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Critique de film
Le film
Affiche du film

Bande à part


L'histoire

Franz (Sami Frey) et Arthur (Claude Brasseur), deux jeunes oisifs d’une vingtaine d’années, sont en manque d’argent. Franz fréquente la naïve Odile (Anna Karina) depuis qu’il l’a rencontrée dans un cours privé d’anglais à Paris. Durant une conversation, Odile lui apprend sans aucune arrière-pensée que sa tante Victoria, qui l’héberge dans son pavillon de Joinville, loue une chambre à un certain monsieur Stoltz qui cacherait dans une armoire un magot constitué de nombreuses liasses de billets. Les deux apprentis malfrats n’ont plus qu’une seule idée en tête : s’en emparer avant de s’enfuir en Amérique du Sud ! C’est au tour d’Arthur de séduire la jeune fille avec pour intention de la convaincre d’être leur complice dans le méfait qu’ils ont décidé de mettre en branle. Les deux amis étant tous deux tombés sous le charme d’Odile, un chassé-croisé amoureux s’ensuit. Quant au coup a priori facile que nos jeunes pieds nickelés préparent, il va être compliqué par le fait que Franz, un peu trop bavard, a révélé l’existence du butin à son criminel d’oncle qui met à son tour dans la confidence d’autres voyous de ses amis. Tout le monde va se retrouver en même temps au pavillon de banlieue ; accumulant les bévues, certains n’en sortiront pas indemnes...

Analyse et critique

Au vu du pitch résumé ci-dessus, on pourrait s’attendre avec raison à visionner un film noir virant au drame ; mais ceux qui connaissent bien le cinéma du trublion helvétique savent qu’il peut en être aussi tout autrement. Et en l’occurrence, même si le squelette de l’intrigue est véritablement celui d’un film noir, si l’issue sera tragique pour certains et si le film propose son lot de cadavres, tout ceci sera "pour de rire" tel que nous le démontre la manière qu’ont les protagonistes de passer l’arme à gauche, comme des enfants jouant au gangster, en se tortillant exagérément durant plusieurs minutes pour simuler une mort très cabotine comme le faisait d’ailleurs le personnage interprété par Claude Brasseur en tout début de film, s’amusant à se mettre dans la peau de Billy The Kid abattu par Sami "Pat Garrett" Frey. On repense également à la mort de Jean-Paul Belmondo à la toute fin du premier et génial long métrage du cinéaste, A bout de souffle, totalement irréelle et pourtant inoubliable. Il faut néanmoins pour apprécier Bande à part, film certes mineur si on cherche à le comparer avec des monuments tels que Le Mépris ou Pierrot le fou, accepter d'emblée les règles du jeu du réalisateur, démiurge sur le tournage, semblant filmer avant tout pour lui avant de penser au spectateur. Une attitude un peu égoïste qui contribuera à en agacer beaucoup mais dont les amateurs ne s’offusqueront pas, époustouflés qu’ils seront par l’inventivité constante du cinéaste à cette époque là. Jean-Luc Godard ne se sentant lié par personne et libre de faire ce qu’il veut, il se sent également libre de nous ennuyer aussi parfois, expressément, mais sans que cela ne porte forcément préjudice à l’ensemble. Avant d’en reparler, arrêtons-nous quelques instants sur la genèse du film.

"Le Mépris était en couleurs, en scope, en Italie, avec une vedette, de l'argent américain... Le meilleur moyen pour moi de changer de direction était de me donner des contraintes. Je n'ai pas pu faire autrement. Je me suis dit je vais faire de Bande à part un petit film de série Z comme certains films américains que j'aime bien, comme les films de Fuller, enfin, sur ce principe-là" disait Godard aux Cahiers du Cinéma en mai 1982 quand on lui faisait part avec étonnement du changement radical entre les longs métrages qu'il avait enchaînés en quelques mois à cette époque, prenant le contrepied du précédent presque à chaque fois. Alors qu'il pense déjà à son prochain film qui sera Pierrot le fou, Godard prend donc de court tout le monde en s’octroyant une modeste récréation qui sera donc ce Bande à Part, son septième film, sa septième réussite ; son corpus d’œuvres réalisées durant les années 60, s’étalant de A bout de souffle à Week-end, demeure d’ailleurs à mon humble avis l’un des ensembles les plus enthousiasmants de l’histoire du cinéma. Début 1964, Anna Karina va mal, leur couple se délite, l'actrice déprime et tente de se suicider, Godard veut l'occuper et vite, lui "offrir un cadeau". Ayant fondé sa propre maison de production avec sa compagne, Anouchka films, Godard a les mains libres mais c'est la Columbia qui finance pour l'essentiel son film à raison de 12 0000 dollars, s'offrant ainsi les droits mondiaux pour une bouchée de pain ; une somme tellement minime que le studio pensait au départ qu'elle n'était destinée qu'au seul salaire du réalisateur alors que c'était pour l’allouer à l’ensemble du film. Ayant à favoriser une des trois propositions de projet que leur soumet Godard, la compagnie hollywoodienne décide de porter son choix sur une adaptation par ses soins (par l'intermédiaire d’un scénario d’à peine une vingtaine de pages) du roman de série noire, Fool's God (titre français : Pigeon vole) de Dorothy Hitchens que lui avait offert François Truffaut ; une intrigue très mince qui se déroule sur trois jours et qui ne met en scène quasiment qu’un "trio à égalité" comme aimait à le décrire le cinéaste. Le tournage ne durera qu’à peine un mois, Godard réembauchant sa petite équipe habituelle qui effectuera à l'occasion un travail en son direct et à la manière du cinéma-vérité (facilité par l'Arriflex 2C tenue par Coutard en extérieur, une caméra très légère portée à la main), le réalisateur écrivant ses dialogues au jour le jour.

Un tournage paisible et sans ennuis particuliers autre que la difficulté pour Claude Brasseur de se fondre dans la méthode de travail de Godard basée pour beaucoup sur l’improvisation. Plus de grosse préparation comme pour Le Mépris, Godard tourne cette fois dans l’urgence et réalise à l’occasion l’un de ses opus les plus abordables pour le néophyte, l’un des plus frais et des plus ludiques. Car cet exercice de style hybride entre A bout de souffle et Jules et Jim pourrait effectivement s’apparenter à un jeu, celui qui consisterait à trépigner d'impatience en attendant de connaitre la surprise qui nous sera apportée par la prochaine digression, ces moments de remplissage complètement déconnectés de l’intrigue principale, ceux qui paradoxalement nous resteront en tête puisque finalement l’histoire n’est qu’un vague prétexte. Elle était d’ailleurs tellement mince que la principale inquiétude de Godard sur le tournage était de savoir comment il allait pouvoir livrer un film atteignant une longueur raisonnable pour en faire un long métrage. Bien plus qu’un film à l’intrigue fortement charpentée, Bande à part se révèle une succession de séquences voyant vivre, flirter et s’amuser le trio de personnages principaux. Et du coup, plus que du déroulement du coup fourré que montent Arthur et Franz pour s’approprier le magot, plus que du dénouement, plus que des rebondissements, on se souviendra ainsi surtout des parenthèses tournées pour combler la faible durée du film : la visite éclair au Louvre durant laquelle nos héros tentent de battre le record de vitesse de la traversée du musée (les protagonistes de The Dreamers de Bernardo Bertolucci, en souvenir du film, tenteront de faire encore mieux), la séquence du madison improvisé par notre trio dans le bistrot, Anna Karina "descendant au centre de la terre" (moins poétiquement, se rendant dans les couloirs du métro) et entamant une chanson d’Aragon qui transforme quelques minutes le film en comédie musicale. A propos de cette dernière scène, le réalisateur dira que c’était surtout pour essayer de faire retrouver la joie de vivre à sa compagne, elle qui ne se sentait jamais autant à l’aise qu’en chantant et en dansant. Et l'on pourrait citer une dizaine d'autres exemples de ce type.

On s’extasiera également une fois de plus sur le sens inné de certains cinéastes de la Nouvelle Vague pour nous faire ressentir viscéralement l’époque à travers leur manière de filmer à l’arrache les rues de Paris / banlieues et les quidams qui s’y déplacent, nous immerger comme personne dans les atmosphères urbaines de ces années-là superbement bien rendues, réalisant ainsi sans forcément le vouloir de formidables documents sociologiques : rarement nous n’aurons aussi bien ressenti cette proximité, ce réalisme, que dans les films de Godard et Rohmer durant ces années 60. Et bien évidemment, on se félicitera que Godard, au vu de l’intrigue très secondaire de son film, ait reporté la plus grande part de son attention sur ses personnages, sans pour autant en tracer de forts portraits psychologiques, ce qui ne l’intéresse d’ailleurs pas vraiment. On trouve ainsi le sombre Franz, personnage sérieux un peu dandy et mystérieux, le séducteur Arthur, plus extraverti et exalté, et enfin la sélénite et naïve Odile, respectivement interprétés avec beaucoup de fraîcheur par Sami Frey, Claude Brasseur et Anna Karina. Cette dernière, que l’on sentait ici un peu plus fatiguée que d’habitude, avouera peu de temps après que le film lui a sauvé la vie. Pour les néophytes, il faut aussi avoir en tête que Godard, comme dans ses films précédents, en voulant donner un souffle nouveau au cinéma rompt totalement avec les conventions dramatiques, narratives et esthétiques de l’époque : changement constant de ton et de rythme ; utilisation de nombreux plans séquences étirés (tous ceux, superbes, à l’intérieur de la Simca sport décapotable) ; voix off venant s’immiscer à l’improviste pour résumer au bout de huit minutes le film aux retardataires, coupant la musique lors de la danse pour nous dévoiler les pensées de ses personnages à ce moment précis, récitant des phrases littéraires prises en intégralité du roman ; dialogues se superposant au point d’être parfois inaudibles ; une minute de silence décidée par les protagonistes mêmes et qui se répercute sur le film alors privé de son, mais ne se poursuivant pas jusqu’au bout puisque ça "emmerde" Franz (autant que le spectateur) ; jeux de mots idiots que l’on excuse par le simple fait qu’il soient nés sous la plume de Godard ("Vous êtes de la régie Renault ? Vous auriez pu changer votre air con contre une R8 !") ; les regards caméra des protagonistes s’adressant directement aux spectateurs...

Alors, au sein d’un tel fourre-tout, il semble tout à fait logique de s’ennuyer à quelques reprises, lorsqu’une séquence s’éternise plus que de raison (le cours d’anglais avec un long extrait de Roméo et Juliette lu "au ralenti" pour que les élèves aient le temps de s'occuper de leur version) ou paradoxalement lorsque l’intrigue reprend son cours, notamment lors de toutes les scènes qui se déroulent dans le pavillon de banlieue où doit avoir lieu le cambriolage. C’est néanmoins assez rare car le rythme est soutenu, les idées narratives ou de mise en scène fusent, la photo de Raoul Coutard est superbe ainsi que la musique de Michel Legrand tantôt jazzy tantôt lorgnant vers un très plaisant easy-listening, s’immisçant et s’arrêtant de manière totalement incongrue, le compositeur se payant même le culot d’insérer des extraits chantés des célèbres comédies musicales de Jacques Demy sorties la même année. Le culot, Godard en a à revendre et nous pouvons nous en rendre compte dès le générique, le titre du film apparaissant petit à petit devant un montage épileptique et ultra-rapide sur les gros plans alternés des trois comédiens principaux avant que, devant un plan immobile sur la circulation routière aux abords de Paris, le nom des participants au film viennent s’incruster, encadrant leur fonction en style imagé du style :

JEAN-LUC                     RAOUL                         AGNES                    JANOU

CINEMA                         IMAGE                         EDITING                 CHEVEUX

GODARD                       COUTARD                   GUILLEMOT           POTTIER

On pourrait le dire de tous les films de Godard, mais si Bande à part (son film "mal habillé" comme il se plaisait à le décrire) pourra soit vous agacer au plus haut point soit vous faire jubiler de plaisir, il y a peu de chances pour qu’il vous laisse indifférent. Et pourtant, pour contrer ce que je semble affirmer avec aplomb dans la phrase précédente, s’il est entretemps devenu l’un des opus godardiens les plus appréciés de ceux qui ne vouent pas un culte au cinéaste, Bande à part n’attira pourtant pas les foules et la critique ne fut guère convaincue ni même polémiste, seulement consternée d'après Antoine De Baecque dans son indispensable biographie du cinéaste. Jean-Louis Bory fut cependant très enthousiaste, qui écrivait avec une certaine justesse "Bande à part ce sont, vues par Godard, les fiançailles de Franz Kafka et d'Alice au pays des merveilles." En tout cas un film au ton très particulier, ni triste ni gai, un patchwork totalement improbable entre film noir burlesque, exercice de style, cinéma-vérité fantaisiste et comédie romantique impertinente. Une œuvre expérimentale et iconoclaste tour à tour passionnante et agaçante, frondeuse et légère, mais dont la liberté et la juvénilité s’avèrent dans l’ensemble sacrément réjouissantes. Le ressenti final est plus que positif même si aux maladresses et à la superficialité voulue de l’ensemble il est permis de préférer le lyrisme, l’intelligence et l’émotion qui sourdaient continuellement du sublime Le Mépris. Je n’aurais eu aucune affinité avec Godard que le fait que l’un de mes cinéastes contemporains favoris ait donné à sa société de production le titre de ce film et ait proclamé que les personnages de son premier long métrage ont été fortement inspirés de ce même Bande à Part m’aurait rendu curieux. Vous aurez probablement deviné que je parlais de Quentin Tarantino, grand admirateur de ce film du plus gonflé des cinéastes européens.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 9 mai 2014