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Critique de film
Le film

Themroc

L'histoire

Themroc vit dans un appartement décrépi avec sa mère et sa jeune sœur, craignant la première et regardant la deuxième avec concupiscence. Il ne s'épanouit pas plus dans son emploi de peintre dans une usine, s'acquittant cependant docilement des tâches absurdes qu'on lui confie, ce qui ne lui permet pas d'échapper pourtant à un renvoi inique. Themroc craque, rentre chez lui et décide de ne plus sortir de l'appartement qu'il transforme en tanière. Il se libère de toute convention sociale, refusant de se remettre au travail, emportant sa sœur dans sa couche et finissant par passer ses journées à dormir et forniquer. Bientôt le voisinage se met à suivre son nouveau mode de vie...

Analyse et critique

Themroc, troisième long métrage de Claude Faraldo, est une pépite contestataire, vacharde et libertaire. Typique d'une certaine production post-68 (même si elle reste limitée en nombre de titres) et de l'esprit Hara-Kiri, c'est une fable satirique et radicale, tournée pour trois francs six sous avec le concours de techniciens et de comédiens payés au lance-pierre. Le tournage se fait parfois même dans l'illégalité, comme les scènes de métro qui sont filmées sans aucune autorisation. Une œuvre à part, comme en témoigne sa sélection au premier Festival du Cinéma Fantastique d'Avoriaz où le film remporte le Prix Spécial du Jury et le Prix d'interprétation masculine pour Michel Piccoli.


Themroc étouffe. Il se réveille dans son appartement glauque, subit la promiscuité avec sa mère et sa sœur, se retrouve compressé dans les transports en commun pour s'épuiser dans un travail aliénant. Il fait en effet partie du service d'entretien extérieur du mur d'enceinte, un contingent de peintres qui tous les jours s'attaque aux grilles de l'entreprise. Les salariés sont ainsi séparés en deux factions rivales, celle de l'intérieur de l'usine (en orange) et celle de l'extérieur (en blanc), une situation aussi absurde que la tâche qui leur est confiée. C'est l'une des rares traces de comédie dans un film qui joue plutôt sur la malaise du spectateur. Claude Faraldo dépeint en effet dans sa première partie un quotidien des plus banals, glauques. Hormis cette touche d'humour absurde, il n'a même pas à pousser sa description vers la caricature, la réalité étant déjà en elle-même un cauchemar. Partant de là, il emporte son film vers la fable cruelle, se contentant de pousser un petit peu les curseurs pour voir ce qui se passe.

Le premier de ces curseurs est celui du langage. Il n'y a plus de communication entre Themroc et sa famille, dans les transports les individus compressés se referment sur eux même, au travail le bruit empêche toute tentative de discussion. Les ouvriers se haranguent mais le brouhaha général empêche de saisir quoi que ce soit de leurs invectives. Et lorsqu'à de rares moments il y a des paroles, elles sont dans une sorte d'esperanto incompréhensible. Faraldo dépeint une société où le langage n'a plus cours, les temps modernes étant ceux de l'incommunicabilité et de l'individualisation à outrance. Bien sûr, depuis 1970, cette vision d'une société hyper-fragmentée dont le premier symptôme serait l'absence de communication peut paraître dépassée. Mais si Faraldo devait tourner son film de nos jours, il n'aurait pas trop de peine à réitérer la fable. Tout un chacun replié sur son smartphone dans les transports ou communiquant avec des amis virtuels à son poste de travail via Facebook : le cinéaste aurait en effet eu l'embarras du choix pour mettre en scène une société moderne non verbale. Faraldo imagine donc la disparition du langage et pendant une vingtaine de minutes, il n'y a pas un mot échangé. Jusqu'au râle libérateur de Themroc qui vient signer l'avènement d'un nouveau langage. Injustement renvoyé de son emploi, il décide de répondre à cette société inhumaine en refusant l'humanité, en redevenant un animal. Il ne va dès lors plus communiquer que par des grognements, des borborygmes, cette involution du langage le ramenant au stade du pré-humain.


Faraldo pousse alors son deuxième curseur. Ne supportant plus la société moderne, Themroc se réfugie dans son appartement et refuse d'en sortir. Il mure les fenêtres et la porte d'entrée, ne laissant plus qu'un trou béant vers l'extérieur, transformant ainsi son appartement en caverne. Il jette au dehors tout le superflu de la modernité, refusant le monde contemporain et cette civilisation qui a fait de lui un esclave consentant et docile. Il ne travaille plus, aboie sur ceux qui s'approchent de sa tanière, défendant son territoire contre les intrus. Abandonnant toute trace de socialisation, de retour au stade des chasseurs-cueilleurs, il retrouve les saines valeurs de la vie : dormir, manger et baiser. Emportant sa sœur dans sa couche, ses journées deviennent ainsi de longues successions de siestes et de parties débridées de jambes en l'air. Themroc devient un chef de meute, et cette renaissance va rapidement faire des émules.



Faraldo n'a plus alors qu'à pousser son troisième curseur. A l'instar de l'An 01 de Gébé, le nouveau mode de vie de Themroc se diffuse autour de lui. Les habitants de l'immeuble abattent les murs, et ce sont des habitations troglodytes qui commencent à apparaître dans tout le quartier. Lorsque le gouvernement, paniqué, essaye de maîtriser cette évolution sociétale, Faraldo oppose la bestialité de Themroc et de ses ouailles à celle de la police. Les violences perpétrées par les forces de l'ordre nous paraissent bien plus condamnables que celle somme toute joyeuse des insurgés car elles sont perpétrées au nom d'un gouvernement censé nous représenter et garantir nos libertés. Comme un écho à Mai-68, des CRS casqués frappent sans discernement, violents, se livrent à des ratonnades dans le quartier arabe. Aussi, il faut bien avouer qu'une certaine jubilation nous saisit lorsqu'ils finissent embrochés, grillés et dévorés par Themroc et les siens... De toute manière, la répression policière ne fait qu’accélérer le processus révolutionnaire, les insurgés se shootant même aux gaz lacrymogènes ! Et ils ne peuvent empêcher les cris de jouissance des révoltés de s'envoler dans tout Paris et d'appeler la ville entière à rejoindre la bacchanale.



On le voit, la farce est féroce et n'a rien perdu de sa pertinence. Au vu du sujet et du casting - composé de comédiens du Café de la Gare comme Miou-Miou, Patrick Dewaere, Romain Bouteille, Coluche, Henry Guibet qui souvent jouent plusieurs rôles - on pouvait s'attendre à une comédie. Mais si le film fourmille d'idées iconoclastes et drôlissimes et offre son lot de scènes hilarantes, Faraldo ne joue pas seulement sur ce registre. Sa mise en scène est très retenue, anti-spectaculaire. Il avance pas à pas, signant des séquences longues et étirées, sans musique comme support. Il met sur un même plan et décrit par le menu aussi bien les scènes les plus banales (Piccoli déjeunant, au travail) que les plus choquantes (inceste, anthropophagie). Le cinéaste crée ainsi une ambiance désagréable, dérangeante, en mêlant le quotidien le plus trivial et les exagérations de la fable, contaminant une approche réaliste et quasi documentaire par une fictionalisation débridée qui tient du récit d'anticipation. Le plus effrayant dans le film, c'est cette première partie qui dépeint une société mécanique, sans affects. Chacun vaque à sa tâche, en silence, la mine grave, le regard vide. Les travailleurs empruntent les transports comme des bêtes allant à l'abattoir. Faraldo fragmente cette partie en montant en parallèle Piccoli se rendant à son travail avec des scènes de petit déjeuner, des coupes répétitives sur la vieille mère acariâtre pointant l'horloge murale du doigt, insistant ainsi sur la répétition mécanique des journées et l'aliénation de Themroc.


 

Et si Faraldo dépeint un monde de l'entreprise marqué du sceau de l'absurde - tâches inutiles allouées aux travailleurs, hiérarchie délirante - il ne le met pas en scène comme une comédie. Si l'on sourit un peu devant l'incongru des situations dépeintes, c'est surtout le malaise qui domine à la vision de cet univers quasi carcéral, pour le moins étouffant et débilitant. Faraldo connaît le monde ouvrier, il vient du prolétariat et a été livreur (son deuxième film, Bof... Anatomie d’un livreur, s'inspire de cette expérience) avant de se lancer dans le théâtre, puis le cinéma. Themroc est d'ailleurs l'adaptation de sa première pièce de théâtre, Doux mais troglodytes. Si ce qu'il a vu et vécu pendant ces années l'a vraisemblablement fait rire - l'homme ne semble pas manquer d'humour - on sent que c'est d'abord la colère qui domine face à cette société capitaliste qui interdit à la majorité des hommes le droit au bonheur et à l'épanouissement personnel. Tout le final voit défiler des images d'immeubles modernes sans âme et de quartiers populaires décrépis tandis que la bande-son laisse entendre les gémissements de plaisir les insurgés. Un homme qui astiquait consciencieusement sa voiture durant tout le film se met à la détruire à coups de masse, les bruits sourds résonnant dans les rues et se mêlant aux cris de jouissance, annonçant des lendemains qui chantent... et qui baisent. Car la libération vient ici du sexe, toute une partie de la frustration de Themroc venant d'une libido refoulée qu'il va se faire un plaisir dorénavant de combler. S'il se révolte, c'est d'abord pour se retrouver, se réinventer en tant qu'individu à qui on n'a cessé jusqu'ici d'imposer des contraintes. Son unique cri, "Themroc", vise ainsi à affirmer qu'il est une individu et un non un mouton dans le troupeau. Et le sexe devient de même une affirmation de son individualité.


Le ton est résolument différent de celui de L'An 01, partageant l'anarchisme révolutionnaire de Gébé mais pas le plaisir joyeux de la contestation à l'œuvre dans sa fable. Le film de Faraldo est bien plus cruel et féroce, proche de la tendance vacharde de Hara-Kiri et de son goût pour la provoc. Inceste, anthropophagie, viol collectif... : aujourd'hui encore le film - interdit aux moins de 18 ans à sa sortie - parvient à heurter et à choquer, à l'instar de La Grande bouffe qui déboule sur les écrans deux mois plus tard et dont l'ambiance générale de fin du monde anarchisante n'est pas sans rappeler celle du film de Faraldo. Deux films rendus plus voisins encore par la présence de Michel Piccoli, ce qui nous invite à clore cette chronique en évoquant la prestation hallucinée et hallucinante de l'acteur, décidément l'un des plus fous, jusqu'au-boutistes et risque-tout que le cinéma nous ait offert. C'est peu dire qu'il apporte énormément à ce Themroc, film méconnu qui reste plus de quarante ans après sa réalisation un parangon de cinéma contestataire et rageur. Jubilatoire !

En savoir plus

La fiche IMDb du film


Claude Faraldo et Michel Piccoli présentent le film à Rouen en Mars 1973
 

Par Olivier Bitoun - le 19 octobre 2015