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Critique de film
Le film

Phenomena

L'histoire

Jennifer Corvino (Jennifer Connelly), fille d'un acteur célèbre placée dans un pensionnat féminin en Suisse allemande, se découvre affligée de somnambulisme... et d'une capacité visiblement corrélée de communiquer avec les insectes. Ce don étrange et précieux intéresse de près le professeur John McGregor (Donald Pleasence), entomologiste établi dans la région. Dans le même temps, un tueur de jeunes filles sévit aux alentours. 

Analyse et critique

Après avoir réglé ses comptes avec l'Italie des années 80, le pouvoir grandissant qu'y prennent les capitaux télévisuels, dans le - même selon ses propres standards - singulièrement brutal Ténèbres, Dario Argento se met au vert. Situé dans un "Institut Richard Wagner" quelque part entre Zürich, St-Gall et Bâle (dont un établissement voisin avait servi d'inspiration lointaine à Suspiria), il expose, ou plutôt imagine, une parfaitement fictive "Transylvanie Suisse" en nouveau territoire. La géographie approximative du film, son caractère potentiellement folklorique, dés-ancré (il fallait assumer Patrick Bauchau en membre d'une Kantonspolizei) sont finalement loin de le desservir (un peu comme la direction d'acteurs parfois hésitante du cinéaste sert paradoxalement le caractère grotesque jusqu'à l'inquiétude de certains de ses titres). D'une part, car c'est bien d'un manque d'ancrage dont il est ici de part en part question. Jennifer, adolescente projetée en internat alors que son père tourne aux Philippines, compte parmi cette jeunesse dorée aussi éloignée des siens en Helvétie qu'elle ne l'est de la vie du pays servant de toile de fond à son éducation élitaire. D'une autre, car si Argento se fiche parfois de, ou ne se pose pas toujours mille questions sur, ce qu'il raconte, il regarde bel et bien ce qu'il filme. Entre lacs et monts, chalets bordés de géraniums et bus postaux, son regard capte à plein le potentiel anxiogène d'une topographie de conifères traversée par le foehn. Argento voit quelque chose d'un malaise, d'une isolation, en effet très suisses. Il est caractéristique que la vérité de son oeuvre passe, moins par le narratif, qu'un sens de l'observation : dégager d'un lieu son inquiétante étrangeté, trouver sa force pour ainsi dire occulte. Il n'est de même pas anodin en regard de son intérêt pour la Suisse qu'il s'agisse, comme Turin qui le passionne également, historiquement d'un haut-lieu de l'occultisme.

Phenomena n'est pas tant un film-choc, comme peuvent l'être dans sa filmographie celui qui lui précède et lui succède, qu'un film de malaise, dont la force de dérangement ne lâche pas de si tôt au sortir de la projection. John Carpenter, en un compliment indirect, en parlait comme d'un des rares films qu'il ne montrerait jamais à son enfant. Récit d'initiation, à l'entame horrifique digne d'un conte, ou de Lewis Carroll (une jeune fille manque un bus et se perd dans les bois...), il traite de résidus maléfiques, inhumains, dont les adultes eux-mêmes ne sauront jamais trop que faire. Pour commencer par la fin, le retour de Jennifer à des rivages sûrs, ce sourire libéré (mais peut-être un peu fou) qu'elle partage avec la Jessica Harper s'échappant du pensionnat de Suspiria, bref ce début de la fin de l'adolescence, de ce qui est au fond pour une large part une peur devant le pouvoir de sa propre sexualité, se raccorde sur un dernier meurtre, peut-être le plus extrême du parcours. Il n'y a alors plus d'humains autour de Jennifer, mais une femelle chimpanzé, une lame de rasoir. La communion avec la nature chez Argento, comme l'héroïne d'Opéra parlant au Tessin avec un lézard dans les herbages, signale un refus radical de la communauté, un potentiel de folie marquée par la rupture avec autrui, sa propre espèce. Le somnambulisme de Jennifer, ce qu'elle découvre être une force de télépathie, est traité par le corps institutionnel comme un signal possible de troubles (épilepsie, schizophrénie). Ce n'est pas la compagnie de ses semblables qu'elle appelle, dans une calme extase d'autant plus angoissante d'être sûre, visiblement apaisée, mais celle des mouches - et leur symbolique biblique directement maléfique. A contrario de l'usage d'un bestiaire peu ou prou contemporain dans le genre horrifique qui met les victimes face aux bêtes (d'autres mouches dans Prince des ténèbres, un autre singe dans Incident de parcours), Argento ne nous place pas contre mais du côté des bêtes, brisant dans un geste nietzschéen, et dont la validité est polémique, un vrai tabou. Le retournement des valeurs de Phenomena tient à faire d'une adolescente comme possédée la "gentille"... cela non pas tant en dépit qu'en vertu de la sortie de soi qu'elle traverse. Une jeune fille n'ayant pour seul ami véritable qu'un chercheur infirme, possiblement misanthrope, lui aussi entouré de bêtes, faisant le quadruple de son âge.

En 1985, Argento n'a pas perdu une certaine prééminence culturelle. En témoignent, sous la direction musicale de Claudio Simonetti, l'inclusion d'Iron Maiden ou Motörhead à la bande-son, ou les costumes signés Armani. Il conserve alors un statut proche de la rock-star, de même qu'un lien au chic, à une haute-culture qu'il a refondu dans des productions populaires. Phenomena gagne en outre a posteriori de ne pas avoir comme protagoniste une jeune première disparue des radars depuis, mais d'accompagner les débuts d'une très grande actrice (Jennifer Connelly). Comme d'autres de ses films, particulièrement de cette décennie, il porte de biais un regard sur la culture de la célébrité, ou plus précisément ses a-côtés domestiques : une adolescente dont ses parents ne s'occupent pas, moins favorisée qu'isolée par l'aura de déférence accompagnant le nom de son père partout où elle se voit associée à lui, sa notoriété. Avant les films qu'il tournera avec sa propre fille Asia (et son dernier chef-d'oeuvre, Le Syndrome de Stendhal), il entame ici un parcours souterrain (ne serait-ce pas le début chez lui d'une obsession pour les tunnels ?), d'une insondable tristesse, sur des enfants qui n'en sont plus, laissées à elles-mêmes, devant découvrir par et pour elles-mêmes ce qu'est le monde et, surtout, ce qu'est son sous-monde. Entre une enfance désignée comme monstrueuse (la créature qui ne peut supporter son propre reflet dans les glaces de la maison) et une maternité qui ne le paraît certainement pas moins (tuer pour sa progéniture, au péril de sa propre intégrité physique, comme le personnage qu'interprète son épouse Daria Nicolodi), le cauchemar adolescent apparaît, dans le même temps, comme un havre entre deux tempêtes. Un temps qu'il paraît, tour à tour, désirer figer et saccager. C'est une autre de ses filles, Fiore, alors elle aussi âgée de quinze ans, qu'Argento assassine en premier... d'éclats de verre au visage, comme si c'était sa transformation en femme qu'il ne pouvait symboliquement supporter. Commence avec Phenomena, plus discrètement que dans les années 90, une veine intimiste de son cinéma, auto-fictionnelle, mêlant jusqu'au malaise l'inclusion de sa famille dans son travail et le foudroiement de la violence qu'il déchaîne sur elle, comme pour en conjurer la crainte. Incompresa d'Asia Argento montre de quoi cette violence pouvait être faite : non pas tant quelque chose de dirigé contre ses filles qu'induit par la place instable qu'elles en venaient à occuper face aux altercations (pour le dire avec euphémisme) d'un couple célèbre, qui plus est porté sur les excès.

C'est l'existence parallèle à ces explosions (romaines) qu'il filme : les écoles privées dans des pays riches où placer ses filles quand il filme, leur propre accession, hors d'Italie, à une première féminité adulte (soit la catégorie qu'il décime sur pellicule depuis ses débuts). La douceur autant que la mélancolie de Phenomena tiennent à l'absence du père (curieusement l'absence maternelle, pas moins réelle, y est beaucoup moins discutée). Fantôme paternel qui est en même temps son auto-portrait. Auto-portrait d'une absence, donc. Souffle de liberté, et d'angoisse devant sa propre liberté, induit par le fait que lui-même ne soit pas là, ne voit pas beaucoup ses enfants grandir. La blancheur apaisée, mais terrible, du ton, l'inexorabilité placide, en bref la distance au cœur du film, est en quelque sorte la sienne. Le nœud, formel et thématique, qui se joue ici, il ne pouvait le résoudre, le démêler pour lui-même. D'où ce caractère inextricable, obsédant parce que contrariant, de ce film qui n'en finit pas d'obséder, d'entêter par ses sortilèges froids, son flegme énigmatique ponctué d'explosions bleutées de terreur et de désorientation. Carpenter avait raison. Il faut mettre en garde contre Phenomena, comme contre tous les plus beaux films d'Argento, qui sont souvent ses plus insensés : avant que vous ne vous en rendiez compte, alors que vous ne les prenez pas même encore au sérieux, ils vous saisissent de leur fatal tranchant, jusqu'au subconscient, pour ne plus jamais vous lâcher.

DANS LES SALLES

CYCLE DARIO ARGENTO

DISTRIBUTEUR : les films du camélia
DATE DE SORTIE : 27 juin 2018

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Par Jean Gavril Sluka - le 25 juin 2018