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Critique de film
Le film
Affiche du film

Si j'étais un espion

L'histoire

Lorsque le docteur Lefèvre sonne à la porte de Guérin, son patient, personne ne répond. Il rencontre sa compagne qui le cherche également. Tout comme des inconnus qui épient le docteur, le cambriolent, le menacent. Matras, un de ces hommes de l’ombre, vient bientôt s’installer chez Lefèvre, pour lui dicter son comportement et l’aider à retrouver Guérin. Petit à petit, le docteur Lefèvre va sombrer dans la paranoïa, craignant pour sa propre sécurité et celle de sa fille.

Analyse et critique

Pour l’histoire du cinéma, la carrière singulière du réalisateur Bertrand Blier commence en 1974 avec Les Valseuses, film culte devenu un jalon majeur du cinéma français en révélant Patrick Dewaere et Gérard Depardieu ainsi que l’originalité de son auteur. Pourtant, Blier a fait ses débuts derrière la caméra plus de dix ans plus tôt avec le documentaire Hitler, connais pas avant de tourner en 1967 son premier long métrage de fiction, Si j’étais un espion, tombé dans l’oubli après un accueil public plus que froid qui a failli enterrer la carrière du cinéaste, l’obligeant à attendre sept ans pour retrouver un financement. Pourtant, il serait dommage de passer sous silence ce film unique dans la filmographie de Bertrand Blier, et original dans le paysage cinématographique de l’époque.


Alors attiré par les récits de genre, c’est Bertrand Blier qui est à l’origine du récit de Si j’étais un espion qu’il a voulu sérieux, loin de la tendance parodique alors à la mode en France, suite notamment aux succès de Georges Lautner, avec la série des Monocle et Les Barbouzes. Le scénario est validé par les producteurs et surtout, situation improbable compte tenu de son inexpérience, Blier est retenu pour le mettre en scène, une opportunité qu’il a encore aujourd’hui du mal à comprendre. Nous sommes assez loin des sujets auxquels le cinéaste nous habituera par la suite : ici pas de situation improbable ou surréaliste pour point de départ mais une idée d’une banalité totale, celle d’un médecin, le Dr Lefèvre, qui sonne chez l’homme chez qui il a rendez vous et ne reçoit aucune réponse. Petit à petit, Lefèvre constate que le patient suscite l’intérêt d’un groupe étrange qui va peu à peu le plonger dans l’angoisse et le mettre à la merci de mystérieux espions représentés par un dénommé Matras. Blier joue du contexte géopolitique d'alors, comme pour beaucoup de films d’espionnage de l’époque, avec la particularité de plonger un homme normal, auquel peut facilement s’identifier le spectateur, qui a croisé la mauvaise personne au mauvais moment. Il en résulte un thriller paranoïaque comme il y en a peu en France, hormis peut-être quelques années plus tard Un papillon sur l’épaule. Mais le film de Jacques Deray est presque l’opposé formel de Si j’étais un espion, jouant sur une forme quasi onirique là où Blier opte pour un réalisme brut, voire brutal.


Bertrand Blier crée une atmosphère oppressante, quasi kafkaïenne, grâce à une mise en scène particulièrement maitrisée. Le cinéaste multiplie les cadrages serrés, enfermant son personnage principal qui est souvent pris au piège dans des décors étouffants tels des cages d’escaliers et d’ascenseurs, des voitures et évidemment son propre domicile dans lequel il est le prisonnier de Matras. Lorsque nous sommes en extérieur, cette fois le choix des axes de camera donne l’impression que Lefèvre est l’objet d’une observation constante, et le récit ne nous offre ainsi aucun répit, entre enfermement et surveillance ininterrompue. Il faut aussi noter un travail sur le son particulièrement marquant, avec l’omniprésence de sonneries de téléphone agressives, de claquements de porte, ce qui illustre particulièrement bien le ressenti du personnage principal, constamment harcelé. Le tout installe une ambiance particulièrement frappante, qui évoque bien plus le cinéma américain, entre autres la trilogie paranoïaque de John Frankenheimer, que le cinéma français de l’époque. Si j’étais un espion invente une société française menaçante, dont la crédibilité est largement renforcée par le choix des décors, par le naturel des dialogues qui font que le spectateur peut viscéralement croire aux situations présentées.


L’autre point d’intérêt de Si j’étais un espion, c’est évidemment son casting, et particulièrement ses deux acteurs principaux. En choisissant son père Bernard Blier et Bruno Cremer, Bertrand Blier oppose deux mondes d’acteur, deux générations. Une idée particulièrement en phase avec l’intrigue puisque le docteur Lefèvre, un homme normal, s’oppose à Matras, l’espion mystérieux venu du néant et dont on ne connaîtra jamais les motivations réelles. Bernard Blier trouve ici le matériau de l’une de ses plus belles performances d’acteur. Débarrassé de tout mot d’auteur, qu’il sait pourtant si bien dire, il laisse apparaitre tout le talent du comédien, passant avec subtilité d’une émotion à l’autre. Notamment sa réaction dans la scène où Lefèvre apprend que sa fille a été victime d’un accident est bouleversante, d’une incroyable justesse. Cremer lui oppose une présence étrange, qui rappelle fortement son personnage du Viol, le film de Jacques Doniol-Valcroze sorti la même année. Matras est un personnage presque anonyme, quasi mutique, ne dévoilant jamais ses motivations et ses émotions. Cremer lui apporte son charisme, son incroyable présence physique qui en font une menace constante. Autour de jolis seconds rôles que l’on a plaisir à retrouver, entre autres Claude Piéplu et Suzanne Flon, tous servis par des dialogues d’une grande justesse et une écriture précise des personnages.


Avec son premier film de fiction, Bertrand Blier ne signe peut-être pas son plus grand film, mais sûrement l’une de ses œuvres les plus maitrisées. Partant d’une situation moins extraordinaire qu’à l’habitude, il mène son récit à son terme sans temps mort, dans un film qui apparaît particulièrement abouti. Il ne reviendra jamais à un tel registre, et on ne le regrette pas tant son œuvre présente une personnalité unique, mais Si j’étais un espion ne doit surtout pas être oublié dans sa filmographie.

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La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 19 septembre 2022