je ne vous dévoilerai rien de plus, le meurtre des deux Noirs dans le métro... Les gens tombent comme des mouches d’une manière totalement inconséquente sans que cela ne fasse sourciller personne, Godard pointant ici du doigt l’égocentrisme de cette époque poussé jusqu’à ses plus extrêmes retranchements. Autrement, un peu moins cynique, on se souviendra de la scène de drague de Chantal Goya par Léaud dans les toilettes du journal "Mademoiselle âge tendre" (« J’aime votre style de poitrine »), le rire de Chantal Goya dans cette même scène, la demande en mariage (« Voulez vous devenir ma femmes ? » - "On verra ça plus tard... je suis pressée »), l’inénarrable et lunaire Michel Debord (« A la question "ça va", j’ai décidé de dire que non jusqu’à 10 heures »), l’histoire de la "purée" en montage "cut" dans la scène du pressing, la séquence de l’ambassade américaine au cours de laquelle Paul se moque ouvertement du chauffeur américain, la méprise sur le terme réactionnaire par "Mademoiselle âge tendre", la scène de lit à trois avec de magnifiques et émouvants gros plans sur les visages, les apparitions inopinées de Brigitte Bardot ou Françoise Hardy, la déclaration d'amour gravée sur vinyle...

« Peu à peu je m'aperçus que toutes ces questions, au lieu de refléter une mentalité collective, la trahissait et la déformait. A mon manque d'objectivité même inconscient, correspondait en effet la plupart du temps un inévitable défaut de sincérité chez ceux que j'interrogeais » dira Paul en voix-off dans les dernières minutes du film. Au final donc, un amer constat d'échec et d’insatisfaction de la part du personnage d'intervieweur pour l'IFOP joué par Léaud qui se demande si la synthèse de ses multiples entretiens donnera vraiment un résultat cohérent, reflètera un juste portrait de l’époque ; même sentiment de revers sur le plan sentimental, l’amour que Paul voue à Madeleine n’ayant jamais été réciproque. D’ailleurs Godard dira de son personnage principal "qu’il cherchait la tendresse mais qu’il ne trouva que le désespoir." Paul étant l’alter ego de Godard, posant les questions que le cinéaste lui dictait dans son oreillette, il semble évident que ce dernier non plus n’était pas très optimiste quant à cette jeunesse qui commençait sérieusement à être phagocytée par la société de consommation et la culture de masse, surtout attristé de constater le manque d’intérêt de la plupart de ces jeunes gens pour les enjeux politiques de leur époque. Une observation incisive des comportements pour aboutir à un film culotté et cruel à l’instar d’un de ses segments intitulé "dialogue avec un produit de consommation" à propos de "l’interview-interrogatoire" de la jeune fille ayant remporté le titre de "Mademoiselle 19 ans", qui n’aspire à s’embourgeoiser et qui confond par exemple réactionnaire et révolutionnaire. Comme nous le disions en préambule et comme n’importe quel film de cet "enquêteur sceptique", de ce sociologue contestataire qu’était alors Godard, Masculin féminin pourra évidemment tout autant agacer que passionner ; pourtant les moins convaincus devront se rendre à l'évidence qu'il s'agit néanmoins d'une œuvre qui aura remarquablement bien su capter l’air du temps, l’éphémère d’une certaine époque. Un film ayant valeur de document historique sur les idées et les modes de vie de l’époque et qui, au sein d’une construction déconcertante et par l’intermédiaire d’un ton iconoclaste et de superbes audaces formelles (dont quelques étonnants plans-séquences) aura abordé non moins que la sexualité, l’engagement politique, la confusion des valeurs de la jeunesse, ses incertitudes quant à son avenir, l’incommunicabilité...

Un ton dans l’ensemble désespéré, pessimiste et sarcastique mais cependant constamment ludique (époque yé-yé oblige avec sa superficialité, son insouciance et sa formidable vitalité) et qui n’exclut pas un certain attachement, une certaine tendresse pour ces jeunes garçons et filles. Il n’est qu’à voir comment le cinéaste nous cueille lors de sa dernière image non empreinte de gravité, le bouleversant « J’hésite » de Chantal Goya à propos de sa décision quant à son avortement qui reflète toute l’angoisse d’une jeunesse craignant pour son avenir. Mais laissons la conclusion au sociologue et philosophe Edgar Morin qui écrivait à propos du film de Godard, faisant ainsi contrepoids à une critique dans l’ensemble plutôt tiède voire même guère tendre : "Jusque-là, on pensait que l'au-delà de la fiction était le documentaire et que l'au-delà du documentaire était le film de fiction. Ici, avec Masculin féminin, nous sommes en même temps au-delà du réalisme de fiction et du cinéma-vérité documentaire ; c'est pour moi la première réussite de ce cinéma-essai qui depuis des années se cherche."

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : TAMASA DISTRIBUTION

DATE DE SORTIE : 06 JUILLET 2016

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Par Erick Maurel - le 4 juillet 2016