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Critique de film
Le film
Affiche du film

Sherlock Junior

(Sherlock Jr.)

L'histoire

Un projectionniste de cinéma, amoureux de la fille de son patron, est brutalement rejeté par celle-ci lorsque, victime d’une manœuvre d’un rival malhonnête, il est injustement accusé de vol. Dans sa cabine de projection, il s’endort et rêve qu’il rejoint, en tant que détective, les personnages du film qui se déroule sur l’écran et dont l’intrigue n’est pas sans rappeler ce que lui-même est en train de vivre dans la réalité.

Analyse et critique

Les admirateurs de Buster Keaton sont pénibles : ils éprouvent presque toujours le besoin d’affirmer leur admiration pour Keaton en dénigrant Charlie Chaplin. Jean-Patrick Lebel, dans son étude sur celui-là, dénonçait le « sentimentalisme dégoulinant » de celui-ci. Robert Benayoun, autre critique français, démontrait lui aussi la supériorité de Keaton en expliquant que les surréalistes le préféraient de loin à Chaplin - comme si cela constituait une preuve définitive... Plus récemment, dans son ouvrage Forever Buster, le critique britannique Steve Lambley écrit que, dans le trio des grands comiques du cinéma muet - car il ajoute Harold Lloyd dans son analyse -, il y a un génie et un seul, Keaton bien sûr.


Discussions de cour d’école, proclamations d’autant plus dérisoires qu’elles s’accompagnent souvent de mensonges par omission. Ainsi, il n’y a peut-être pas de sentimentalisme dégoulinant chez Keaton, mais le sentiment est loin d’occuper chez lui une place mineure. Jean-Pierre Coursodon, auteur de l’ouvrage probablement le plus épais jamais publié sur Keaton, fait heureusement entendre la voix de la raison dans le chœur des keatoniens lorsqu’il nous invite à nous méfier de la notion de « comique pur ». On a en effet tendance à oublier que Bergson n’a pas seulement défini le comique comme « du mécanique plaqué sur du vivant » ; il emploie aussi la formule « du mécanique dans du vivant », qui montre bien à quel point la question du rire peut être complexe. Et Buster le savait bien, qui n’hésita pas à supprimer de La Croisière du Navigator une scène qui, dans la bande-annonce, avait fait éclater de rire le public mais qui, dans le film proprement dit, ne le faisait plus rire du tout dans la mesure où elle détournait le récit des rapports amoureux entre le héros et sa dulcinée.


Ajoutons enfin que, avec Keaton comme avec tant d’autres au cinéma, il est parfois bien difficile de savoir qui a fait quoi dans le processus de création. Au générique de Sherlock Jr., Keaton est crédité comme réalisateur. Selon une actrice, le vrai réalisateur serait en fait Fatty Arbuckle, condamné à travailler dans l’ombre après avoir été accusé d’avoir causé la mort d’une starlette (il fut finalement disculpé, mais le mal était fait). Selon Keaton, cette version des choses serait très incomplète et terriblement inexacte : oui, par amitié, il avait effectivement demandé à Arbuckle de mettre en scène Sherlock Jr. (il avait d’ailleurs été l’un des rares à prendre publiquement sa défense pendant « l’affaire »), mais Arbuckle était si déprimé que, au bout de trois jours de tournage, il était apparu qu’il était hors d’état de mettre en scène quoi que ce soit. Le carton du générique dirait donc la vérité, toute la vérité : Sherlock Jr. serait bel et bien un film interprété et réalisé par Buster Keaton. Il est trop tard pour tirer aujourd’hui cette affaire au clair. Mais peu importe : c’est le film qu’il convient de regarder, et ce métrage plutôt moyen que long - puisqu’il ne dure qu’une cinquantaine de minutes - constitue, pour reprendre un mot de Coursodon, une espèce de miracle.


Précisément parce que, chez Keaton, technique et émotion ne sont pas loin d’être synonymes. L’habitude que nous avons prise depuis quelque temps de voir, du fait des ressources infinies du numérique, les fantaisies les plus inconcevables sur un écran, grand ou petit, risque de nous faire oublier - et c’est peut-être cette injustice potentielle qui rend si acharnés les keatoniens - à quel point Sherlock Jr. constituait en son temps, à bien des égards, un exploit. Le terme post-production ne recouvrait pas grand-chose : tout devait être imprimé directement sur la pellicule. Autrement dit, Keaton conduit réellement, sur un long parcours, une moto en étant assis, non sur la selle, mais sur le guidon, et si l’on veut à tout prix chercher un « trucage », il se niche dans la chute de l’autre passager du véhicule : cascade que Keaton effectua lui-même, après avoir pris la place de son partenaire. Toutes les scènes n’étaient évidemment pas aussi dangereuses, mais elles n’en exigeaient pas moins des prouesses techniques de la part des opérateurs. Les multiples passages caméra, nécessaires, entre autres, pour un dédoublement de personnage, s’obtenaient avec de simples jeux de caches, mais ces bricolages tenaient du génie lorsqu’on songe qu’en plus, il fallait repasser le film à la même vitesse... alors qu’il n’y avait, pour le faire tourner dans l’appareil, que la main de l’opérateur sur une manivelle. Bref, celui-ci devait savoir battre la mesure.


Ces aspects techniques ne relèvent pas uniquement de la rubrique « making of ». La ténacité qu’ils impliquent est une preuve parmi d’autres de l’importance de l’émotion chez Keaton ; elle rejoint, en effet, l’impassibilité légendaire de son personnage. Cette impassibilité - au demeurant toute relative, car il convient de ne jamais oublier son regard - n’est pas celle d’un indifférent, mais d’un résistant. Buster refuse de s’incliner devant l’adversité, que celle-ci prenne la forme de l’hostilité des hommes ou d’un déchaînement des éléments naturels. Ces aspects techniques touchent aussi au sujet même de Sherlock Jr., puisque nous nous trouvons, bien avant La Rose pourpre du Caire et bien avant Last Action Hero, face à un film qui n’est autre qu’une proclamation de foi adressée au cinéma.


Donc, accusé d’un vol qu’il n’a pas commis et rejeté par sa fiancée, le héros, aspirant détective, mais projectionniste de son état, s’endort dans sa cabine de projection pour oublier ses malheurs, mais le rêve qui s’ensuit n’est pas à proprement parler une évasion - c’est un compromis. Dans un plan fameux qui pourrait bien avoir inspiré une séquence du Vampyr de Dreyer, un double de Buster se détache du corps de Buster endormi et traverse toute la salle pour aller s’introduire dans le film projeté sur l’écran (on admirera, au passage, le travail des chefs opérateurs Elgin Lessley et Byron Houck, puisque ce qui nous apparaît comme étant des images projetées sur une toile était en fait une véritable scène de théâtre avec des comédiens en chair et en os). Mais il ne se contente pas de se mêler aux personnages du film - il les remodèle en les remplaçant par les personnages qui l’ont rejeté dans la réalité et, devenu dans ce rêve détective à part entière, il résout brillamment une affaire de vol assez semblable à celle qui lui a valu d’être accusé et sauve la vie de l’héroïne. C’est, pour reprendre une expression employée par Proust à propos de Nerval, « le rêve d’un rêve ». Mais, évidemment, on devine à quel point le réveil va être douloureux.


Eh bien, on devine mal ! Pendant qu’il dormait, la fiancée a mené elle-même son enquête et a identifié le vrai coupable. La réalité a, d’une certaine manière, fait écho au film rêvé ou, comme disent les Anglais, life imitates art. On ne saurait, bien sûr, sous-estimer le comique des divers quiproquos et acrobaties qui ponctuent les deux « niveaux » du film, mais ce comique a tôt fait de rejoindre ici le fantastique et, si nous évoquions Nerval, c’est très logiquement que certains commentateurs ont pu aussi voir en Buster un fils spirituel d’Edgar Poe, Sherlock (Sherlock Sr., le héros de Conan Doyle) n’étant d’ailleurs lui-même qu’un disciple du Dupin de La Lettre volée ou de Double Assassinat dans la rue Morgue. Dans tous les cas, la réalité se voit contrainte de se défaire de son masque face à la force de l’imagination. Et si cette révélation-confusion, si ce jeu poétique est aussi convaincant dans les films de Keaton en général et dans Sherlock Jr. en particulier, c’est parce que, comme nous l’avons dit, le public sait, ou tout au moins sent que le comédien Keaton a littéralement réalisé l’impossible. En conduisant une moto, comme nous l’avons dit, assis sur le guidon (1), en étant filmé à l’intérieur de véritables décors et non devant un blue screen ou un écran vert (choses qui n’existaient pas encore) quand son personnage, tout en demeurant parfaitement immobile, voit le paysage se métamorphoser autour de lui... Bien sûr, il convient de saluer chaque jour la manière dont la technologie moderne arrive à nous faire prendre des illusions pour des réalités, mais Buster Keaton, qui, il y a un siècle, devait faire avec les moyens du bord, faisait peut-être mieux encore : il métamorphosait, pour le plus grand plaisir du spectateur, la réalité en illusion.

(1) Interrogé à la sortie d’une projection de Pee-Wee Big Adventure, Pierre Etaix avait dit, en termes polis mais fermes, les limites qu’il trouvait au comique de Pee-Wee, dès lors qu’il était clair que celui-ci se faisait doubler par un cascadeur pour la moindre chute de vélo. Et il citait Keaton (à qui, il est vrai, il était souvent comparé), lequel, en effectuant lui-même ses cascades, entraînait le spectateur dans une autre dimension. (Entretien paru en mai 1987 dans Métal Hurlant.)

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La fiche IMDb du film

Par Frédéric Albert Lévy - le 31 août 2020