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Critique de film
Le film

Rien ne va plus

L'histoire

Elizabeth (Isabelle Huppert) et Victor (Michel Serrault) forment un duo d’arnaqueurs qui écument les lieux chic pour détrousser (sans jamais prendre trop de risques) des victimes soigneusement choisies. Elizabeth les fait passer à la vitesse supérieure en mettant le grappin sur Maurice (François Cluzet), un trésorier en possession d’une grosse somme qu’il s’apprête lui-même à détourner. Ce faisant, en quittant la Suisse pour la Guadeloupe, ils se retrouvent impliqués dans un univers beaucoup plus dangereux que ce dont ils avaient l’habitude. 

Analyse et critique

Rien ne va plus succède au succès public et critique de La Cérémonie et ne reproduira ni l’un ni l’autre. Sans être généralement considéré comme comptant stricto sensu parmi les ratages qui ponctuent la filmographie de Claude Chabrol (et dont il était le premier à s’amuser), ce n’est pas un film souvent cité parmi les titres importants de son œuvre. Ce n’est pas que dommage, c’est injuste. Il s’agit d’un film très élégant (parmi ses plus tenus sur un plan formel), formidablement articulé (à l’image de la richesse d’expression de ses deux escrocs mondains), qui allie un caractère espiègle à un vrai trouble, animé par cette « légèreté dure » qu’une détrousseuse de riches oppose à la « dureté légère » d’un autre, vrai voyou, lui. En somme, un héritier de Lubitsch - et peut-être le fait qu’on associe moins cette manière à Chabrol que celle d’un, mettons, Hitchcock, ou Lang, a-t-elle contribué à la négligence de ce beau portrait de gentlemen voleurs. Plastiquement clair comme les paysages enneigés de l'Engadine et les plages des Caraïbes qui y sont filmées, son récit tout en faux-semblants et apparences trompeuses dissimule une incertitude de fond caractéristique du cinéaste, qu’il pousse en l'occurrence très loin sans générer d’incrédulité.


Nous découvrons entre un casino et un hôtel voisin d’Aix-les-Bains comment Elizabeth, se présentant comme une femme d’affaires aux mœurs libres, séduit, endort et vole, avec la complicité de Victor, un homme (Jackie Berroyer) présent pour un séminaire professionnel. Elizabeth (dite parfois Betty, en une allusion à un précédent film de Chabrol lui aussi trop négligé) et Victor, sous divers alias, différents costumes, différents accents et diverses teintures la concernant, sont des spécialistes de l’arnaque, écumant les lieux où des cols blancs se retrouvent en réunions, congrégations et autre think-tanks pour les voler, si possible sans qu’ils s’en aperçoivent : ils ne leur prennent jamais plus de la moitié de la somme qu’ils peuvent leur extorquer sur le moment et se contentent de s’incruster dans des événements relativement anecdotiques. Cela changera quand, après une escale parisienne, tous deux devront se retrouver à Sils Maria, où Elizabeth attend Victor, avant le jour dit, et le met à son arrivée devant le fait accompli : elle est ici avec Maurice, jeune homme d’affaires à l’allure vaguement barbouze, qu’elle « cuisine » depuis une année. Il a en sa possession une mallette contenant cinq millions de francs suisses, qu’il est supposé rapporter à une multinationale fort louche, et l’idée de disparaître dans la nature avec cette somme le titille à l’évidence. Le plan d’Elizabeth est de l’assister dans ce sale coup, pour mieux le couillonner ensuite. Maurice ignore d’abord qu’elle est secondée par Victor, mais, par tactique discutable et goût du jeu plus compréhensible, elle a tôt fait de révéler au pigeon que celui qui se présente comme un colonel à la retraite est en fait son associé. Cette aventure qui les mène outre-mer les fera se confronter à des criminels autrement plus dangereux et cruels que ce à quoi ils étaient accoutumés. 


La corruption du beau monde mène rapidement aux cercles criminels les plus sordides (où il est toutefois pris soin d’encore exhiber son raffinement au moment de menacer et de torturer, où même la contrainte létale s’exprime encore poliment), mais Victor et Elizabeth ne deviennent pas des personnages clairs par la simple grâce du contraste avec cette fange-là. Si le premier dit agir au nom de principes moraux bafoués (il entend « moraliser illégalement des lois immorales »), ceux-ci restent assez discutables - son obsession du fisc est un peu pathétique -, la perversité de la seconde joue presque plus souvent contre son propre avantage qu’elle ne le sert. L’idée d’une légitimité à détrousser les autres se fonde chez eux (surtout Victor) sur le sentiment déplaisant, quoique pas inexact, de leur supériorité intellectuelle sur leurs victimes : le nombre de fois où Victor traite Maurice de con finit par suggérer, dans l’indignation qu’il met à formuler cette insulte répétitive, qu’il y a là quelque chose comme de l’envie pas très bien assumée. Ils haïssent les riches, mais ils ne méprisent pas la richesse. La nature même des relations qu’il entretient avec cette femme formée à l’arnaque par ce vieil homme qu’elle appelle « petit père » est incertaine : sont-ils père et fille? Oncle et nièce ? Mari et femme ? D’anciens amants ? De purs et simples associés de très longue date ? (1) Deux choses sont sûres : leur complicité est profonde et ils aiment ce qu’ils font, ils s’en amusent (dans le cas d’Elizabeth, au point d’augmenter les risques quand cela rend le jeu plus intéressant). Une référence au Château, le nom du magnat dangereux qui les capture (Monsieur K, interprété avec une grandiloquence truculente par Jean-François Balmer), évoquent Kafka, la dimension picaresque de ce maître de l’incertitude existentielle. Si la vie n’a pas de sens, qu’elle est pleine d’accusations injustes et de sphères inatteignables, ne reste alors plus qu’à jouer.

Car Rien ne va plus, film des apparences changeantes, des rôles qui varient, d’une essence des choses appelée à demeurer insaisissable, de la fiction de la présentation de soi aux autres, traite au fond du jeu, de la représentation, renvoie à ce métier lui aussi pratiqué par des êtres incertains vivant souvent en marge de la bonne société (ou de la société tout court) : celui d’acteur. Beaucoup de scènes se construisent sur la multiplicité des degrés de lecture, ce qu’une personne comprendra, selon le rôle qui lui est joué, tandis qu’une autre, partant des relations plus profondes qu’elle entretient à la première personne, comprendra alors. Il n’y a cependant jamais de socle sûr, final, sur lequel appuyer l’interprétation - et donc toujours le risque d’être trompé, de s’avérer être la personne flouée. Elizabeth se fera finalement avoir par Victor, mais au moment de retrouver ses traces, finit par ne pas lui en tenir trop rancune : autant se rabibocher, tout ça est trop amusant. La représentation est constante, l’ironie étant que dans un monde de (belles) apparences, personne ne soit vraiment sensible au beau, en tant qu’il serait apprécié pour lui-même, toujours à sa dimension instrumentale et ostentatoire. De monsieur K qui use et abuse de la Tosca de Puccini (en connaisseur : il pourra vous faire savoir que c’est la meilleure version, celle du Philarmonia Orchestra avec Placindo Domingo) pour dramatiser ses menaces, au concert de Schönberg en hommage à Loïe Fuller où autant Victor qu’Elizabeth ou Maurice se contre-fichent de la représentation, la haute culture sert d’ornement, d’écrin, finalement de prétexte, à une filouterie élémentaire. C’est d’ailleurs une entreprise de séduction qui mène un truand à sa perte, son attachement à une image sensuelle allant jusqu’à l’anéantir : il finira littéralement vidé de sa matière grise par le globe oculaire.


La violence de ce moment choque d’autant plus que cet accès de brutalité (comme un autre qui suivra) n’est montré que brièvement, sèchement, comme un rappel au principe de réalité dans ce qu'il peut avoir de plus glaçant (et grotesque), au cours d’un film qui pose l’insouciance en principe de vie et de survie. Peut-être est-ce aussi cela qui provoque la négligence, l’idée (superficielle dans son désir même de pseudo-profondeur) qu’un film qui se prend aussi peu au sérieux ne saurait être sérieux. La Cérémonie, que Chabrol présentait comme le « dernier film marxiste », s’il n’a rien de pseudo-profond, ne court pas ce risque. Il y avait dans la formule un sens habile de la communication (le cinéaste se vantait de savoir « assurer le service après-vente ») allant, aussi, avec un certain fatalisme politique. Rien ne va plus qui se conclut sur le Changez tout guilleret de Michel Jonasz, pourrait bien être assez sérieux quant à ce désir de changement. Dans un film qui traite moins de la France que de la francophonie, il est question de la Suisse et de son argent « qui n’a pas d’odeur », de la Guadeloupe où durant le vol aller un intellectuel local discute à haute voix de la domination coloniale (et de ses ramifications avec les puissances financières), une allusion est faite à la Belgique et l’affaire Dutroux (pas seulement un fait divers mais un scandale public ayant mis à mal un gouvernement)... Après un siècle, d’après un carton jouant d’un double sens avec le tournant du millénaire, Elizabeth retrouve Victor. Ils ont l’air prêts à filouter, tant que les roulettes des casinos tourneront, qu’il y aura des congrégations de notables auxquelles se rendre dans de beaux hôtels touristiques. Quand rien ne va plus, il faut tout changer.

(1) On peut voir dans l'indécision troublante de cette relation un élément d'autoportrait pudique de la part du cinéaste regardant sa relation à une actrice avec qui il a souvent collaboré : Huppert symbolise pour lui à la fois l'aimée, la complice et la fille.

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 8 mars 2021