Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

The Addiction

L'histoire

Etudiante en philosophie à New York, Kathleen se nourrit de Kant, Nietzsche ou Kierkegaard tout en s'interrogeant sur le monde qui l'entoure. Un soir, en rentrant chez elle, elle est entraînée dans un coin sombre par une jeune femme étrange, Casanova, qui lui laisse sur le cou deux petites traces de morsure. Dans les jours qui suivent, Kathleen sent son corps se métamorphoser et éprouve un irrésistible besoin de sang. Devenue un vampire, à l'instar de Casanova, la jeune femme laisse libre cours à « sa face sombre » tout en apprenant à ne pas se trahir en public. Lorsqu'elle réussit ses examens, Kathleen organise une petite fête où elle convie ses amis, vampires et autres...

Analyse et critique


Après deux films réalisés et distribués en 1993 à travers les circuits hollywoodiens, Body Snatchers et Snake Eyes, Abel Ferrara tourne The Addiction à New York, avec un petit budget. Le scénariste est Nicholas St. John, un cagot dont le metteur en scène a fait la connaissance durant ses années de lycée, qui a travaillé sur nombre de ses œuvres depuis 1979 - Driller Killer. (1) Kathleen Conklin (Lili Taylor), une doctorante en philosophie, est agressée par une femme vampire - nommée Casanova - dans une rue de Manhattan et devient donc elle-même une vampire en quête perpétuelle et désespérée de proies. Elle effectue une catabase avant de trouver la lumière chrétienne.

The Addiction peut irriter par la pléthore de références philosophiques, théologiques, littéraires qui le traversent et le plombent... De Søren Kierkegaard à Friedrich W. Nietzsche, en passant par Protagoras, Ludwig A. Fuerbach, Jean-Paul Sartre, Max Picard, George Santayana, William S. Burroughs, Charles Baudelaire... Du fait d'un rapprochement relativement obscène entre ce qui est vécu, ressenti, accompli par la protagoniste, d'une part, les massacres commis par les soldats américains au Vietnam et par les Serbes en Bosnie, la Shoah - excusez-du-peu ! -, d'autre part.


Pour notre part, nous considérons le film comme un rude trip mis en images et en sons par un cinéaste halluciné, en pleine ébullition créative. Le vampirisme de Kathleen est associé à l'addiction aux substances psychotropes. Kathleen se nourrit du sang de certaines de ses victimes par l'intermédiaire de seringues ; et on la voit, à un moment, préparer un fix. Abel Ferrara est connu pour avoir été dépendant à l'héroïne et à l'alcool, et pour le caractère autobiographique de ses œuvres. À la fin des années 2000, il a fait une cure de désintoxication en Italie, parcours qu'il évoque dans Tommaso (2019).

Le jeu de l'actrice Lily Taylor est tout en tension - elle fond sur ses victimes comme une araignée, semble se désarticuler dans ses moments de crise - et Christopher Walken campe avec la grande classe qu'on lui connaît le vampire Peina que Kathleen croise un soir. Le noir et blanc est violemment contrasté ; la couleur du sang se fond ainsi parfaitement aux ténèbres. Les ombres sont féroces. Le spectateur nage dans les eaux troubles d'un expressionnisme et d'un gothisme modernes. Il faut saluer le travail, magnifique, du directeur de la photographie Ken Kelsch.


Dès la première séquence, celle où Kathleen voit un diaporama sur le massacre de May Lai (Vietnam du Sud, 16 mars 1968) et où elle discute avec son amie Jean de la condamnation hypocrite du seul Lieutenant William Calley par les autorités américaines, on sent la jeune femme préoccupée par la question de la faute, de la culpabilité et du châtiment. Après avoir quitté Jean, et alors que la nuit est tombée, Kathleen passe à proximité de Casanova, qu'elle ne connaît pas. Celle-ci tire violemment la protagoniste dans une impasse pour la mordre et boire son sang, mais tout dans la mise en scène montre que Kathleen attend ce moment, qu'elle vient quasiment au-devant de son bourreau. En quittant sa victime, Casanova lui lance : « Collaboratrice » - ce qui a été traduit dans les sous-tires par « Bienvenue au club », à tort selon nous. De nombreux commentateurs évoquent avec raison les similitudes entre The Addiction et Ms .45 (L'Ange de la vengeance, 1981). Il y a donc ici, cependant, une légère différence dans les situations initiales de Kathleen et de Thana.


Kathleen se laisse emporter dans le cycle infernal et meurtrier du vampirisme et de la dépendance à l'hémoglobine. Elle sombre avec un certain degré de conscience dans le vice. Elle veut et va éprouver aux tréfonds de son âme et de son corps les ravages de son mal et du mal qu'elle répand. À l'enseignant dont elle suit les séminaires et qui l'aide dans ses recherches, elle a l'occasion d'expliquer qu'elle veut vivre ce qu'elle a appris, que son travail de thèse sera mené ultérieurement, en temps utile. Elle suit probablement aussi les paroles professorales qu'elle a entendues lors de l'un de ses cours et qui appelaient à faire face au péché, à ressentir la souffrance et à demander pardon.

À travers son expérience du gouffre, sa quête d'absolu, Kathleen s'interroge cela dit sur ce qu'elle vit, subit et fait subir, et sur le comportement d'autrui face au Mal. Il est amusant de voir que si son reflet n'apparaît pas dans les miroirs, comme il se doit pour un vampire, Kathleen réfléchit, (s')interroge... Elle met intérieurement en question certains propos de philosophes dont elle connaît les oeuvres, s'oppose dialectiquement à ceux et celles qui vont finir sous ses crocs, se révolte et crache sa colère contre l'Ordre établi, les Institutions, la politique impérialiste menée par les U.S.A. Tout cela est perçu grâce à une voix off - une voix interne - qui restitue une partie de ses pensées, et à travers les dialogues. Parfois à travers ses gestes, son comportement.


Kathleen est aussi et en fait le théâtre d'un combat intra-personnel. Elle joue différents rôles antagoniques, doit faire face à ses contradictions. Elle se sent poussée par une puissante volonté de s'affirmer, de dominer et d'humilier ses victimes (2) , de faire du mal et le Mal - elle est montrée comme hantée par la voix d'Adolf Hitler qu'elle a entendue lors de la visite d'une exposition sur les camps d'extermination nazis. Elle souffre de cette situation, rongée qu'elle est par le remords, par les effets physiologiques désastreux que provoque sa consommation de sang et/ou de drogue. Son immortalité vampirique lui donne comme unique perspective le prolongement éternel de ce déchirement intérieur, de ce pourrissement psychosomatique. Elle appelle à l'aide et voudrait en finir avec sa vie.


Mais Kathleen réussit quand même à terminer sa thèse - grâce à la rencontre qu'elle fait avec le vampire Peina qui incarne, même si c'est en négatif, une forme de sagesse aux accents bouddhiques, et qui la guide. Lors de la soutenance, elle affirme sa vision anti-scolastique et anti-rhétorique de la philosophie, et défend explicitement une praxis opposée à la pure spéculation.

Elle obtient les félicitations du jury, mais, plus tard, fond avec ceux qu'elle a déjà vampirisés sur des invités participant à la soirée organisée en l'honneur de sa réussite académique, comme pour anéantir celle-ci. À ce moment, elle tourne avec une ironie mordante la formule qu'elle avait utilisée pour elle-même : elle va faire vivre ce qu'elle a appris. Les plans de cette séquence quasi orgiaque évoquent les films de zombies réalisés par George A. Romero, mais renvoient aussi aux images des charniers vues par l'héroïne tout au long de son parcours. Manifestement victime d'une overdose, Kathleen est emmenée dans un hôpital. Là, n'en pouvant plus, elle cherche à se brûler à la lumière du jour. Casanova apparaît, fermant brusquement les stores que Kathleen avait fait ouvrir par une infirmière. En la voyant avec ses cheveux courts et ses petites lunettes rondes aux verres fumés, on pense à The Hunger (1983) de Tony Scott. En génie à la fois mauvais et bon, elle fait la leçon à Kathleen. Elle lui parle avec mépris du 7e cercle dantesque - celui des suicidés -, lui assène les mots du pasteur calviniste américain Robert C. Sproul sur la nature fondamentalement pécheresse et maléfique de l'Homme comme pour la dissuader de fuir sa condition de vampire. Finalement, à l'article de la mort, Kathleen parvient à se confesser, à demander pardon à Dieu. Elle reçoit les derniers sacrements grâce à un prêtre qui joue ainsi les Saint-Bernard - de Clairvaux...


… Une femme dépose une fleur sur la sépulture de Kathleen Conklin. Cette femme est Kathleen elle-même, arrivée au bout de son parcours métanoïaque, ressuscitée. La voix off donne la clef du récit : « Self revelation is annihilation. » Le film se termine sur une image imposante du Christ en croix. Nous pensons pouvoir affirmer que Ferrara a signé avec The Addiction un hommage crypté à Kurt Cobain. Sur la pierre tombale sont gravées les années de naissance et de mort de Kathleen : 1967-1994. Ce sont celles du chanteur héroïnomane du groupe Nirvana. Coïncidence ? Probablement pas. Les initiales des noms et prénoms des deux personnes sont les mêmes.

1) Après The Addiction, Nicholas St John ne travaillera plus que sur un film d'Abel Ferrara : The Funeral (1996).
2) Une façon de les dégrader est, pour elle, de les rendre quasiment responsables de leur situation de victimes, de les victimiser doublement. Une attitude que Theodor W. Adorno dénonçait en 1947 dans son essai sur « Wagner, Nietzsche et Hitler », en parlant du fascisme et du nazisme, et qui sera évoquée de façon plus générale par le psychologue américain William J. Ryan, en 1971, dans son ouvrage Blaming The Victim.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Enrique Seknadje - le 11 mai 2021