Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Europe 51

(Europa '51)

L'histoire

Suite à la mort de son fils et de la culpabilité qui l’accompagne (il s’est jeté dans le vide après qu’elle l’a négligé), Irene (Ingrid Bergman), une femme de la haute bourgeoisie, consacre son existence entière aux nécessiteux. Elle pousse ce dévouement jusqu’au sacrifice de soi.

Analyse et critique

Europe 51 est le deuxième des trois films que Roberto Rossellini a tournés avec Ingrid Bergman et c'est souvent le moins apprécié de cette trilogie. Après Stromboli (lire à ce sujet le magnifique premier échange épistolaire entre le metteur en scène et l’actrice à l’initiative de celle-ci) et le scandale de leur mise en couple qui plaça l’actrice au ban de la respectabilité hollywoodienne, ce film traite précisément d’un personnage féminin, issu d’un milieu on ne peut plus aisé, qui se retrouve traité en paria, mis à l’écart, à des motifs d’exaltation et de refus de la bienséance. Ce qui aurait pu n’être qu’un cas d’étude (la transformation, après le suicide de son fils, d’une mère oisive de la haute société en passionaria de l’aide humanitaire) prend ici des ramifications proprement bibliques : Irene Girard devient une sainte, reconnue comme telle par le peuple auquel elle se dévoue, et subit le traitement qui selon Rossellini serait infligé au Christ s’il lui venait la mauvaise idée de venir jeter un coup d’œil à la vie moderne. Lui-même considérait le film comme une variation autour des Onze fioretti de François d’Assise, où la morale franciscaine se verrait confrontée à l’Europe de l’après-guerre, son désarroi inexprimé, la perte de repères qui préside secrètement à son matérialisme et son conformisme. Rossellini prend le parti (au risque de cautionner une folie) de la sainteté, et exprime par le choc monumental entre cette aspiration et diverses bureaucraties ce qui heurte son propre non-conformisme dans le monde qui l’entoure.


Ce qui frappe toutefois est l’anti-formalisme auquel il a recours pour ce faire, une absence radicale de grandiloquence, le refus de tout style pompier. L’intransigeance morale du film ne devient que plus déstabilisante, angoissante, d’être regardée aussi sèchement, comme si les excès du personnage, et de sa passion, interdisaient tout excès du côté de la forme (à l’exception peut-être d’une vision heurtée, montée pour fournir un sentiment immédiat d’effroi, du monde du travail). Il y a bien sûr, comme dans Allemagne année zéro, le fantôme du fils perdu par Rossellini. Irene, mondaine frivole, partagée entre une vie sociale on ne peut plus remplie, un mariage de raison avec George (Alexander Knox), un américain venu faire fortune en Italie, et des relations qui ne paraissent guère plus passionnée avec son cousin Andrea (Ettore Giannini), un journaliste communiste, néglige un jeune fils (Sandro Franchina) qui réclame son attention et qui, las de ne pas la recevoir, d’être une fois de plus repoussé par elle, se jette au cours d’un dîner organisé en son absence du haut de la cage d’escalier de leur immeuble. La culpabilité est insoutenable et la pousse à une surenchère d’actes altruistes qui confinent au dernier stade à l’autodestruction : fuir son foyer pour vivre avec une prostituée malade qu’elle aide à récupérer physiquement ; braver la loi, et encourir une sanction, pour avoir aidé à fuir un jeune garçon ayant commis un larcin. Délaissée par un mari qui ne s’inquiète plus que de la mauvaise image que cette affaire produira, laissant derrière elle un militant qui ne peut que rester perplexe devant son incapacité à supporter toute souffrance humaine, Irene, qui n’est pourtant pas folle, ne peut trouver une place qu’à l’asile, dont le grillage illustre les limites où elle s’est elle-même acculée.


Son cheminement spirituel devient un chemin de croix, qui en fait non seulement une figure de sainte, mais aussi de martyr. Marco Bellocchio se souviendra de cette image de femme passionnée, agrippée à la grille d’un lieu d’internement, dans Vincere. Irene va même au-delà du christianisme, en tant que religion établie, en tant qu’elle n’entend pas louer le parcours du Christ, en être reconnaissante, mais incarner dans sa propre vie cet idéal de perfection. Parmi les coupes opérées entre la version italienne du film et celle qui fut montrée à l'étranger, une concerne le début (au milieu des passants, un époux qui reproche à sa femme se plaignant de grèves en ville de manquer de conscience sociale tandis que la Bentley d’Irene passe par là), une autre un échange avec Andrea (où face à la valeur travail défendue par le marxiste, Irene revenue de l’usine affirme son caractère épuisant, sa nature de malédiction : tu gagneras ton pain à la sueur de ton front), une dernière le dialogue avec un prêtre (où celui-ci, quand il comprend la nature de l’engagement d’Irene, y voit quelque chose de plus blasphématoire qu’une simple infidélité à un mari bourgeois). Ces modifications voulaient ménager trois groupes, précisément ceux à qui le film sera de toute façon (et sa réception le prouvera) insupportable : le public d'une Amérique capitaliste pour qui la solidarité sociale est taboue, les communistes pour qui les travailleurs libérés de la spoliation de leur travail par le capital seront heureux d’accomplir celui-ci, les catholiques qui voudraient que la perfection du Christ rappelle par comparaison aux humains leur propre médiocrité. La réception très tiède de Europe 51 n’est pas due au hasard, elle est logique pour un film qui semble (alors que ce n’était pas consciemment le cas, au contraire) vouloir s’aliéner toutes les idéologies et toutes les chapelles. C’est peut-être ce caractère « irrécupérable » qui fait de ce film un des préférés de Barbet Schroeder


Ce qu’il y a de plus subversif dans le film (et qui l’éloigne de la fiction de gauche) n’est en fait pas la première partie, où il brocarde l’égoïsme, l’absence de pensée et la dureté de cœur  des riches, mais la seconde où Irene se jette dans le monde, découvre la cruauté du sort réservé aux plus humbles, la condition du peuple. Car ce qu’elle découvre ne saurait d’après le film qu’être allégé, et non pas résolu, par des réformes ou une révolution. Pour aider une mère célibataire, Giuletta (Masina), qui a des enfants d'anciens amants et qui aime tant les petits qu’elle recueille également ceux des autres (le film ne la montre sur ce point, et contrairement à Irene, pas comme négligente dans l’éducation aimante qu’elle donne à cette nombreuse marmaille), Irene demande à Andrea de  trouver un emploi à sa nouvelle protégée à l’usine. Elle retourne annoncer la bonne nouvelle à la jeune femme, mais c’est en fait un peu embêtant : un beau garçon est en permission quelques jours en ville et elle raterait cette occasion de le revoir si elle devait immédiatement se rendre à son poste. Irene prend donc sa place pour les premiers jours... et découvre, comme Simone Veil, ce que travailler à l’usine veut dire : passer des heures dans un enfer mécanisé que nulle redistribution du capital vers le travail ne saurait fondamentalement compenser. Rossellini fait ici une lecture particulière, et discutable, de ce que Marx entendait par le travail comme étant à lui seul constitutif de la valeur, mais que cette lecture soit forcée ou non, elle touche à ce qui reste de mythique dans la théorie marxiste. Tant qu’il y aura de quoi se tuer à la tâche, les lendemains qui chantent seront difficilement au programme en ce bas monde. La spirale aquatique visible dans un film sur le labeur fait écho à celles des escaliers d’où Michele s’est jeté : de la mort d’un enfant au règne général de la nécessité, il n’y a qu’une différence malheureuse de degrés.


Quoi qu’il advienne désormais, l’enfant mort ne reviendra pas en ce monde. Ce qui lie Rossellini à Irene tient ici à la découverte d’une limite à ce qu’on peut accepter, au fait de toucher à ce qu’il y a d’insupportable dans la condition humaine et que rien ne vient vraiment racheter. Europe 51, film mat, âpre, cherche au même titre que Stromboli et Voyage en Italie une limite de la compréhension humaine (où c’est alors la foi qui entre en jeu), mais touche ce faisant à un effroi éloigné de la grâce de la conversion ou de la redécouverte d’un amour qui s’y jouent. Dans un échange réellement effrayant, Irene dit à son psychiatre avoir agi non par amour (entendre de l’humanité) mais par haine - d’elle-même, de son identité subjective, de la personne limitée qu’elle est condamnée à être. Dans un climat d’après guerre, Rossellini éprouve ce qu’est l’aspiration fanatique à en finir avec sa propre humanité, les limites de sa condition, ce que « se dépasser » peut en arriver à signifier. Il en résulte un film jusqu’au-boutiste, glorieusement mal-aimable. 

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 17 mars 2021