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Critique de film
Le film
Affiche du film

The Swimmer

L'histoire

Par un après-midi d'été ensoleillé, un homme en maillot de bain (Burt Lancaster) sort des bois et pénètre dans une belle propriété d'une banlieue huppée du Connecticut pour profiter de la piscine déserte. Après avoir fait quelques longueurs, il sort de l'eau et se retrouve nez à nez avec les propriétaires des lieux qui, passés quelques secondes d'étonnement, se déclarent ravis de revoir leur ami Ned Merrill qui n'avait pas donné signe de vie depuis bien longtemps. Ned est joyeux mais peu attentif, comme perdu dans ses pensées, ailleurs... et il étonne encore plus ses hôtes lorsqu'il leur déclare qu'il compte rentrer chez lui à la nage. En effet, chacune des propriétés situées dans la vallée possède sa piscine privée et Ned explique qu'il va passer de l'une à l'autre pour regagner sa demeure. Il prend congés de ses amis interdits et plonge dans cette rivière imaginaire qu'il baptise du prénom de sa femme, Lucinda...

Analyse et critique

Pour son troisième long métrage, Frank Perry - cinéaste méconnu, dont une grande partie de la filmographie reste à ce jour difficilement accessible - adapte brillamment avec sa femme Eleanor (qui a déjà écrit les scénarios de ses deux premiers films) une courte nouvelle de quinze pages écrite par John Cheever en 1964. (1) Les époux Perry souhaitent la porter à l'écran dès sa sortie, mais il leur faudra attendre 1966 et la création par Sam Spiegel de sa société de production pour enfin trouver un producteur qui accepte de les accompagner sur ce projet.

Après cette déjà longue attente, le film est encore loin de voir le jour et il faudra encore deux années après le début du tournage pour le voir sortir sur les écrans. La production se révèle en effet houleuse et Frank Perry doit subir les pressions de Sam Spiegel qui ne partage pas du tout sa vision du film. Le réalisateur est même écarté du plateau par le producteur qui le fait remplacer par le jeune Sydney Pollack pour retourner l'une des séquences du film, celle où Ned se confronte à une ancienne amante interprétée par Janice Rule. (2)

Perry parvient malgré tout à garder le cap pendant ces quatre années. Il fallait vraiment que le cinéaste ait une vue très claire de son film pour parvenir à passer les écueils de la pré-production et du tournage, et assurer sa cohérence à un œuvre pourtant très complexe de par sa construction et son traitement stylistique. The Swimmer n'a en effet rien du traditionnel film de studio, c'est une œuvre délicate et quasi expérimentale qui repose d'une part sur l'usage de multiples métaphores et d'autre part sur un jeu constant avec les effets de style et les ruptures de tons. Une mise en scène originale et déroutante qui permet à Frank Perry de raconter uniquement en termes cinématographiques comment la fière Amérique des années 50 est entrée dans l'ère du doute et de la remise en question de ses fondements.

Durant son trajet de piscine en piscine, Ned Merrill va croiser une série de personnages qui tous appartiennent à la riche société. A travers ces multiples rencontres, Perry dépeint la haute bourgeoisie, microcosme où se mêlent intellectuels, artistes et hommes d'affaires qui incarnent crânement l'American Way of Life. Le cinéaste nous offre une vision effrayante de cette caste dirigeante, qui célèbre sa réussite à grand renforts de "cocktail parties" et rivalise dans la débauche de dépenses de luxe. Le cinéaste décrit les valeurs sur lesquelles se fonde ce monde, où plutôt l'absence de valeurs ou de moralité. Il y a des dizaines de rencontres, d'histoires qui se succèdent à l'écran mais la seule chose qui reste c'est un sensation de vide. Tous les personnages que l'on croise sont si superficiels qu'ils ne semblent être que des enveloppes sans vie, des body snatchers. Le film provoque un profond malaise, un intense sentiment de dégoût, et l'on comprend que Ned Merrill n'en puisse plus de vivre dans ce monde. Il ressent le besoin de repartir à zéro ; et l'idée de regagner sa maison à la nage est un geste purificateur, un retour à la source qui vise à le faire renaître lavé, vierge.

La première séquence du film nous plonge dans une forêt dont Ned émerge, quasi nu. Il ressemble à un homme sauvage et c'est ce à quoi idéalement il aspire : retourner en arrière. Peut-être rêve-t-il de revenir à un stade de l'évolution d'avant cette civilisation du luxe et de la consommation ? Plus certainement, il veut remonter le temps pour retrouver sa vie d'avant le drame, d'avant la chute. L'enfance et l'innocence qui y sont attachées deviennent pour lui un horizon à atteindre et plusieurs fois dans le film des souvenirs de sa jeunesse lui reviennent en mémoire, souvenirs idéalisés d'un monde qui s'est volatilisé sous ses yeux.

Remonter la Lucinda River jusqu'à la source, c'est remonter le temps, c'est retrouver la pureté dans un monde en déliquescence. Ned quitte donc le giron protecteur de la forêt matricielle et tente de traverser ce monde auquel il a appartenu mais qui lui est maintenant devenu étranger. Les piscines sont autant d'étapes qui lui permettent de s'isoler, de rester dans son rêve, dans sa bulle, mais il lui faut entre deux plongeons se confronter à ses amis, ses voisins, ses anciens collègues qui irrémédiablement le ramènent à la réalité. Sa tentative de retour au source en empruntant la Lucinda River devient alors un véritable chemin de croix. Le rêve de Ned Merrill fait long feu car il ne peut fuir ce monde auquel il appartient comme il ne peut échapper à son passé, à ce qu'il est devenu.

Au-delà de la critique d'une certaine Amérique - celle du luxe délirant, du superficiel et du consumérisme - la grande réussite de The Swimmer est de nous offrir le portrait bouleversant d'un homme détruit qui se révèle incapable de se recomposer. Tout le film évoque la lente désagrégation du rêve de renaissance de Ned : on passe de la forêt à l'autoroute, des piscines désertes à celles bondées de monde (une gigantesque cocktail party, une piscine municipale), le ciel bleu immaculé se couvre de nuages et le soleil disparaît, cédant la place à une terrible tempête... Toutes les composantes du film incarnent cette dégénérescence, que ce soit la mise en scène, la musique ou encore le corps même de Burt Lancaster.

Frank Perry nous fait constamment partager le point de vue de son héros. Dans un premier temps, on ne sait rien de lui, on ne saisit pas ce qui le travaille, ce qui le meut, ce qu'il tente de fuir car lui-même veut complètement s'oublier. Tout ce qui vient de l'extérieur est vécu comme une agression car chaque rencontre l'oblige à se souvenir, à revenir à ce qu'il est vraiment, à la réalité. Au fil de ses rencontres, on en apprend un peu plus sur lui et on construit patiemment le puzzle, on perce le mystère qui entoure son passé.

Perry parvient par sa seule mise à scène à nous faire ressentir la fragilité de Ned, sa peur constante d'être amené à se confronter à la réalité. On comprend que s'il fuit, et s'il se fuit lui-même, c'est parce qu'il y a en lui une douleur insurmontable, une perte dont il est incapable de se remettre. Cette perte, on n'arrive pas à la déterminer : sa femme Lucinda ? ses enfants ? son emploi ? sa fortune ? ses idéaux ? sa pureté...?

Ce que Ned fuit, outre une histoire que l'on devine traumatique, c'est sa vie même, ce qu'il en a fait, ce qu'il est devenu. On saisit rapidement au fil des mini-séquences qui construisent le film que Ned était un homme arrogant, égoïste, qu'il a abandonné des amis dans le besoin, qu'il a trompé sa femme, trahit son amante... Ned était un pur produit de la riche société WASP qu'il essaye aujourd'hui de fuir ; et au détour d'une séquence on découvre l'ordure qu'il a pu être, l'homme raciste et arrogant qui, il y a quelques temps, se serait lui aussi pavané dans une de ces cocktail parties, un verre de champagne à la main, un sourire satisfait rivé au visage.


Ce rêve de renaissance, ce romantisme complètement fou de Ned habitent tout le début du film. Frank Perry donne corps au fantasme de nouvelle vie de son héros par sa mise en scène. Il use à cet effet de gimmicks visuels "kitsch" (ralentis, surimpressions) et d'un accompagnement musical très présent, toutes choses qui peuvent dérouter le spectateur mais qui constituent bel et bien le cœur du film. Tous ces effets représentent la psyché de Ned, ils donnent à ressentir dans quel monde fantasmé il navigue et se perd. Perry s'approche souvent du visage de Ned, cadre ses yeux en gros plan et nous fait pénétrer par leur intermédiaire dans son monde intérieur et fantasmatique. Au début du film, Ned a encore la force de refuser le monde tel qu'il est, de le plier à sa volonté. Il reçoit son premier choc lorsqu'il est mis à la porte d'une propriété par une vieille dame qui l'accuse d'avoir abandonné son fils alors qu'il était mourant. Brutalement rappelé à la réalité, il fuit à travers bois dans une course éperdue. A bout de souffle, il s'adosse à un arbre et la caméra s'approche de son visage jusqu'à ce que son œil emplisse tout le cadre. L'image d'un cheval se superpose alors à celui de l'œil et, comme par magie, lorsque le cadre s'élargit, le cheval est là, prêt à faire la course avec lui. Il n'y a pas dans cette séquence de limite entre la réalité et le fantasme, les deux ne font qu'un et le spectateur ne peut juger de la nature de ce qu'il voit. Mais la musique lyrique et emphatique qui accompagne la course, le sourire béat de Ned, son salut auquel le cheval répond par une courbette... tout dans la mise en scène nous indique que l'on est dans le monde fantasmé et idéal de Ned.


Le film glisse ensuite peu à peu et l'on quitte cette vision romantique du monde, sa recréation par Ned, pour se confronter à la réalité. La mise en scène abandonne un à un les effets qui la caractérisaient jusqu'ici, se faisant plus nue, plus brute. Au fur et à mesure qu'il avance, Ned parvient de moins en moins à faire tenir son rêve, à rester dans le déni de ce qui l'entoure, de ce qu'il est devenu. Il accuse avec de plus en plus de mal les secousses extérieures, et chacune d'entre elles vient fissurer un peu plus le mur mental qu'il s'est construit. Il répond avec de moins en moins de conviction, de manière de plus en plus automatique (« Lucinda va bien, les filles jouent au tennis... ») aux questions de ses amis, les deux années que sa mémoire a oblitérées devenant un trou noir dans lequel il manque de se perdre à chaque nouvel échange. Il perçoit dans son environnement des signes (comme un frêne qui a perdu ses feuilles, une vision qui le plonge dans une insondable mélancolie) qui produisent en lui un profond trouble, réveillant au fond de son esprit l'idée que tout ce qui l'entoure n'est peut-être qu'un rêve.

Alors qu'il apparaît dans le film tel un demi-dieu, Ned est peu à peu rattrapé par la fatigue : il s'essouffle, se blesse, se met à boiter, grelotte de froid... Alors que Frank Perry le magnifiait à grand renfort de contre-plongées dans la première partie du film, c'est couché à terre et écrasé par de fortes plongées qu'on le retrouve au bout du chemin. Le choix de Perry de confier le rôle à Burt Lancaster se révèle particulièrement judicieux. Avec son corps d'athlète, son sourire légendaire et ses yeux d'un bleu éclatant, l'acteur incarne l'idée même de réussite. Seulement, Lancaster a cinquante-cinq ans au moment du tournage et il n'hésite pas à jouer de son âge pour transmettre au spectateur la fragilité, la fatigue et la solitude de son personnage.

Le rôle de Ned Merrill est très emblématique de la façon dont Lancaster aime utiliser ses qualités et ses caractéristiques naturelles pour les mettre au service de la folie ou des mauvais penchants de ses personnages, comme dans Vera Cruz ou Elmer Gantry, le charlatan. Ici, son charisme, sa volonté, sa puissance sont bien présents, mais détournés de leurs fonctions habituelles et mis au service d'un rêve, d'un fantasme, de la folie de son personnage. Ned Merrill refuse d'accepter la réalité et il puise dans tout son être la force de transformer le monde, de le plier à son imaginaire, de faire d'une succession de piscines un fleuve d'or, de réécrire sa vie. Lorsque la réalité rattrape Ned, Burt Lancaster va déployer une nouvelle facette de son talent, incarnant dans tout son corps ce poids qui écrase son personnage : il vieillit à vue d’œil, se voûte, semble se rapetisser, se vider de sa substance, de son être. (3)

La partition de Marvin Hamlisch - qui à vingt-quatre ans signe ici sa première composition pour le cinéma - accompagne magnifiquement le parcours de Ned. Hamlisch démarre le film par un thème aux accents lyriques mais qui laisse poindre une sourde mélancolie, évoquant ainsi la puissance de la nature, mais une puissance automnale, sur le déclin. La musique incarne alors le rêve de pureté et de renaissance de Ned (la caméra s'attarde sur une biche, une rivière, un lac duquel s'envole une myriade d'oiseaux) mais porte déjà en germe la fin de cette utopie. Lorsque Ned apparaît sortant de la forêt, dos au spectateur, gagnant la piscine de la première propriété, la mélodie se referme, ne répétant plus que quelques notes, boucle musicale qui en s'accélérant annonce déjà la fêlure du personnage, sa folie. Lorsque Ned plonge, le thème lyrique revient, comme si au contact de l'eau il se nettoyait, se purgeait du mal qui le poursuit et l'accable. L'illusion fonctionne encore...


Car au fur et à mesure que Ned remonte sa rivière, la partition va se transformer radicalement. A la fin de la séquence d'ouverture, le thème cède brutalement la place à de l'easy listening alors qu'un verre de Martini tendu par un ami de Ned masque la quasi totalité de l'écran et interrompt sa nage libératrice. Par la suite, tandis que la nature est remplacée par les cocktail parties, des dissonances apparaissent et contaminent peu à peu les compositions, les mélodies se font plus sombres et torturées. Jusqu'à la scène finale où les instruments de l'orchestre se mêlent à des sons et à des ambiances sépulcrales pour constituer une symphonie funèbre qui accompagne Ned se retrouvant seul face au vide de sa vie. Hamlish souligne moins qu'il ne transcende les images de Perry, leur association parvenant à créer cette incroyable palette d'ambiances, cette étonnante amplitude des sensations qui caractérisent ce film intense qui va de la plénitude à l'apocalypse intérieure.

The Swimmer sort un peu trop tôt, au moment où commence tout juste à frémir ce que l'on appellera par la suite le Nouvel Hollywood. Dans les deux à cinq mois qui suivent sa sortie, Le Lauréat, Rosemary's Baby et Easy Rider vont triompher sur les écrans tandis que le film de Frank Perry est boudé par le public. C'est que The Swimmer est une œuvre difficilement identifiable par cette nouvelle génération de spectateurs qui cherche un renouveau des formes et des thèmes, la présence de Burt Lancaster au générique le rattachant de facto au cinéma classique. C'est pourtant bel et bien l'un des films fondateurs de ce mouvement, une œuvre unique et passionnante qui, aujourd'hui encore, fait l'effet d'un OFNI. The Swimmer fait partie de ces films charnières qui permettent de comprendre l'évolution des formes cinématographiques. Mais au-delà de la place qu'il occupe (ou devrait occuper) dans l'histoire du septième art, c'est tout simplement un film bouleversant et inoubliable. Satire sociale, fable existentielle, commentaire sur le rêve américain... The Swimmer est tout cela à la fois et on ne louera jamais assez le talent de Frank Perry et de ses collaborateurs (Eleanor Perry, Burt Lancaster, Marvin Hamlisch) qui sont parvenus contre vents et marées à mener à bien un projet aussi singulier et à nous offrir en bout de course l'un des grands chefs-d'oeuvre du cinéma américain des années 60.

(1) L'écrivain fait un cameo lors de la grande cocktail party.
(2) Janice Rule remplace au pied levé Barbara Loden alors même qu'elle a déjà tourné la séquence.
(3) Le personnage de Ned Merrill renvoie à un autre grand rôle de Lancaster, le Prince Salina du Guépard, autre film qui raconte dans un même mouvement la fin d'un monde et le parcours d'un homme vieillissant qui peu à peu s'efface.

Texte publié initialement le 4 novembre 2011

Dans les salles


Distributeur : SPLENDOR FILMS

Date de sortie : 24 novembre 2010

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Par Olivier Bitoun - le 28 août 2012