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Critique de film
Le film
Affiche du film

Une femme est une femme

L'histoire

Paris, quartier du Faubourg Saint-Denis : Angela, belle Danoise travaillant dans une boîte de strip-tease, veut un enfant d'Emile, qu'elle aime éperdument. Mais Emile refuse. Alors Angela décide de lui faire croire qu'elle va demander à leur meilleur ami, Alfred, de lui rendre ce service. Sauf qu'Alfred est amoureux d'Angela...

Analyse et critique

Dans la décennie qui suivit ses débuts de metteur en scène, Jean-Luc Godard laissa s’exprimer sa frénésie de cinéma. Lui qui, de son propre aveu, était déjà cinéaste lorsqu’il était critique, rattrapa en quelque sorte le temps perdu : il enchaîna les tournages, de courts comme de longs, et embrassa tous les genres les uns après les autres, et parfois même les uns dans les autres : « Je ne sais pas si c’est une comédie ou une tragédie, mais en tout cas c’est un chef-d’oeuvre », fait-il ainsi dire à Emile (ou peut-être, à cet instant précis, est-ce Jean-Claude qui parle...) dans Une femme est une femme. Ainsi, les sujets de ses trois premiers films (A bout de souffle, Le Petit Soldat et celui-ci), tournés en à peine plus d’un an, n’ont presque rien en commun, et pourtant ce sont indéniablement des films de Godard : des œuvres repues d’une cinéphilie vorace, qui cherchent à innover tout en copiant allègrement. Faire comme, mais différemment.


Une femme est une femme sera le versant léger de cette boulimie cinématographique : empruntant Michel Legrand à Jacques Demy (lequel vient de tourner Lola, auquel les scènes de cabaret vont inévitablement penser) autant, bien entendu, qu’à la comédie musicale états-unienne (c’est Un Américain à Paris, mais sans Américain), le film joue à être un musical. Mais quand Anna Karina chante, la musique s’arrête ; et au moment de danser dans la rue, le mouvement chorégraphique est stoppé dans son élan, soudain figé en postures immobiles. Godard brise les règles implicites du genre, pour établir les siennes, propres, notamment donc en termes de montage (nous y reviendrons).


Surtout, Une femme est une femme est le premier film en CinémaScope et en couleur de Jean-Luc Godard : travaillant ceux-ci comme des matières filmiques encore plus essentielles que, mettons, le scénario (oh le coup bas !), il établit une sorte de manifeste pop de la Nouvelle Vague, dans lequel ses préoccupations les plus intimes s’acoquinent de ces nouveaux jouets merveilleux. Pendant qu’Angela chante, un projecteur filtré par un dispositif ressemblant étrangement à une bobine de cinéma envoie de la couleur sur son visage, et le violet succède ainsi au rouge ou au violet sur les traits radieux, filmés en très gros plan, d’Anna Karina.

Ce qui intéresse donc avant tout Godard dans la comédie musicale, ce n’est ni la comédie (posons ici, comme un euphémisme, que le sens de l’humour ou du calembour de Godard n’est pas son talent le plus incontestable) ni l’aspect musical (en tout cas, dans ses vertus habituelles, principalement rythmiques), mais l’artificialité inhérente au genre. Cette artificialité qui voit des personnages se mettre soudainement à chanter ou à danser pour un public qui ne demande qu’à y croire ; en réalité, une bonne partie de la réflexion générale de Godard sur le rapport entre théâtralité et réalisme (1) s’ancre parfaitement dans un genre qui, par sa nature même, refuse le vérisme mais traque une forme différente de la vérité...

Alors Godard y va : il laisse éclater les couleurs, et emmène dans le même temps les situations jusqu’à leur degré d’improbabilité le plus extrême, cherchant, par là-même, à mieux faire ressortir l’état de ses personnages : la séquence où Angela et Emile règlent leurs comptes, dans le silence, à coup de couvertures de livres interposées est tout à fait révélatrice du mécanisme. Et au passage, procède probablement d’un certain tri parmi les spectateurs, entre godardiens et non-godardiens : les derniers seront insupportés par la préciosité et le côté factice du procédé, les autres seront bouleversés par l’émotion, inédite, qui en ressurgira.


De la même manière, la démarche de Jean-Luc Godard visant à s’extraire des contraintes du réalisme pour voguer du côté d’une recherche d’un autre type de réel passe par la brisure des conventions les plus classiques de l’art cinématographique, par exemple la règle des 180° (par le biais de ses célèbres jump-cuts, des personnages, pourtant théoriquement statiques, semblent avoir bougé d’un champ au contrechamp) ou celle édifiant le « quatrième mur », régulièrement démoli par les irrésistibles regards-caméra d’Anna Karina. On pourrait également citer, quitte à naviguer alors du côté du plus anecdotique, les confusions malicieuses entre acteur et personnage entretenues ou par Belmondo (« A la télé, ils passent A bout de souffle, je ne voudrais pas le rater », ou ce sourire face caméra quand il parle de « son ami Burt Lancaster ») ou par l’apparition inattendue de Jeanne Moreau dans un bar (« Et vous, ça marche avec Jules et Jim ? » « Moderato... »).

Mais enfin, dans cette perspective, le meilleur - en tout cas, le plus éminemment cinématographique - outil dont Godard dispose reste donc le montage. Et à cet égard, Une femme est une femme est un condensé révélateur de sa pratique : parce qu’il rompt la fluidité « naturelle » du récit et lui substitue une autre dynamique, plus syncopée, plus imprévisible et donc en quelque sorte plus « vivante », le montage définit un autre type de cohérence structurelle, une réalité alternative, qui ne raconte pas moins, mais qui raconte autrement. Le recours au jump-cut, déjà évoqué mais absolument symptomatique ici, en est une incarnation, par exemple pour traduire l'inconstance ou l'indécision : que l’on pense par exemple à la discussion préalable au repas, avec le rôti de bœuf trop cuit...

... ou à cette astuce, qui renvoie au cinéma des origines, qui voit Anna Karina en petite tenue passer dans une fausse porte pour en ressortir totalement vêtue.

Les inserts de plans de rue, comme dérobés à une foule interpellée, en sont une autre (manifestement largement inspirée du travail d’Agnès Varda sur L’Opéra-Mouffe, en 1958).


Jusqu’aux gags (puisque, donc, nous sommes dans une comédie) viennent à reposer essentiellement sur des effets de montage : à une réplique d’Emile disant qu’Angéla n’a qu’à aller se faire cuire un œuf succède un plan montrant Angéla... en train de se faire cuire un œuf (oui, on vous a prévenus). Le téléphone sonne alors sur le palier. Angéla lance son œuf en l’air, va répondre au téléphone, puis revient dans sa cuisine... et récupère l’oeuf qui retombe.

Mais plus encore, même la scène la plus anodine, celle qu’un autre aurait pu filmer de la manière la plus évidente qui soit, prend une nouvelle force grâce au montage : prenons l’exemple de la séquence au bar où Alfred montre à Angela la photo d’Emile avec une autre femme. Godard ne filme pas de scène d’hystérie, il laisse les personnages muets. Et au sein d’une succession de jump-cuts sur le visage d’Anna Karina, entrecoupés de-ci de-là de plans sur Belmondo, il insère des plans du juke-box faisant tourner le disque d’Aznavour (Tu t’laisses aller, et ses paroles autour d’un amour qui s’achève dans l’amertume) ou de la photo en question. Et la séquence dure, et les inserts reviennent. A tel point que Godard parvient alors à filmer, littéralement, l’obsession indicible du personnage.

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C’est que, tout de même, le film s’appelle Une femme est une femme et entreprend donc, de façon programmatique, de passer du particulier au général : ce portrait d’une femme de son temps, tiraillée entre des réflexes archaïques et des aspirations à la modernité, possède aujourd’hui des vertus sociologiques non négligeables autant qu’il date le film. Gageons qu’il se trouvera, de nos jours, des spectateurs choqués par la description un peu rétrograde d’une strip-teaseuse inconstante qui rêve qu’on lui fasse un enfant (de la même manière que les insultes à coup de « juif errant » ou les blagues exotiques à base de "Bamboula" ont désormais atteint un certain degré d’obsolescence...). En tout état de cause, et malgré la référence explicite du patronyme du personnage de Belmondo, la sérénade à trois n'a ni l'élégance sophistiquée ni la complexité psychologique de celle tournée quelques décennies plus tôt par Ernst Lubitsch. Mais reconnaissons tout de même chez Godard une capacité assez extraordinaire à faire rentrer en écho (voire même en collision) ses propres névroses avec celles de ses personnages, à faire dialoguer, en quelque sorte, ce qu’il était alors avec ce qu’il tournait. Une femme est une femme n’est pas un film parfait, loin de là (de toute façon, par sa nature-même, le cinéma de Godard n’a guère de prétention légitime à la perfection) - mais Godard y développe sa patte, tente des choses qu’il affinera ensuite (les textes-commentaires qui s’inscrivent à l’écran) voire même y pose les germes d’oeuvres futures (l’anecdote des pneumatiques, racontée par Alfred, sera tournée en 1965 sous le titre Montparnasse-Levallois).

Que l’on aime ou pas son style, il y a en définitive peu de choses aussi stimulantes que de voir un tel esprit créatif à ce degré de bouillonnement. Sans aller jusqu’à se joindre aveuglément au troupeau de ses admirateurs béats qui, quoi qu'il fasse, le vénèrent comme un art sacré, il nous faut bien admettre que souvent, Godard, ça crée... (2)

(1) Par exemple, en 1962, dans un entretien en anglais avec Tom Milne, il affirme : "there are two kinds of cinema, there is Flaherty and there is Eisenstein. That is to say, there is documentary realism and there is theatre, but ultimately, at the highest level, they are one and the same. What I mean is that through documentary one arrives at the structure of the theatre, and through theatrical imagination and fiction one arrives at the reality of life."
(2) Au moment où nous avons eu un vague scrupule à terminer ce texte par une homophonie aussi laborieuse, nous nous sommes rassurés en repensant à l’échange concluant le film : « Angela, tu es infâme » « Moi ? Je suis pas un femme, je suis une femme... »

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 18 octobre 2017