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Critique de film
Le film

Le Monocle noir

L'histoire

Au Château de Villemaur, l'excentrique Marquis reçoit : parmi l'assemblée, un commandatore italien, un émissaire allemand ou encore le mystérieux commandant Dromart, porteur d'un monocle noir... Tous partagent la même nostalgie du nazisme, et se sont réunis pour préparer l'avènement de Gorman, successeur du Führer tapi dans l'ombre depuis des années. Mais parmi eux se cachent des agents infiltrés, bien décidés à contrecarrer leurs sinistres plans...

Analyse et critique

Le temps opère parfois quelques retournements involontaires : aujourd’hui, la majorité du grand public ne connaît le Commandant Théobald Dromard, alias Le Monocle, que pour la brève visite qu’il rend à ses cousins Tontons (oui, la généalogie est parfois souple, dans le monde des espions) dans les dernières minutes des Tontons flingueurs, tourné en 1963 par le même Georges Lautner. A l’époque, toutefois, cette apparition furtive tenait avant tout du clin d’œil complice vers un public qui s’était déplacé en masse dans les salles pour suivre ses aventures dans Le Monocle noir (1961) puis L’œil du Monocle (1962). (1) Car pour remettre les choses en ordre, si l'on associe désormais le Monocle aux Tontons, il n’y aurait probablement en réalité jamais eu ni Tontons ni Barbouzes sans Monocle.

Au début des années 60, la mode est à l’espionnage. Le contexte de Guerre Froide ainsi que le développement, dans les années 50, d’une littérature mêlant aventures et exotismes (OSS 117 et James Bond en tête) a contribué à alimenter le fantasme de l’agent secret, opérant plus ou moins discrètement au sein même des populations. C’est ainsi qu’en 1960, le Prix du Quai des Orfèvres est remis à un roman d’espionnage signé du Colonel Rémy (de son vrai nom Gilbert Renault), ancien résistant émérite devenu écrivain (par ailleurs militant actif à la réhabilitation du Maréchal Pétain). L’atmosphère du Monocle noir n’est pas spécialement légère : hanté par l’idée que l’idéologie nazie a survécu à la Guerre et que, tapis dans l’ombre, des agents infiltrés œuvrent au retour du Reich, le récit est très sombre et contient certains passages d’une extrême brutalité. Georges Lautner, à qui le projet est confié, ne se voit guère filmer littéralement ces séquences violentes, et commence à envisager une adaptation plus souple, plus détendue, bien aidé en cela par deux de ses collaborateurs principaux.

Le premier est Pierre Laroche, autrefois co-auteur avec Prévert des Visiteurs du soir, et avec lequel Lautner vient de collaborer sur Arrêtez les tambours. En fin de carrière (il décèdera l'année suivante), Laroche n’accorde qu’un intérêt relatif au récit de Rémy que, de l’aveu de plusieurs participants au tournage, personne ne saisissait en réalité parfaitement. Privilégiant l’atmosphère générale au souci du détail dramaturgique, Laroche couche sur le papier quelques dialogues un peu saugrenus, quelques formules improvisées bien senties, et confie tout cela à une bande de comédiens pas spécialement venus pour jouer du Shakespeare.

Parmi eux, Paul Meurisse, qui découvre le scénario quelques jours avant le tournage. Celui-ci lui déplaît particulièrement, et le comédien décide alors - presque dans un acte de sabotage - d’accentuer les dimensions outrancières et grotesques du personnage. Attifé de façon improbable, animé de rictus ou de mimiques excessives, il accentue à l’excès son propre phrasé rigide et adopte une démarche guindée particulièrement ridicule lorsqu’il tient son revolver... A la conjonction de toutes ces entreprises individuelles de désamorçage de la noirceur initiale du roman, se dessine la singularité du ton du Monocle noir : la comédie d’espionnage parodique était née.

On sent, parfois, que Lautner n’est pas forcément certain de ce qu’il fait, et la séquence introductive, durant laquelle Bernard Blier s’adresse au spectateur pour le prévenir que tout ceci est insolite mais pas bien grave, apparaît comme une précaution "au cas où" (le public ne suivrait pas) dont la même équipe se passera bien volontiers ensuite (le public ayant suivi). De même, dans certains choix de direction artistique (lumière, décors, cadrages...), on sent le réalisateur attiré par un respect littéral des codes narratifs ou esthétiques du film d’espionnage, bien vite désamorcés toutefois par une situation, une réplique ou une attitude bouffonnes.

De manière générale, il convient de ne pas prêter trop d’attention aux articulations narratives du film, tant on peine en réalité à comprendre les tenants et les aboutissants de l’intrigue, autant que les agissements des personnages. Les esprits cartésiens risquent de se perdre dans la multitude des interrogations soulevées (souvent à base de « Mais pourquoi… ? »), là où les imaginaires les plus souples se régaleront d’un film où on poursuit des espions nazis dans les souterrains d’un château breton au son de La Chevauchée des Walkyries de Wagner, où « les aveugles ne sont plus aveugles, où les innocents sont coupables, où les coupables sont innocents et où les espions courent les rues » comme le résume, hébété, le Commissaire Tournemire.

A cet égard (« Un barbu, c’est un barbu… »), si Le Monocle noir annonce indubitablement les grandes heures de la comédie policière parodique, auxquelles Georges Lautner contribuera bien vite d’ailleurs, il ne tient pas forcément la comparaison avec Les Barbouzes, par exemple, dont il apparaît comme une première ébauche (brouillon serait un peu sévère) : une grande demeure aux multiples recoins, des espions internationaux aux accents appuyés rivalisant de malice et une blonde ingénue moins naïve qu’elle n’en a l’air, nombreux sont les éléments invitant à l’analogie. Mais de la même manière que, dans le registre, Elga Andersen (2) n’est pas Mireille Darc, les dialogues de Pierre Laroche sont beaucoup trop inégaux pour soutenir la comparaison : des répliques font ponctuellement mouche (« _ Vous n’allez quand même pas tuer un homme de sang-froid ? _ Ah ben si en plus il faut se mettre en colère ! »), mais l’ensemble ne possède pas une grande homogénéité de ton - conséquence probable d’un processus d’écriture un brin désinvolte.

Pour autant, la désinvolture n’est pas qu’un défaut, et peut même contribuer pleinement au charme d’un film : à l’anxiété de son époque, Le Monocle noir avait la facétie de répondre par l’ironie et la bonhommie, parfaitement incarnées par des seconds rôles de l’acabit de Jacques Marin (le truculent moustachu Trochu), Bernard Blier ou Jacques Dufilho (dans une brève apparition croquignole en guide des Monuments historiques).  Les amateurs - ils sont nombreux - sauront apprécier.


(1) Et avant Le Monocle rit jaune en 1964.
(2) Dont, paraît-il, les yeux de biche inspireront à Gilbert Bécaud la chanson Et maintenant en 1962
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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 10 février 2015