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Critique de film
Le film
Affiche du film

Pour la suite du monde

L'histoire

L’Île-aux-coudres se situe dans l’estuaire du fleuve Saint-Laurent, non loin de Québec. La population a longtemps vécu de la pêche aux bélugas, pratique abandonnée dans les années vingt. Pierre Perrault, accompagné d’une équipe de l’Office National du Film, arrive en 1962 dans l’île pour filmer cette pratique ancestrale, ravivée pour l’occasion

Analyse et critique

Méconnue en France, l’œuvre de Pierre Perrault est d’évidence l’une des plus précieuses et importantes du cinéma documentaire. Mais dire cela c’est déjà tracer des frontières qui n’ont pas lieu d’être entre un cinéma de fiction et un parent pauvre qui serait le cinéma du réel. Alors disons le tout net, Pierre Perrault est l’un des plus beaux acteurs du cinéma mondial des années 60 et 70.

 Pierre Perrault, c’est d’abord un cinéaste de la parole, un explorateur de la puissance évocatrice du langage et des voix : « Il y eut d’abord cet oncle Jean-Baptiste, le meunier du Ruisseau Michel, et j’ai réalisé que ce qu’il disait du bruit de sa moulange était plus beau que le bruit de la moulange. N’est-ce pas là la poésie : une simple humanisation des choses, des gestes, des circonstances par la parole. Dépasser le visuel pour atteindre au signifiant. Rien n’existe pour l’homme qui ne soit exprimé. Et ce qui importe dans les choses, c’est l’invisible. Ce que seule la parole peut communiquer, déceler, surprendre, amener à la conscience. » (1) Le monde, Perrault l’a d’abord découvert au travers de son magnétophone avant de venir au cinéma. Il réalise des séries pour Radio-Canada et l’une d’elles, Au pays de Neufve France est devenu une série documentaire pour la télévision québécoise, série dont il assure la production et écrit les commentaires. Treize films dont le premier se nomme La Traversée de l’Île-aux-coudres.

L’Île-aux-coudres : un nom magique et singulier qui est déjà de la poésie, un petit bout de terre qui va donner naissance à Perrault cinéaste. Ses accoucheurs sont deux îliens, Alexis Tremblay et sa femme Marie, un vieux couple qui lui parle longuement et dont les histoires et les souvenirs sont une révélation pour Perrault. Il ressent que ce qu’ils disent de manière si simple, si discrète, est primordial et qu’il doit en être le passeur. Comme Flaherty l’a fait quarante ans auparavant dans Nanouk l’esquimau, il décide de les mettre en scène. Comme Flaherty demandant aux habitants de l’île d’Aran de pêcher pour sa caméra le requin pèlerin, ranimant par là une pratique abandonnée depuis des décennies, Perrault demande aux habitants de l’Île-aux-coudres de pêcher le marsouin, pratique également révolue. Toujours dans l’optique de raviver le réel, il leur demande également de rejouer les querelles entre les Tremblay (les Canadiens francophones et catholiques) et les Français de France. Si Flaherty filme des gestes, inscrit ses personnages dans le monde par la lutte incessante qu’ils mènent contre une nature hostile, Perrault filme la parole car tout, pour lui, passe par elle. Les premiers hommes en nommant les objets, les animaux, les éléments naturels qui constituaient leur environnement, leur donnaient corps, les incarnaient. Pour Perrault, le cinéma rejoint cette pratique presque magique : montrer quelque chose ne lui donne pas vie, il faut nommer cette chose, il faut qu’elle soit transfigurée par l’esprit humain, décrite par la parole. C’est à travers la parole que les êtres se dévoilent, c’est la captation du langage qui permet de voir à l’intérieur d’eux. Perrault tout au long de son œuvre va creuser ce mystère, par le cinéma bien sûr mais aussi au travers d’une production littéraire très riche, Perrault étant également poète et essayiste.

Si Perrault poursuit la voie Flaherty, il n’est pas sans rapport avec la démarche de Jean Rouch, son contemporain. Tous deux mettent le principe d’écoute de l’autre au cœur de leur geste documentaire. Rouch ne filme pas l’Afrique avec son savoir, sa connaissance ethnologique. Il plie ses films à ce qui se passe devant sa caméra, apprend à laisser de côté sa vision occidentale pour reproduire avec la plus grande justesse les mondes africains. Si les gestes, les coutumes, la marche, les voyages fondent le cinéma de Rouch, Perrault ne peut approcher les populations qu’il filme de la même manière. Les habitants de l’Île-aux-coudres sont des hommes de la parole, c’est donc cette parole qui fonde son cinéma. Tout l’art de Perrault est de nous amener à écouter, à entendre ce qui est dit.

D’où l’importance pour lui du cinéma direct. Il impose le son synchrone, seule façon pour lui de restituer ce monde qu’il entend filmer. Un monde qui préexiste au film et qui pousse le cinéaste à s’immerger dans la matière même de son sujet, à appréhender, à réagir non seulement aux visages, aux hommes, aux gestes, aux lumières, aux paysages, mais aussi et surtout aux paroles, aux bruits de fond, à la musicalité du monde. Ce cinéma direct passe par un refus du commentaire, cette voix qui impose, qui sait, qui pense savoir. Perrault écoute les gens et leur redonne la parole. Il se nourrit des accents, des expressions, des patois et ce déferlement d’une langue enfin libérée rend bien désuet, vieillot, pompeux et inutile le sacro-saint commentaire du narrateur. Ce cinéma direct est un mouvement mondial. En Afrique, Jean Rouch libère la parole des colonisés, en France Chris Marker et ses amis créent les Groupes Medvedkine qui permettent aux ouvriers de se la réapproprier. Des espaces d’expression enfin offerts à ceux qui jusqu’ici n’ont pu que se taire.

La parole est création : elle construit une identité, elle bâtit un peuple, elle défend une cause. Dans les films de Pierre Perrault, on construit, tout le temps : des bateaux, une histoire, une culture, un passé. Les habitants de l’Île-aux-coudres ne travaillent jamais en silence, de manière besogneuse et discrète, mais toujours à partir d’échanges, voire d’engueulades. C’est pourquoi Perrault aime filmer les artisans, car ceux-ci travaillent tout en parlant : on recueille l’expérience du passé, le savoir de l’autre, on confronte ses idées, on crée. Mains et mots construisent quelque chose de concert. D’ailleurs il n’y a pas que les hommes qui parlent chez Perrault, les objets ont aussi leur mot à dire. Ils font sens, ils évoquent des images, ils en appellent au passé. D’où l’importance de ces choses créées, non seulement pour le processus de fabrication qui libère la parole, mais pour le sens contenu dans l’objet en lui-même. Construire un bateau, tuer un cochon, installer des pièges pour les marsouins, réaliser un film participent au final de la même démarche. Perrault avec sa caméra et son son synchrone, se jette dans le réel comme on part à la pêche. Il ramène tout ce qu’il peut et sur la table de montage confronte l’objectivité des images et des sons figés sur la pellicule à sa mémoire des évènements. Naturellement un tri se fait : des évènements qui l’ont marqué ne fonctionnent pas en film, ne brillent pas. Des choses passées inaperçues deviennent sublimes sur l’écran. Perrault apprend au contact de ces rushs, découvre une proposition de réalité et c’est celle-ci qu’il transmet aux spectateurs.

C’est toute la différence entre un cinéma documentaire qui prépare son sujet, son discours puis va chercher sur le terrain les images et les témoignages à même de corroborer, d’appuyer et prouver ce qui a été décidé, et la geste documentaire de cinéastes qui de Flaherty à Gheerbrant, en passant par Rouch et Kramer, sont au monde, sont à l’autre. Pour ces cinéastes, le documentaire c’est avant tout du doute, de l’inconnu, des lambeaux du réel, toutes choses qui s’opposent aux certitudes. Les réalisateurs qui ne doutent pas sont des réalisateurs de JT. Les véritables documentaristes n’apportent pas leur savoir lorsqu’ils tournent : ils découvrent et comprennent par le fait même de filmer. Même si leurs films sont préparés, scénarisés, les lieux et les personnages "castés", lorsque la caméra tourne ils repartent à zéro et oublient tout. Car c’est en tournant que la caméra révèle les choses, que des évènements adviennent par le seul fait de filmer. Rejeter l’imprévisible, refuser ce qui est provoqué par la présence du filmeur, c’est faire du JT, c’est mentir. Le vrai documentariste recherche ces incertitudes, sort des répétitions pour découvrir, prend le risque de s’écarter de son projet, de sa vision des choses. Un documentaire ne s’écrit pas, il se vit.

Dire que Flaherty ou Perrault ne sont pas des documentaristes car ils demandent aux gens de mimer des gestes, de refaire des scènes, de jouer, est une aberration totale. La prétendue objectivité du documentaire n’existe pas. Cacher ce fait est le plus grand des mensonges et c’est toute la philosophie des reportages télé. Assumer le "je", se montrer à l’image (Cavalier, Varda), être dans son film, être au monde, voilà où se situe la plus belle des vérités. Un documentariste doit assumer ses mensonges et ceux des personnes filmés. Perrault ramène plein de petits mensonges sur les habitants de l’Île-aux-coudres, mais qu’importe : c’est leur vérité, leur monde. Les éditions Montparnasse avec cette collection absolument indispensable qu’est "La Geste cinématographique", rendent compte de ce mouvement de réalisateurs qui créent leurs films par le fait même d’actionner une caméra. C’est bien ainsi qu’il faut comprendre ce titre, "Geste cinématographique". C’est par le truchement de la caméra que ces artistes explorent le monde, en rendent compte. Peindre un tableau, écrire un poème, tourner la manivelle d’une caméra Bell & Howell ou d’une Arriflex 16mm … il y a à l’origine de tout acte de création un geste. Ces cinéastes, Flaherty, Rouch ou Perrault, sont également d’excellents techniciens, parfois des découvreurs, ils possèdent une connaissance parfaite de leurs outils. Ils y accordent tous une grande attention, ressentent le besoin d’en comprendre les mécanismes. C’est que caméra ou magnétophone, ces appareils sont leurs yeux, leurs oreilles, l’interface qui va leur permettre de redécouvrir le monde et de transmettre cette redécouverte.

Perrault travaille avec Michel Brault, Bernard Gosselin et Jean-Claude Labrecque. Fidèles chefs opérateurs, ils participent activement à l’élaboration des films. Michel Brault, également réalisateur, est un spécialiste de la caméra légère. La trilogie de L’Île-aux-coudres est tournée au moyen d’équipements portables, avec un magnétophone et une caméra très compacts, silencieux et discrets. C’est la naissance du « Cinéma direct » (Perrault préférait parler de « Cinéma vécu ») mouvement qui aura une influence déterminante sur la geste documentaire et sur le cinéma en général. Une manière de concevoir un film en s’imprégnant de l’immédiateté des actions et des paroles, une forme de cinéma spontané jamais exploré auparavant.

On l’a vu, le fait de faire tourner une caméra, un magnétophone, fait partie pour Perrault de l’acte de création. Le geste définit l’art cinématographique. Dans un documentaire, le fait de filmer des gens les transforme d’un coup en personnages. Devant une caméra qui tourne on joue un rôle, son rôle, et par ce jeu on se libère. Une personne filmée se réinvente mais ce faisant se livre complètement. Perrault le sait très bien et le moment du tournage est ce moment qui révèle la vie, comme un bain chimique révèle les images d’une pellicule. Il révèle des choses sur ses personnages, sur son sujet, mais aussi sur la personne qui filme. Pourquoi filmer ceci et pas cela, pourquoi ce sujet ? Le documentaire est un voyage qui transforme aussi bien le filmeur que le filmé ; et ce flux entre deux pôles, déclenché par la caméra, ne serait rien sans le public, lui aussi acteur à part entière de la geste documentaire. C’est parce que l’on se sait filmé, et donc bientôt vu, que l’on se met à jouer devant la caméra. Le cinéma documentaire a ceci d’unique qu’il propose un dialogue entre le cinéaste, l’objet de son film et le destinataire. Chacun apporte, prend, transforme l’autre. Pour le réalisateur, filmer est une révélation, une manière de découvrir ce que l’on n’avait pas vu, ce que l’on n’avait pas imaginé. Perrault fait partie de ces artistes qui refusent de filmer ce qu’ils ont imaginé, tout beau, tout propre, maîtrisé, il fait partie de ces cinéastes qui à un moment décident de lâcher prise, de vivre une expérience, de voyager dans des territoires inconnus et d’y amener le spectateur. C’est peut-être la différence entre un artiste et un auteur. L’artiste teste son monde, l’auteur le crée. L’artiste a besoin de faire pour découvrir ce qui va advenir, l’auteur voit d’abord et fabrique ensuite.

Pour la suite du monde démarre par quelques scènes qui illustrent parfaitement le dispositif cinématographique de Perrault. Ce sont d’abord des mots qui réveillent le passé et se confrontent au présent. Des vues de pêcheurs et des côtes de l’île sont ainsi doublées par la lecture d’un texte de Jacques Cartier où l’explorateur décrit sa découverte de l’Île-aux-coudres, du nom des arbres qui la couvrent. Ce sont ensuite des hommes qui parlent de la création de la lune, histoire d’ancrer encore un peu plus la temporalité du film dans quelque chose de plus grand, de plus imposant et éternel. Et parlant de la lune, Perrault finit par la filmer. Les mots de ces hommes viennent de plier l’image et de forcer la représentation de la lune à l’écran. Les mots créent, les mots appellent l’image.

En demandant aux habitants de remettre en pratique la pêche au marsouin, pêche typique de l’île mais abandonnée depuis des décennies, Perrault fait écho à L’Homme d’Aran de Flaherty. Le début du film est fait de discussions autour du bien-fondé de ranimer cette pratique et de la manière de s’y prendre, toutes choses qui restaient hors champ dans le film de Flaherty. Ce qui intéresse avant tout Perrault, c’est la réaction des habitants à la proposition qui leur est faite de réveiller le passé, d’interroger les anciens, de discuter de leurs méthodes et ce faisant de renouer avec l’histoire de leur île. Le film est une suite d’échanges entre les générations de l’île, entrecoupés de scènes de la vie quotidienne qui prennent, par le surgissement d’histoires du passé, une sorte d’intemporalité. Toute l’île fait un grand retour en arrière. On s’engueule, on se fâche, on cherche, on argumente… la vie tourne autour d’un échange de paroles, chacun y va de son idée, de son savoir, de son ressenti… et la vie de palpiter, de déborder du film.

La pêche en elle-même n’est presque plus qu’un argument, jusqu’à ce que le premier marsouin ne se prenne dans un piège: « Y a trente-huit ans que je t’ai pas vu mon vieux ! » dit, hilare, un ancien lorsque le premier marsouin se prend dans les pièges. Lorsque le gros animal d’un blanc d’albâtre est capturé, c’est le passé qui prend forme. Après l’attente, les discussions sur la façon de mettre en place cette pêche, l’arrivée du blanchon fait que le passé d’un coup réinvestit le présent. Plus tard dans La Bête lumineuse, Perrault filmera la chasse à l’Orignal. Ce n’est pas un hasard si le cinéaste a par deux fois filmé des chasses. On sait comment les premiers hommes arrivèrent au langage par la nécessité de nommer les objets de leur subsistance. D’abord par des peintures rupestres, des sculptures, puis des mots et enfin un langage permettant de signaler la présence du gibier et plus tard de conter des récits épiques de chasse afin de rassurer des populations souvent affamées. Le cinéma léger trouve sa juste expression dans la façon qu’a le cinéma de Perrault de s’envoler. La caméra court dans les herbes d’un champ, elle survole la surface de l’eau comme un oiseau pêcheur, elle suit des attelages de chevaux en course… liberté de mouvement pour un cinéma qui s’affranchit des contraintes. Un cinéma de griserie et de plaisir.

   

(1) « Cinéastes du Québec » N°5, 1970, extrait cité par Jean-Pierre Jeancolas dans Positif n°464, octobre 1999.

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Par Olivier Bitoun - le 20 juillet 2007