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Critique de film
Le film
Affiche du film

Place aux jeunes

(Make Way for Tomorrow)

L'histoire

Barkley et Lucy Cooper convoquent leurs (grands) enfants, George, Robert, Cora et Nellie (nous entendons parler d'une Addie, domiciliée en Californie, que nous ne verrons jamais) pour leur annoncer que leur maison est en passe d'être saisie, faute de loyers payés depuis que Bark est à la retraite. Seule solution pour les enfants : héberger séparément leurs parents, quitte à se les refiler, en attendant leur hypothétique réunion. Celle-ci semble de plus en plus improbable, à mesure que le temps passe.

Analyse et critique

Le souvenir assez lointain laissé par une seule et unique vision de Place aux jeunes s'est avéré trompeur. Avant de le revoir, j'imaginais un ton à la Capra, tragi-comique, émouvant sans doute mais porté sur les bons sentiments, et pour les personnages, et pour le spectateur. En un mot, prévisible quand bien même serait immense sa réussite. Je pensais y (re)trouver tant le mal au cœur induit par le sujet que le baume conçu pour l'apaiser. La réalité est toute autre. Quelque chose interpelle dès le préambule qui s'affiche conventionnellement à l'image et qui se conclut par un biblique et préventif : « Tu honoreras Ton Père et Ta Mère. »

Une simple phrase qui ouvre des perspectives telles qu'il est à se demander si le titre original Make Way For Tomorrow n'est pas plus une invitation à réfléchir autrement à notre relation au grand âge (le « way » étant à prendre au sens littéral de chemin, voire de cheminement) que ce que le titre français, cinglant et « orienté », ne laissait supposer. Cette phrase est la suivante : « Their laughter and their tears we do not even understand for there is no magic that will draw together in perfect understanding the aged and the young », soit grosso modo : « Leur rire et leur larmes [des personnes âgées], nous ne les comprenons pas car il n’existe aucune magie qui puisse unir dans une compréhension mutuelle les jeunes et les vieilles personnes. » Ce constat universel et tragique, qui résonne avec la réactualisation récente de la détresse qui touche nos aînés, constitue tout le programme d'un film qui fut le préféré de son auteur et des cinéphiles inter-générationnels alors qu'il fut un terrible échec en son temps. Comment pouvait-il en être autrement ?

Si le thème de la vieillesse n'a jamais été spécialement rentable au cinéma, il l'est encore moins dès lors qu'il est présenté sous l'angle d'une détresse annoncée et inéluctable. Car très vite dans le flux du récit, et parce que les enfants du couple Cooper se proposent d'héberger leurs parents séparément, nous sommes en présence d'un acte de maltraitance, d’autant plus barbare qu'il est contre-nature : décider la séparation d'un vieux couple. Barbarie annoncée de façon badine, comme une évidence, par des enfants qui pensent bien faire et qui ont leurs raisons, quel que soit le degré de sympathie qu'ils nous inspirent (patente pour le couple George/Anita, plutôt discutable concernant les couples constitués par les deux autres sœurs, Nellie et Cora, plus égoïstes).

Il faut dire qu'un élément de première importance vient, dès le départ, s'inviter à l'inéluctable : le contexte de crise économique. C'est la banque qui vient saisir la maison des Cooper et la difficulté que rencontrent les enfants à héberger leurs parents ensemble, ou même séparément, est aussi imputable aux manques de moyens, aux difficultés financières (le mari de Cora est guetté par le chômage et le couple constitué de Nellie et Harvey ne présente pas de statut salarial sécurisé).

Pour autant, tous ces couples ne sont pas caractérisés par l'indigence, mais par une sorte d'entre-deux fragile (Anita, qui héberge sa belle-mère Lucy, arrondit les fins de mois en dispensant des cours de bridge au sein même de l'appartement familial new-yorkais). Mais implacablement, pour des raisons qui ne sont pas imputables qu'aux enfants (Lucy est un tantinet casse-pieds et plus grave, Barkley se montre, de son côté, parfois imbuvable), le vieux couple séparé va petit à petit se voir pousser vers la sortie de la vie sur un lent magma tissé de colère, d'amertume et de résignation mélancolique.

Quelle mouche a donc pu piquer Leo McCarey pour aborder un sujet aussi inattendu, douloureux et embarrassant pour le spectateur, quatre ou cinq ans après l'arrivée du parlant, lui qui s'était si bien illustré, au temps du muet, comme gagman stakhanoviste et inventif chez Hal Roach pour Charley Chase et surtout Laurel et Hardy dont il signe les meilleurs courts-métrages. Lui qui entamait pourtant, en cette année 1934, l'âge d'or de sa filmographie, de L'Extravagant Mr Ruggles aux Cloches de Sainte-Marie (1945), gigantesque carton précédé tout juste d'un autre gigantesque carton, La Route semée d'étoiles. 1934-1945 : 11 années qui ont suffi à asseoir la réputation de grand maître de la comédie dont jouissait Leo, réalisateur, pour la parfaite information du lecteur, portée aux nues par ses pairs, de Jean RenoirMcCarey comprend les hommes mieux que quiconque à Hollywood ») à John Ford, en passant par Capra et Ernst Lubitsch, excusez du peu. Mais cette filmographie a quelque chose d'erratique, de mal fagoté : tout un continent de films muets méconnus ouvrent la route, puis vient un certain nombre de bandes de qualité indistincte, la période prestigieuse dont il est question ci-dessus et enfin une sporadique dernière ligne droite gâchée par l'alcoolisme, la mauvaise santé et sur laquelle règne sans rival, un peu isolé, le génial remake de Elle et lui.

Place aux jeunes, donc, en ce début d'acmé filmographique, est une anomalie, une saute d’humeur imprévisible (et donc géniale) plus surprenante encore que celle dont nous avait gratifié Lubitsch avec son Homme que j'ai tué. Pourtant, McCarey a eu quelques occasions de prouver qu'il était imbattable sur les ruptures de ton, dès L'Extravagant Mr Ruggles, loufoquerie notable mais dont le fameux discours de Lincoln à Gettysburg, énoncé par un Charles Laughton en état de grâce, cassait magistralement l'ambiance. Et bien sûr, on se souviendra pour l'éternité des modulations émotionnelles dont il pare ses deux Elle et lui, dans le tutoiement du sublime. Mais il faut une belle dose d'assurance et de confiance en son art pour créer une rupture de ton à même la filmographie, et à un moment de la carrière du cinéaste où il nous est logiquement interdit d’espérer y faire le repérage de la posture méditative de l'âge, de l'expérience et du testamentaire.

Non, c'est à peine au début de ses belles années de créativité que McCarey nous balance cet incroyable Place au jeunes, qui met le moral en berne et génère un cafard d'une telle puissance, orchestré qu'il est par un art si cristallin dans son classicisme qu'il constitue à lui seul la rançon de la jouissance due aux milles et unes calligraphies qui font la richesse de ce grand chef-d’œuvre. C'est ainsi que les morceaux de bravoure de chambre se succèdent, tapis dans les articulations du récit, ciselés, comme aux aguets, régulièrement visités par le motif du surgissement discret. Comme lors des apparitions à la fois drôlatiques et malaisantes de Lucy dans le salon étouffant de sa belle-fille. A intervalles réguliers, McCarey nous donne une leçon d'économie de moyens. George et Anita évoquent le fait que Lucy pourrait rester dans sa chambre plutôt que de la laisser importuner les visiteurs au salon et au beau milieu de sa phrase, Anita s'interrompt, regardant ce que le contre-champ nous révèle dans une symétrie stupéfiante de naturel : la présence de Lucy, sortie de sa chambre, qui a tout entendu de la conversation.

Ce segment du film multiplie les exemples de surgissement comme ce double panoramique vers la droite du cadre qui introduit, dans ce mélange de gêne et de loufoquerie caractéristiques, les apparitions du fauteuil à bascule de Lucy, pendant la partie de bridge, puis de cette dernière enfin, au grand dam de sa belle-fille. Invitation perpétuelle à scruter le moindre détail, la moindre nuance (les airs mi-gênés, mi-attendris, mi-agacés des joueurs de bridge), Place aux jeunes est un feu d'artifices de petits faits minutieusement agencés dont il est conseillé de ne rien perdre. Fortement. Régulièrement, une scène intense vient en chasser une autre, maintenant le spectateur dans un état émotionnel perpétuel, jamais apaisé. Une émotion presque insoutenable dans son omniprésence, là où d'autres nous la réserveraient pour la fin, en cet endroit d'un film où les spectateurs ne font plus qu'un dans la communion. McCarey nous refuse ce confort, nous laissant seul avec notre déchirement.

De Charybde en Scylla, de la lecture douloureuse d'une lettre par un ami et confident épicier (le lubistchien Maurice Moscovich) à l'annonce, par Lucy, qu'elle désire être placée en maison de retraite, évitant charitablement à son fils de le lui annoncer, scène qui vous arrachera des larmes, en passant par l'engueulade par Anita de sa belle-mère, scène qui vous laissera atterrés comme elle tétanise in fine son instigatrice, c'est une exhortation permanente à éviter à nos parents les souffrances auxquelles nous sommes témoins qui se jouent sous nos yeux. Seul moment d'apaisement, la magnifique séquence de l'Hôtel Vogard, où le vieux couple passe un embryon de soirée en amoureux, avant qu'il ne se sépare définitivement, George devant partir en Californie pour soigner ses maux sous des cieux plus cléments, et Lucy pour l'hospice.

Quai de la gare. « J'ai été heureux de vous connaître, Mrs Beckeridge. » Le train défile derrière Lucy, laissant cette dernière sur un fond gris, avant qu'elle ne se détourne de nous et sorte du champ. Rideau.


Avant de conclure, n'omettons point d'applaudir le génie des deux comédiens principaux: Victor Moore, 60 ans, et surtout Beulah Bondi, 48 ans (l'âge de Thomas Mitchell qui joue son fils), vieille dame fabuleusement crédible en 1934 et qui ne mourra pourtant de vieillesse... qu'en 1981. Place aux jeunes prouve qu'il a pu exister, dans le cinéma américain, une souveraineté dans l'épure digne de certains des plus grands films japonais. Et c'est en effet à un haïku, auquel nous avons affaire, où tout témoigne d'une confiance absolue dans la capacité du spectateur à assimiler, avec toute la sérénité requise, les informations merveilleuses et poignantes qui lui sont prodiguées.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Alexandre Angel - le 12 janvier 2021