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Critique de film
Le film
Affiche du film

Sexe, mensonges et vidéo

(Sex, Lies, and Videotape)

L'histoire

Graham (James Spader) revient les mains vides et l'allure changée à Bâton Rouge, la ville de sa prime jeunesse, où l'accueille le soir de son arrivée un ancien ami, John (Peter Gallagher). Pour lui ça va : il ment aux filles et il a fait du droit. Il trompe son épouse, Ann (Andie MacDowell), avec la sœur de celle-ci, Cynthia (Laura San Giacomo). Les choses auraient pu en rester là. Mais il y a les vidéos de Graham et l'émoi qu'elles suscitent dans ce petit monde saturé d'ennui et d'hypocrisie.

Analyse et critique

En recevant une Palme d’Or pour son premier film, à 26 ans, après un passage acclamé par Sundance, Steven Soderbergh devenait (et restera) le plus jeune récipiendaire de cette distinction (1). Où se rendre après cela ? Ce n’est pas pour rien qu’il pastichera le « premier film » comme un genre en soi avec Schizopolis (avant un regain de popularité avec Hors d’Atteinte) : sa carrière mettra des années à se remettre de ce démarrage triomphal. Sexe, mensonges et vidéo est frappant de maturité non seulement stylistique et thématique (les grands motifs de l’œuvre y sont tous déjà présents de manière plus ou moins affirmée), mais existentielle. C’est le premier film d’un jeune homme qui commence à cesser de l’être, qui se retourne sur son expérience et en ressort profondément troublé, un film qui traite de ce moment de la vie où on commence à questionner les choix que l’on a faits, le coût qu’ils commencent à avoir, qui impose la question de ce qui a de l’importance pour quelqu’un qui vieillit et ce qui n’en a pas. Derrière la charge volontaire du titre, ses échos de tabloïds (certains agents auraient refusé de faire circuler le script au vu de celui-ci et le tournage se faisait sans la mention de son premier élément) se cache une rêverie délicate, pudique (le sexe, justement, y est traité de façon on ne peut plus elliptique). Une première œuvre brillante (avec sa suggestion que nous devenons tous via la technologie des personnages de tabloïds), sensuelle (comme Do The Right Thing sorti la même année, elle est d’une attention saisissante aux textures et aux peaux), sèchement drôle, et finalement réellement bouleversante, où ce cinéaste à la fois stakhanoviste et secret, admiré et méconnu, se cache à la vue de tous.

Il y a à l’évidence pas mal de vécu personnel derrière le film, et la posture analytique, distanciée de son personnage enquêteur (celle-là même qui est souvent celle du cinéaste), motivée par une terreur viscérale de se mettre à nu face à d’autres, éclaire d’un jour troublant celle de Soderbergh, qui lui aussi déteste les mensonges, va se montrer un pourfendeur pugnace de la corruption sous ses formes les plus variées. Mais le dégoût presque religieux (voir le crucifix qu’y arbore une femme coincée dans un mariage malheureux) du mensonge, la passion transcendante de l’honnêteté, est ici le propre des deux personnages affligés de troubles sexuels – l’impuissance et la frigidité. D’une manière (quasi- ou franchement) puritaine, ce sont les deux qui mentent et trompent qui jouissent. Or le film opère un retournement (au fond assez chrétien) de la faiblesse en force : c’est parce que Graham et Ann finissent par reconnaître qu’ils ont « des problèmes », qu’ils perçoivent chez l’autre un reflet de leur propre névrose, qu’ils sont capables de s’approcher l’un de l’autre, et de nouer une véritable intimité… ce dont se montrent précisément incapables les personnages pour qui le sexe en revanche va de soi. Sur ce plan, qui jouit et qui peine à jouir est ici férocement indexé à divers statuts socio-économiques.

Graham revient après des années dans la ville de Bâton Rouge. Il n’a pour possession que sa voiture, ne veut qu’une seule clé (c’est plus « propre »). Dans un contre-pied rusé des clichés, c’est cet esprit libre à la dérive qui est impuissant, tandis que son ancien ami de colocation et de fraternité, John, juriste embourgeoisé, non seulement se vante de tomber les filles grâce à son alliance, mais sert à la sœur de son épouse, Cynthia, peintre et serveuse, à se rassurer sur le fait que cette dernière (la fille sage ayant fait un beau mariage) est un plus mauvais coup qu’elle. Comme elle l’explique en psychothérapie, Ann ne s’intéresse pas beaucoup au sexe. Elle accepte stoïquement son enfermement dans l’intérieur où elle vit depuis qu’elle a abandonné un emploi à la demande de John (qui suggère à toutes les femmes à qui il s’adresse dans le film d’abandonner leur métier), elle aussi est très préoccupée par la propreté, la dernière fois qu’elle est devenue plus heureuse, ça ne lui a pas spécialement plu – elle avait pris du poids. Graham vient manger chez eux, lui et John ne sont clairement plus sur la même longueur d’ondes (comme Soderbergh, Graham déteste deux choses, par ordre croissant : les menteurs et les juristes), mais il fait bonne impression à Ann. Ils méprisent le même homme, tout comme John et Cynthia méprisent la même femme. Pour avoir la maison libre et pouvoir y coucher avec Cynthia, John encourage Ann à aider Graham à trouver un appartement en ville. De rencontres en rencontres, c’est ainsi qu’elle comprend la vie terrible mais fascinante qu’il mène : il n’a plus de rapports avec aucunes partenaires depuis une rupture traumatisante il y a neuf ans, mais filme en vidéos, pour usage masturbatoire assumé, des interviews sur leur sexualité avec des femmes rencontrées, moyennant la promesse qu’il sera le seul à en faire usage. Probablement pour faire concurrence à sa sœur scandalisée par cette pratique, Cynthia s’intéresse à son tour à Graham, accepte de se faire filmer et, après avoir trouvé cet homme plutôt charmant, prend intérêt et plaisir à l’exercice (elle finira par proposer d’elle-même de se masturber). Tout cela ne profite que très brièvement à John (Cynthia demandant illico après une séance expresse avec ce bon baiseur). L’intrusion de Graham dans le triangle pervers, inéquitable, de ce mâle chauvin et des deux sœurs dérègle son équilibre prévalent et fait voler en éclats ses arrangements respectifs. John se révèle celui qui n'a aucune connaissance de lui-même et qui à force de voir les circonstances constamment lui sourire avait trop tenu les autres pour acquises. N'étant capable de vérité occasionnelle qu'en se trahissant par ses mensonges éhontés (quand il exprime à son insu une vérité en prenant pour prétexte un « problème familial » pour rejoindre Cynthia depuis son bureau), il n'est plus à la hauteur. Cela rapproche les deux sœurs, sachant qu'il opérait selon une logique du diviser pour mieux régner. Cette revanche poétique (et qu’il faut admettre dénuée de la moindre bienveillance vis-à-vis de ce yuppie) permet au cinéaste d’affirmer agressivement où se situent ses sympathies et antipathies.

Soderbergh est un subversif, fondamentalement préoccupé par les relations de la norme et de marge, qui esquisse ici les contours de ses rapports complexes avec l’industrie. La caméra Sony de Graham (lui-même une sorte de metteur en scène, jusqu’aux chaises qui y correspondraient dans son salon ascétique) permet de créer des images, de donner à entendre des paroles, situées hors des goûts et inclinations du cinéma commercial. Un autre usage, plus même qu’indépendant, situé en l’occurrence hors du marché, est faisable de l’appareil. De ses expérimentations à la DV à son filmage à l’iPhone, le metteur en scène n’aura de cesse de profiter de la technologie à la portée de tous pour gagner en marge de manœuvre. Il prévient dès le départ que cette approche n’est pas sans risques, à commencer par celui de l’exploitation, si ce n'est plus simplement de la pornographie (le sofa en cuir où parlent les filles fait dangereusement intro de gonzo). En « retournant les tables » comme il l’en accuse, Ann en filmant le filmeur révèle tout ce qu’il peut y avoir de peur derrière ce désir de contrôle, d’appétits prédateurs sous la volonté de savoir. L’acte n’est honnête qu’à condition d’être radicalement personnel, pas seulement voyeur ou « curieux » au sens le plus le plus douteux du terme. La réflexivité qui pouvait animer Atom Egoyan à la même époque, sur la valeur et la pertinence de certaines transgressions par l’image, motive ce geste introspectif. Du reste, on ne filme jamais uniquement « pour soi », l’image est de facto une archive, une forme de communication. Elle est condamnée à pouvoir circuler (ici jusqu’à John qui voit et entend sans pouvoir comprendre) et il faut se montrer prêt à l’assumer.

Car le contrôle et la prédation se situent ici sur un plan mental, non pas physique. Le sexe, dont la représentation est pratiquement évacuée, et qui quand elle ne l’est pas est figurée de manière hautement stylisée, se voit étrangement moins associé au registre de l’animalité (avec ses questions possibles de dévorer ou d’être dévoré) que du monde végétal : la plante que John offre à Cynthia (qui en décore son appartement à profusion), le pot qu’il pose sur lui quand il l’attend nu dans son lit, celles du jardin dont Ann est séparée par la vitre de sa prison dorée… En somme la vie sous sa forme la plus élémentaire, dont on se prive par maintes manières de se prendre la tête. La vérité fait-elle bander ? Graham explique qu’il était un menteur compulsif, quand il était sexuellement actif, et que ne plus mentir implique pour lui de ne plus coucher. Mais il se ment en réalité encore à lui-même : c’est en voyant une caméra retournée contre lui (et éteinte au bon moment) qu’il peut retrouver, en affrontant ses limitations et leur nature véritable, une libido épanouie. Comme Ann, il lui aura fallu cesser de se couper littéralement du monde. Discrètement, la nature est bien présente au cours du film, par le crissement des insectes nocturnes, le chant répété d’un oiseau, la luxuriance de la Louisiane. Le film est un délice non seulement des yeux mais des oreilles (ne serait-ce que grâce au premier score de Cliff Martinez). Souvent à l’unisson, comme quand l’accent chantant de Caroline d’Andie MacDowell en Southern Belle vient se saccader dans un éclat de rire gêné, tandis que ses joues virent à l'écarlate. À la fin, des doigts se joignent, c’est l’homme qui rit un peu, quand elle le remercie (non sans nombre d’implications) d’avoir ramené la pluie avec lui. Si Soderbergh est un cinéaste souvent pudique, c’est aussi parce qu’il est singulièrement apte à rendre palpable le désir par les contacts les plus élémentaires. Cinéaste analytique assurément, mais également du touché, de la texture et des bruits, dont l’aptitude à éprouver le monde s’exprime par une attention ardente, en léger retrait parce que passionnée jusqu'au vacillement. Ce thé se sert glacé pour une raison.

(1)  Erratum : Louis Malle était encore plus jeune après la co-réalisation du Monde du Silence, mais personne n'a supplanté Soderbergh depuis 1989.

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 15 février 2022