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Critique de film
Le film
Affiche du film

Toute une vie

L'histoire

En 1918, un cameraman juif qui filmait les tranchées est abattu par un obus. Il laisse une veuve et un fils, David. Ce dernier, alors qu’il rentre de camp de déportation durant le second conflit mondial, rencontre sa future épouse qui meurt en accouchant de Sarah. Pour pallier l’absence de sa femme bien-aimée, David (Charles Denner), ayant fait fortune dans le monde de la chaussure, gâte outre mesure sa fille qui lui rappelle énormément la défunte. Au point de lui offrir pour ses 16 ans pas moins que son idole Gilbert Bécaud pour venir se produire durant sa fête d’anniversaire. Sarah (Marthe Keller) est follement amoureuse du chanteur, qui la rejette après l’avoir déflorée. Malgré le fait d’être riche à millions, la jeune femme ne l’oubliera jamais au point de sombrer dans la déprime. Pour essayer de lui faire retrouver le sourire, son père l’emmène faire le tour du monde. De son côté, le jeune Simon (André Dussollier) fait tant bien que mal face aux difficultés de la vie. Avec l’aide d’un vieux truand (Charles Gérard) qui lui a ouvert les horizons de la photographie en prison, il essaie de percer dans le domaine du cinéma, qu’il soit publicitaire ou pornographique, ayant cependant sans cesse dans l’idée de réaliser un long métrage sérieux (qui rappellera à beaucoup Un homme et une femme)... Tout ça pour en arriver à un simple coup de foudre entre Sarah et Simon en 1974.

Analyse et critique

Tout ça... pour ça, pour reprendre le titre d’un des futurs films de Claude Lelouch. Car en effet, Toute une vie a pour déconcertante ambition non moins que de brasser tous les sujets sociétaux et politiques du 20ème siècle en à peine deux heures et demie, en un va-et-vient constant entre deux destinées, pour en arriver à faire se croiser le regard d’un homme et d’une femme à la toute dernière seconde alors qu’ils ne s’étaient encore jamais rencontrés. 150 minutes pour un simple coup de foudre ! De la part du cinéaste, lorsque l’on connaît parfaitement bien l’ensemble de sa carrière, il n'y a rien de surprenant à cela alors qu'il a mis l’amour au-dessus de toutes ses préoccupations depuis ses débuts, sa Palme d’or rentable lui ayant donné une sorte de "blanc-seing" pour continuer sur sa lancée. "Je veux toujours faire un film sur le 20ème siècle. Ce sera un film qui commencera en 1900 avec l'invention du cinéma et qui se terminera en l'an 2000 avec l'invention du bonheur. Pour le reste je mélangerai tous les sujets, tous les styles. Ce sera un film de trois heures. Pour une seule seconde d'amour. Ce sera l'anatomie d'un coup de foudre. Et pour l'expliquer, je remonterai trois générations en arrière. Ce sera un film qui dira que seuls les hommes qui agissent existent, que le monde du partage devra remplacer le partage du monde. Un peu moins d'inégalités, un peu plus de générosité." Alors qu’on pourrait croire qu’il s’agit de la déclaration d’intention du réalisateur avant d’entamer le tournage de Toute une vie, c’est en fait celle du personnage joué par André Dussollier, interrogé par François Chalais sur un plateau de télévision alors qu’il vient présenter son film qui ressemble étrangement à... Un homme et une femme.

On comprend sûrement, à la lecture du pitch ainsi que de cette brève description introductive, à quel point le film foisonnant et outrancier de Lelouch va être aussi surprenant que vertigineux à tous points de vue, le spectateur ne parvenant jamais à deviner ce que la prochaine séquence va lui montrer, à quelle époque nous serons, dans quel lieu, ne sachant jamais vraiment où le cinéaste veut l’emmener puisque ce dernier mélange allègrement fiction et autobiographie, démarrant son film aux balbutiements du cinéma pour le terminer en l’an 2000, c’est-à-dire en cette année 1974 à de l’anticipation. A signaler cependant que ce dernier quart d’heure n’est plus inclus dans le montage du film depuis sa restauration en 2015, mais qu’il se trouve néanmoins en bonus du Blu-ray. "A l’époque de sa sortie, les distributeurs américains m’avaient convaincu de couper la toute fin de Toute une vie pour lui redonner tout son dynamisme. Il est vrai que la fin originale ne fonctionnait pas bien. On perdait l’émotion, ainsi que le sentiment d’espoir qui culmine quand les deux valises de Simon et Sarah se rejoignent sur le tapis roulant de l’aéroport. La version américaine se terminait donc sur ces deux valises... Et je dois reconnaître que cette fin gagne en efficacité par rapport à la précédente." Lelouch n’a pas tort dans le sens où elle va un peu à l’encontre de tout ce qui a précédé aussi bien dans le ton que sur le style, mais je vous invite quand même à aller la visionner car elle n’est pas aussi ridicule qu’on a bien voulu le dire ; il s'agit d'un segment esthétiquement très soigné, bénéficiant d’une belle ampleur dans sa mise en scène et finalement assez en avance sur son temps sur le plan de l’écologie malgré son aspect qui pourra sembler un peu kitsch.


Mais le kitsch faisant partie intégrante de l’ADN lelouchien, les admirateurs de ce dernier ne devraient pas trop s’en offusquer. On comprendra, à l’inverse, que Toute une vie est à fortement déconseiller à ses détracteurs habituels car au sein de sa filmographie il pourrait s’agir de son film le plus personnel et le plus représentatif : le survol de tout un siècle afin de comprendre un coup de foudre entre Sarah, née de parents rescapés de la Deuxième Guerre mondiale, devenue fille de milliardaire, et Simon, enfant pauvre livré à lui-même au point d’être tombé dans la débrouillardise et la délinquance. Le destin de deux personnes que tout sépare et qui sont appelées à se rencontrer à bord d’un avion l’année de la réalisation du film. Ce treizième long métrage a été sifflé à Cannes et a reçu un revers monumental de la part de la critique et du public français, alors qu’il a toujours été très bien considéré de l’autre côté de l’Atlantique (il suffit de lire les avis souvent dithyrambiques sur Imdb). Il fut d’ailleurs nommé aux Oscars (pour son scénario) ainsi qu’aux Golden Globes dans la catégorie du meilleur film. Il reçut même le prestigieux prix du meilleur film étranger aux Los Angeles Film Critics Association Awards de 1976. Les Américains apprécient tellement cet opus de Lelouch que les droits du remake ont été achetés à plusieurs reprises, dont une fois par Barbra Streisand. Le réalisateur a toujours eu, lui aussi, un faible pour ce film au point de l’adapter en bande dessinée en 2004 sous forme d'un dytique avec le dessinateur Bernard Swysen. Avant cela, au début des années 80, triste du fiasco essuyé par sa fresque, il réalisera Les Uns et les autres pour prendre sa revanche sur cet échec : pari réussi pour le cinéaste même s’il est permis de lui préférer la fantaisie et la plus grande fraîcheur de son "brouillon".

L’un des principaux reproches qui a été fait au film est qu’il est noyé sous une succession de phrases sentencieuses sur la vie, l’amour, la mort... Certes, le personnage de Charles Denner n’en est pas avare lorsqu’il parle à sa fille (alors que, par exemple, Lelouch fera exactement la même chose dans Itinéraire d’un enfant gâté entre Jean-Paul Belmondo et Marie Sophie L. sans qu’on le lui reproche). Mais ne s'agirait-il pas également d’un running gag, d’humour et de second degré ? Et effectivement, à la moitié du film, sa fille interprétée par une inoubliable Marthe Keller, femme d’une étonnante modernité, agacée, lui assène tout de go : « J’en ai marre de tes phrases toutes faites. » Bref, même si Claude Lelouch est très certainement d’une grande sincérité lorsqu’il écrit ces maximes parfois naïves, il n’est pas dupe et sait pertinemment qu’elles lui seront reprochées, tout comme la plupart de ses "digressions inutiles" en raison desquelles, entre autre, ses admirateurs apprécient son cinéma. Tous ces instants qu’on dirait volés aux acteurs tellement leur jeu paraît naturel, tellement on dirait ces séquences génialement improvisées. Concernant l’humour, Toute une vie n’en est heureusement pas dépourvu, contrairement à ce que l’on aurait pu penser en fonction de tout ce qui a été écrit précédemment : sans atteindre le degré d’hilarité procuré par la fameuse scène culte de l’apprentissage du bonjour entre Richard Anconina et Jean-Paul Belmondo dans Itinéraire d’un enfant gâté, certaines séquences de Toute une vie sont également d’une grande drôlerie, dont celle qui voit la seule apparition d’un Jacques Villeret inénarrable lorsqu’il critique le film qu’il vient de voir. Charles Gérard n’est pas non plus innocent dans le fait de nous faire venir quelques fous rires, grâce bien évidemment aussi aux dialogues de l'inusable duo Lelouch et Uytterhoeven.


Le trio de protagonistes principaux est constitué par Charles (formidable Charles Denner), juif rescapé des camps et qui devient après-guerre un richissime chef d’entreprise. Un homme qui n’a jamais supporté la mort de sa femme, et qui reporte tout son amour sur sa fille au point de céder à tous ses caprices. Capitaliste forcené, il a du mal à se faire aux idées progressistes de sa fille (Marthe Keller, radieuse et inoubliable, qui a déclaré que c’est grâce à ce film qu’elle a pu entamer une brillante carrière aux USA) qui par exemple, à la mort de son père, décidera de grands changements au sein de la société dont elle vient d’hériter : augmenter de 50 % le salaire des employés, passer à la semaine de 40 heures (les 35 heures n'étaient pas encore à l'ordre du jour), leur accorder la retraite à 50 ans, leur redistribuer ses actions pour une « juste répartition des richesses et du bonheur ». Parallèlement, dans sa vie privée, Sarah est une jeune fille libérée, moderne, exigeante et capricieuse, n’ayant pas froid aux yeux dans ses relations amoureuses, demandant tout de go à un bel Italien de lui faire un enfant, ayant une liaison avec une femme (la très belle Carla Gravina), cherchant dans la débauche une distraction pour lutter contre l’ennui et le désœuvrement puisque l’argent lui a déjà donné tout ce dont elle rêvait et ne supportant plus cette dissipation futile des richesses. Un qui aurait bien besoin d’argent, c’est Simon (André Dussollier dans un de ses meilleurs rôles), gentil magouilleur qui doit faire de la publicité et du cinéma porno pour vivre. Mais il est prêt à faire une année de pub pour les lessives si avec l’argent récolté il peut se lancer dans un film plus personnel et devenir un véritable artiste... tout comme les centaines de scopitones tournés par Lelouch pour financer ses premiers longs métrages. Des personnages quasiment opposés pour un film parfois "jouissivement" amoral et absolument pas manichéen : "J'ai construit le film pour que constamment tout ce qui est dit soit contredit dans la seconde d'après, car c'est exactement comme ça que je mène ma vie et c'est exactement comme ça qu'est construit le film."

La pollution, les dangers du tabac, de la drogue et de l’alcool, les dérives du capitalisme, le syndicalisme, les grèves, l’homosexualité, la montée du nazisme, la libération de Paris, la guerre d’Algérie, le conflit israélo-palestinien, la dictature maoïste, le communisme, le mur de Berlin, les missiles à Cuba, la mort des Romanov, le suicide de Marilyn, l’assassinat de JFK, le racisme, l’homophobie, la pornographie, la publicité, la religion, l’inceste, la pédophilie... la vie, l’amour, la mort - pour reprendre le titre d’un de ses longs métrages précédant, l’un des plus violents réquisitoires contre la peine de mort - , etc. Un grand fatras brassant tous les thèmes propres au 20ème siècle. Un film culotté (par exemple muet durant ses 20 premières minutes) et d’une ambition démesurée, sans cesse sur le fil du ridicule mais porté vers les sommets par un souffle qui ne retombe jamais, une œuvre progressiste d’une formidable vitalité, d’une folle inventivité, d’une attachante sincérité, un tour de grand huit lelouchien au charme fou, un tourbillon revigorant et jubilatoire qui parvient même à nous faire apprécier les chansons de Gilbert Bécaud ; le final sur Et maintenant est même franchement superbe. Quant au talent de Francis Lai, il ne faut évidemment pas l’oublier même s’il ne nous livre pas ici son travail le plus mémorable.

Malgré la récurrence de quelques tics et obsessions qui pourront en agacer certains, malgré le grotesque de certaines idées sur le fond comme sur la forme, malgré le recyclage de séquences d’anciens de ses films, ceux qui comme moi estiment que Lelouch possède un véritable sens du spectacle, une jubilation de conteur et une façon assez unique dans le cinéma français d’allier avec puissance et harmonie images et musiques devraient se laisser emporter par cet irrésistible flot ininterrompu de pur cinéma et passer un moment exaltant devant Toute une vie, une fresque truculente et passionnée, malheureusement tombée dans l'oubli. Elle mériterait d’autant plus de sortir de l’ombre en France qu’elle se révèle être dans le même temps, à l’instar du génial dernier opus de Quentin Tarantino (Il était une fois à Hollywood), une grisante et tendre déclaration d’amour au septième art.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 29 mars 2023