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Critique de film
Le film
Affiche du film

Un homme à abattre

L'histoire

Julius recherche Schmidt, le Nazi qui vingt-cinq ans plus tôt l’a torturé et a tué son frère. Georges, le neveu de Julius impatient de venger son père, et Raphaël, un homme mystérieux, pensent l’avoir retrouvé. Julius est hésitant, mais finit par reconnaître son ancien bourreau. Avec l’aide de ses complices, il imagine un plan pour piéger l’ancien SS.

Analyse et critique

Avec seulement trois longs métrages au cinéma, Philippe Condroyer a connu une courte carrière durant laquelle il est difficile de déceler un fil conducteur. Son premier film est certainement son plus connu, Tintin et les oranges bleues, adaptation particulièrement oubliable des aventures du célèbre reporter créé par Hergé dans un film « live ». Son denier film tourné dix ans plus tard en 1974, La Coupe à 10 francs, est un drame social interprété par de jeunes inconnus. Entre ces deux films, Un homme à abattre est un étrange thriller porté par Jean-Louis Trintignant, alors acteur majeur de cinéma français et européen. Difficile d’identifier ainsi un fil conducteur thématique ou formel dans cette œuvre, et difficile même de situer Un homme à abattre dans le paysage cinématographique de son époque tant il semble être un film unique, à l’atmosphère étrange, parfois décevant mais fascinant à certains égards.

Un homme à abattre est l’un des premiers films qui mettent en scène d’anciens criminels de guerre nazis en exil, avant Marathon Man ou Ces garçons qui venaient du Brésil, et probablement un des seuls qui exploitent cette thématique en France. Philippe Condroyer aborde ce sujet de manière surprenante, en prenant beaucoup de distance. Pas de flash-back qui montrerait les crimes de Schmidt, l’homme que traquent les protagonistes, ni même de rappel dans les dialogues des événements de la Seconde Guerre mondiale. Le film s’ouvre sur une séquence mystérieuse, dans laquelle un homme qui regarde de trop près une camionnette immobile équipée d’une camera se fait violemment écraser par les occupants du véhicule, qui se débarrasseront du corps dans une fosse à ordures. Impossible à ce moment de connaitre les motivations des personnages impliqués et de définir selon une structure classique qui sont les « bons et qui sont les « méchants ». Nous apprendrons rapidement que les passagers de la camionnette sont Raphaël et Georges, deux hommes qui traquent Schmidt, un ancien Nazi, pour le compte d’un certain Julius, et que la victime fait partie d’un réseau d’Allemands auquel appartient également le supposé Schmidt. La traque a déjà eu lieu alors que s’ouvre le film, Raphaël et Georges sont déjà convaincus qu’ils tiennent leur cible. Il leur reste à convaincre Julius que c’est bien lui. Condroyer nous montre alors une succession de films présentés par Raphaël et Georges à Julius, une sorte de film dans le film destiné à emporter la conviction de Julius comme la nôtre. Le cinéaste désamorce ainsi totalement la dimension policière du film, créant une frustration réelle pour le spectateur. Au premier abord, c’est la principale déception d'Un homme à abattre, qui évite la plupart des situations de suspense et de tension attendues. A la place, Condroyer choisit de construire une atmosphère mystérieuse, en créant dans l’esprit du spectateur un doute sur l’identité réelle de la cible et sur les motivations des différents personnages. Une démarche réussie, qui donne un ton particulièrement original au film.


Durant ses deux premières tiers, Un homme à abattre suit l’observation méticuleuse de celui dont Raphaël et Georges sont convaincus qu’il est l’ancien tortionnaire de Julius. Le film prend alors une dimension hitchcockienne, et évoque notamment Fenêtre sur cour tant le comportement de ceux qui sont les héros s'apparente au voyeurisme. Une sensation renforcée lorsque nous voyons Raphaël changer de fenêtre pour observer une séduisante voisine plutôt que le criminel nazi qui devrait être sa cible. L’occasion pour Condroyer d’instiller un doute sur la rectitude morale du personnage de Raphaël, qui devient un voyeur, tout en créant une digression permettant une respiration du récit, en nous racontant une étrange histoire d’amour sans lendemain entre la jeune femme et le mystérieux chasseur de Nazis. Vite évacuée, cette péripétie ne renseignera pas plus le spectateur sur la personnalité réelle de Raphaël, personnage qui incarne la problématique morale du film. Alors que nous apprenons tardivement que Georges est le fils d’une victime de Schmidt et a donc une motivation évidente à ses actions, rien ne viendra nous éclairer sur celles de Raphaël. Est-ce un espion, un barbouze, un tueur à gages ? Un homme à abattre ne répondra jamais vraiment à cette interrogation, ouvrant la question de la légitimité d’une vengeance lorsqu’elle est conduite par un homme a priori étranger aux faits, même lorsqu’il s’agit des pires crimes. Un parti pris audacieux et rare au cinéma, qui fait la singularité du film. Dans le rôle de Raphaël, Jean-Louis Trintignant est évidemment parfait, lui qui sait si bien composer des personnages énigmatiques et ambigus, et dont la prestation semble préfigurer le formidable rôle de Marcello Clerici qu’il tiendra quelques années plus tard dans Le Conformiste de Bernardo Bertolucci.

Le ton change quelque peu dans la dernière partie du film, avec l’exécution du plan visant à éliminer Schmidt. L’action attendue est cette fois plaisante, mais Philippe Condroyer la filme avec une certaine distance, comme s’il refusait d’en faire une résolution simple et définitive de l’intrigue. Le spectateur reste ainsi habité d’un doute sur le sens de l’action des protagonistes et sur sa légitimité. Cette distance est la faiblesse du film ; en ne rentrant jamais dans le cœur de ses personnages et de son récit, Condroyer nous laisse à la porte de son oeuvre, comme si nous n’étions jamais réellement invités à partager les sentiments qui animent ses protagonistes. C’est aussi finalement sa qualité, ce qui en fait une œuvre unique et intrigante, à défaut d’être parfaite. Un homme à abattre ressemble à un croisement entre le cinéma politique de Costa-Gavras d’un côté, avec une atmosphère oppressive qui rappelle Z, et les films de Jean-Pierre Melville de l’autre, avec ce sentiment de croiser des personnages flirtant avec la mort et ne dévoilant jamais leurs mystères. Si Condroyer n’atteint jamais la force politique du premier ni la puissance évocatrice du second, il livre pourtant un film intéressant, porté par une très belle bande originale signée Antoine Duhamel et proposant une atmosphère curieuse, qui hante son spectateur de longues minutes après le visionnage.

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La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 18 juin 2019