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Critique de film
Le film

Un château en enfer

(Castle Keep)

L'histoire

Lors de la bataille des Ardennes, un groupe de huit GI trouve refuge au château de Malderais et s’engage auprès de son châtelain à en protéger l’intérieur (contenant, parmi de nombreuses autres œuvres d’art, des originaux de Fragonard). Toutefois, passée la trêve étrange que constitue leur séjour dans ce lieu avant l’arrivée des Allemands, c’est à la destruction, dans une lutte meurtrière pour les soldats assiégés, que celui-ci est finalement condamné.

Analyse et critique

Castle Keep : le titre est prononcé juste avant d’apparaître à l’écran. Il sera celui qu’un soldat, à qui l'on reproche de ne voir en la guerre qu’un prétexte à un futur roman, donnera au livre qu’il entend tirer de son expérience : le séjour avec un groupe d’hommes dans le donjon d’un château qui leur offre le gîte contre la garantie d’une protection. Ce soldat d’en rêvasser l’introduction : « Once upon a time... » Un château de conte de fées est le périmètre d’un film de guerre qui s’ouvre selon la formule consacrée. On pressent le risque, comme la séduction, de traiter la guerre comme une féerie, un spectacle son et lumière halluciné (le film étant souvent présenté comme un précurseur de l'épisode dans une plantation française d'un certain film de guerre de Coppola). Le risque de l’enchantement est vécu par les soldats eux-mêmes, qui trouvent dans leur vie de château un répit qu’ils peuplent sans plus tarder de leurs obsessions, de leurs peurs, d’une forme de folie partagée. Sydney Pollack adapte un ouvrage de William Eastlake, qui a participé à la bataille des Ardennes. Il ne s’agit pas pour autant d’une autobiographie, ce que la différence de nom avec le soldat aspirant romancier indique (en plus du fait qu’il s’agisse d’une recrue noire). Eastlake a toutefois largement puisé dans son expérience pour rédiger le roman, non pas en ce qui concerne la trame historique vraisemblable (nul château de Malderais n’a été détruit) mais ses détails les plus invraisemblables, ces incidents et anecdotes réels, qui donnent précisément au film sa dimension étrange (nous sommes après tout en Belgique, terre pas étrangère au surréalisme). La féerie du film est celle de soldats en état de choc, stupéfaits par ce qu’ils ont vu et vécu. Le merveilleux côtoie ici facilement le cauchemardesque.



Sous la responsabilité du major Falconer (Burt Lancaster), huit soldats viennent se réfugier dans le château, dont le capitaine Beckman (Patrick O'Neal), historien de l’art qui (contrairement au va-t-en-guerre sous les ordres duquel il opère) est réellement soucieux de préserver le lieu d’une attaque. Le duc qui l’habite (Jean-Pierre Aumont) souhaite, en faisant accueil aux soldats, se garantir la protection de son domaine. Marié à sa nièce Thérèse (Astrid Heeren), il ferme à dessein les yeux sur sa liaison avec Falconer. Impuissant, il tolère cette union dans le but avoué qu’elle lui fournisse un héritier. Quant aux autres hommes, ils se rendent dès que possible au village voisin, où le bordel de la Reine Rouge (Caterina Boratto) attend leur visite (ou celle de n’importe quels soldats, alliés ou non). À l’exception cependant du sergent Rossi (Peter Falk), boulanger de profession qui préfère, lui, frapper de nuit à la porte de la boulangerie du village. En temps de guerre, là où il y a une boulangerie, il y a la femme du boulanger. Celle-ci le laisse entrer et (après lui avoir offert de dormir chez elle) prendre les commandes de l’établissement. Ces éléments, comme l’obsession de l’un des hommes pour la Volkswagen qu’il traite en objet de tout son amour, sont parmi ceux qu’Eastlake a puisés dans le réel. Plus qu’au combat, ils ont trait au sexe, à ce qu’une guerre produit en la matière. Quand le capitaine voudrait donner une leçon aux recrues sur les œuvres, et leur valeur, présentes dans le château, il se voit non seulement moqué de manière prévisible, mais soupçonné : des peintures médiévales à celles de la Renaissance, eux voient la lubricité, une esthétisation hypocrite du désir. Ils sont pour la plupart parfaitement obsédés, tant et si bien que l’un des tableaux prend vie sous les yeux de l’un d’entre eux, comme une invitation à s’y plonger, à y coucher. Le réel et sa représentation se confondent, tout prend les allures d’un mauvais rêve libidineux où régneraient conjointement baise et mort (peu avant de mourir, Rossi remarquera qu’il lui faudrait tirer un coup pour pouvoir encore se battre). Cette fièvre-là est étonnante chez Pollack, cinéaste identifié à une veine plus sentimentale, moins érotomane.



À cette étrangeté s’ajoute celle d’avoir recours pour les dialogues à un texte très littéraire, assumé comme tel. Cette écriture visible des répliques donne au film une dimension théorique, un caractère de dissertation sur la protection des biens culturels en temps de guerre, où différents personnages endossent diverses positions, les confrontent, produisant ainsi un effet dialectique. Le borgne que ses hommes qualifient de bison donne des gages de réassurance mais n’en pense pas moins qu’il adviendra ce qui doit advenir (à la guerre comme à la guerre). L’humaniste qui le seconde se trouvera condamné à apparaître comme un traître auprès du propriétaire qui lui avait accordé sa confiance. Loin de se contredire, la destruction des biens et la violence faite aux hommes (peu survivront à l’assaut) sont ici traitées comme corrélées dans le conflit (Paisà questionnait dans un sketch évoquant la préservation de la Galerie des Offices le rapport, ou l'absence de rapport, entre ces deux notions). Ni l’art ni l’existence ne sortent gagnants de ce théâtre d’opérations. Peut-être y a-t-il dans cette imbrication assumée (en plus de lier la défense culturelle à celle d’un droit de propriété, serait-elle celle d’un aristocrate décadent gardant des chefs-d’œuvre pour sa jouissance privée) quelque chose du sentimentalisme de Pollack. Quand deux soldats découvrent la voix d’un « Boche » tapi dans un buisson, l’un, flûtiste (auquel l’Allemand s’est adressé), y reconnaît celle d’un collègue à qui il lance son instrument pour une démonstration. L’autre tire, profitant de la musique pour identifier où viser : c’est bien pour tuer qu’ils sont là. Paradoxalement, la partie la plus théorique du film, celle où les soldats ne tuent encore personne, leur longue attente avant que les Allemands apparaissent dans le dernier tiers, est la plus réussie, le film se délitant au moment même d’entrer dans le récit du conflit armé.


La guerre en elle-même, en tant qu’action, intéressait moins Pollack que Burt Lancaster, acteur attaché au projet qui y a adjoint le réalisateur. Ayant travaillé à la postsynchronisation du Guépard, « coaché » de jeunes interprètes pour Un enfant attend puis participé à la postproduction de The Swimmer, Pollack avait depuis un moment retenu l’attention de Lancaster (durant une période où une star hollywoodienne pouvait posséder une certaine maîtrise de sa carrière et de qui elle s’entourait pour la poursuivre comme elle l’entendait). Un château en enfer marque leur seconde et dernière collaboration, pour un film pour lequel ils ne souhaitaient pas l’un et l’autre exactement le même traitement. Il se peut que Pollack, metteur en scène diplomate, se considérant souvent au service d’un acteur, ait donné trop de gages à Lancaster, tant il est clair que c’est ce qui intéressait le moins le second que le premier réussit ici le mieux. De plus, par son psychédélisme, son caractère halluciné, le film s’inscrit moins dans la lignée de films guerriers où a pu briller Lancaster qu’il n’annonce la manière dont la contre-culture de la décennie à venir traitera la guerre (M.A.S.H, Catch-22). Presque un film fantastique par moments, il se rapprocherait curieusement de La Neuvième Configuration de William Peter Blatty, où des soldats traumatisés donnaient libre cours à leurs délires respectifs dans un château leur servant d’asile.



Bien que traitant de la Seconde Guerre mondiale, Pollack a clairement le Viêt-Nam dans le viseur. Il est beaucoup question de pacifisme dans le film : le boulanger, qui n’en peut plus d’être traîné d’un front à l’autre, souhaiterait rester au village à cuire son pain ; un déserteur (Bruce Dern) en a entraîné d’autres sous le choc dans une communauté d’objecteurs de conscience, constituée comme une secte religieuse (ils ne sont toutefois pas assez nombreux, souligne-t-il comme en s’en plaignant, pour mériter le nom de « secte »), dont il serait le gourou. Bien que d’obédience visiblement évangélique, le groupe n’est pas sans évoquer une bande hippie (sentiment que renforce l’attribution du rôle à un acteur iconique de ce mouvement). L’évocation de l’objection de conscience dans le cadre d’un film centré sur une guerre passée, considérée comme légitime, génère un trouble (on pourrait être enclin à oublier à quel point l’entrée des Américains dans ce conflit, alors surtout associé au front dans le Pacifique, a pu être impopulaire en son temps). Elle est à double tranchant, sachant qu’elle peut autant rappeler la saloperie de fait qu’est une guerre (qu’on la trouve légitime ou non) que jeter le soupçon sur les pacifistes concernant le Viêt-Nam (en rappelant, inversement, qu’il y en avait aussi en 1944). Un risque que court Un château en enfer est de ne pas être qu’étrange, mais simplement bizarre, de reconduire la confusion qui fait voir à ses personnages dans une grue un pont-levis et dans les cocktails Molotov lancés du haut d’un balcon la marmite traditionnellement versée sur des assaillants. Le flou que travaille souvent la photographie d’Henri Decaë, les mélodies on ne peut plus sixties de Michel Legrand pour un film historique (qui s’adjoint par ces deux choix une patine française du moment) renforcent la désorientation. C’est peut-être au fond de cette confusion (celle de la guerre, celle de la fin des années soixante) choquée, émerveillée, que le film témoigne, alors qu’il la subit lui-même de plein fouet.


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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 10 juin 2020