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Critique de film
Le film
Affiche du film

Un étrange voyage

L'histoire

Pierre (Jean Rochefort) est un quinquagénaire, installé comme restaurateur de tableaux à Paris. Il vit seul, séparé de sa femme Claire (Arlette Bonnard) et ne connaissant pas beaucoup sa fille Amélie (Camille de Casabianca), qui prépare ses examens de Sciences Po. Il se rend à la Gare de l'Est pour accueillir sa mère qui a quitté Troyes pour passer quelques jours à la capitale. Mais alors que les passagers sont tous descendus du train, il s'avère qu'il n'y a nulle trace d'elle à son bord. Pierre s'inquiète d'autant plus lorsqu'une voisine de sa mère lui confirme qu'elle a bien quitté son domicile à l'heure prévue. La police ne trouvant aucune trace d'elle et classant l'affaire, il décide de suivre la voie de chemin de fer. Amélie décide de l'accompagner...

Analyse et critique

Un fait divers frappe un jour Alain Cavalier. Il s'agit d'une Japonaise, en vacances avec sa famille, qui disparaît mystérieusement lors d'un trajet en train entre Dijon à Paris. L'enquête ne donne rien et ses proches se trouvent contraints de regagner leur pays, mais l'un de ses deux fils ne peut accepter sa disparition et décide de revenir pour poursuivre, seul, les recherches. C'est ainsi qu'il va longer la voix ferrée sur une centaine de kilomètres à la recherche de sa mère. Un étrange voyage part de cette histoire, mais le film vient d'ailleurs.

Tour d'abord, Cavalier voit sa mère vieillir et il n'arrive pas à se faire à l'idée de sa proche disparition. Ce fait divers résonne profondément en lui et se lancer dans ce projet devient une façon d'apprivoiser la mort de ses parents. D'autre part, il a envie de fixer le visage de sa fille et de parler des rapports qu'il entretient avec elle. Bien sûr, il s'agit de la même chose : immortaliser l'instant présent et imaginer arrêter le temps pour, in fine, accepter son implacable avancée Voir grandir ses enfants, voir disparaître ses parents, c'est accepter de vieillir ; et à partir de La Rencontre, Cavalier ne cessera de filmer son propre corps pris dans les griffes du temps.

Le cinéaste écrit le film avec sa fille Camille de Casabianca, qui joue également le rôle d'Amélie (elle avait joué, enfant, à la fin de L'Insoumis). Père et fille mettent beaucoup d'eux dans le film. Si Camille de Casabianca prépare effectivement alors Sciences Po, on peut voir dans le métier de Pierre - restaurateur de tableaux - une autre vie rêvée par Cavalier dont on connaît la passion pour la peinture et le travail manuel. Lorsque Amélie dit qu'elle s'est débrouillée quinze ans avec sa mère (dans la vraie vie, la monteuse Denise de Casabianca), sans lui, on ne peut qu'imaginer que c'est un reproche que Camille adresse à son père. Ainsi, lorsqu'elle pleure et se retourne face caméra, le spectateur devient le dépositaire de cette histoire parfois difficile entre Cavalier et sa fille.

Après avoir parlé dans Martin et Léa de la vie de ses deux acteurs et amis Xavier Saint-Macary et Isabelle Ho, Cavalier se frotte vraiment à l'autobiographie. Un étrange voyage est l'esquisse d'une œuvre en devenir, celle qui débutera vraiment avec La Rencontre en 1996. Il lui faudra encore un chemin de quinze années pour trouver cette forme de cinéma qu'il souhaite vraiment habiter, la raison principale tenant à la technique. En effet, même la plus légère des caméras 35mm requiert un minimum de personnes sur le plateau et entraîne des frais (coût de la pellicule, développement, salaire des techniciens), donc fatalement des questions de production. L'idéal de cinéma d'Alain Cavalier ne pourra advenir qu'avec l'apparition des petites caméra DV, véritable révolution qui va lui permettre de s'affranchir des contraintes du cinéma classique.

Lorsque Amélie dit rêver d'une société sans rapports marchands, on entend Cavalier parler du milieu du cinéma et de la façon de faire des films. Pour l'heure, le réalisateur est encore dans un mode de production et de tournage qui le rattache au cinéma classique, et ce même si le film est tourné avec une équipe réduite au minimum (1), même si tout est fait pour que le film soit le plus léger possible. Peut-être rêve-t-il déjà à de petites caméras avec lesquelles il pourrait faire ses films seul ; mais une chose est sûre, il a déjà parcouru un grand bout de chemin depuis ses premières réalisations où il dirigeait Alain Delon ou Catherine Deneuve. Depuis Le Plein de super, il a opéré une véritable révolution, déjà assez unique dans le paysage du cinéma où la tendance est plutôt à l'inflation des moyens et des budgets au fur et à mesure que croient l'expérience et la reconnaissance public ou critique. Cavalier a choisi, quant à lui, la décroissance. Il souhaite même dans un premier temps jouer le rôle du père, mais il n'y parvient pas et propose finalement le rôle à Jean Rochefort. Triste coïncidence - mais en est-ce une ? - l'acteur vient de perdre sa mère, ce qui crée d'emblée une relation de proximité avec le film, palpable à l'écran.

Le tournage est aussi simple que n'est l'intrigue du film. C’est un road movie, comme l’était Le Plein de super. Pas de tension, de rebondissements, la disparition de la mère n’étant pas traitée à la façon de Hitchcock avec Une femme disparaît. Juste une histoire qui permet à Alain Cavalier de comprendre ce qu'est la transmission. Il voit à travers le prisme de la fiction l'image de son père se superposer à sa propre paternité ; il voit ce qu'il a transmis à sa fille et ce qui lui a échappé. S'il voit tout cela, c'est parce qu'il y a toujours en contre-champ Camille, ses propres préoccupations de jeune adulte, son propre regard sur leur histoire.

Cette quête personnelle, pour aussi intime soit-elle, n'est nullement narcissique. Cavalier peut partir de lui, il atteint toujours quelque chose qui résonne en nous, quelque chose - n'ayons pas peur des mots - d'universel. Il peut filmer ses rides, son zona, ce n'est pas de lui qu'il parle mais de notre rapport à notre corps, à la maladie, au temps. Cavalier n'insiste de toute manière jamais lourdement sur ces questionnements, et c'est à travers une atmosphère délicate et en créant un sentiment de proximité avec ses comédiens qu'il nous y amène naturellement.

Si Un étrange voyage se déroule en extérieurs, c'est paradoxalement pour mieux épouser l'intériorité des personnages et sa construction répond à cette évidente volonté du cinéaste d'être au plus près d'eux. Il y a ainsi beaucoup de surplace, des pauses, des attentes, et c’est dans ces moments en creux que justement les choses se creusent, se mettent en place entre Pierre et Amélie.

Pierre mène une petite vie rodée et solitaire qui est soudain bousculée par la disparition de sa mère. Trouvant absurde qu'une vieille dame puisse disparaître entre Troyes et Paris, il décide de faire la route à pied, fouillant la voie de chemin de fer à la recherche de la disparue. Mais, même en scrutant méticuleusement la route, il y a toujours un doute, une rivière à côté de laquelle il a pu passer, un fourré qu'il n'a pas vu et qui pourrait cacher son corps. La disparition de sa mère provoque en Pierre l'expérience du doute.

Le vide laissé par cette disparition a besoin d'être rempli. Pierre ressent la nécessite de se redécouvrir et de regarder à nouveau les autres, le monde. Amélie aussi redémarre une nouvelle vie au cours de cette aventure avec son père. La première moitié du film montre deux existences solitaires que le voyage le long des rails va faire se rencontrer. Amélie et Pierre s’apprivoisent, et cette longue promenade le long des voies de chemin de fer représente le trajet nécessaire pour qu’ils parviennent à se dire leur amour et à se sauver.

Ce temps du voyage, qui est pourtant marqué par la perte, la mort, est une parenthèse enchantée. (2) Pierre dit quelque chose de très beau à Amélie : « C'est formidable d'être dans le présent. J'étais bien au chaud entre toi et le futur. » Le présent, c'est ce que Cavalier ne va cesser de traquer avec sa caméra vidéo : préserver l'instant par son enregistrement, le rendre éternel, ne pas le laisser se faire submerger par l'angoisse du futur et les souvenirs du passé.

Porté par la douceur du regard du cinéaste, par un Jean Rochefort inoubliable (peut-être dans son plus beau rôle) et par la présence lumineuse de Camille de Casabianca, Un étrange voyage est un film magnifique qui clôt ce second grand mouvement du cinéma d'Alain Cavalier amorcé après La Chamade. Avec Thérèse et Libera Me, il va explorer de nouvelles voies et c'est à la jonction de ces deux chemins - l'intime et l'épure - que le cinéaste trouvera son idéal de cinéma et qu'il fera sa dernière mue au milieu des années 90.

(1) Il retrouve le chef opérateur Jean-François Robin, son complice depuis Le Plein de super.
(2) [Spoiler] Lorsque Pierre apprend la mort de sa mère, à la toute fin du film, son doux « dommage » semble être adressé à sa fille, à ce voyage qui s'achève. [Fin du spoiler]
 

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 13 mars 2012