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Critique de film
Le film
Affiche du film

Mission: Impossible

L'histoire

Jim Phelps, qui dirige le département des « Missions impossibles », est chargé de démasquer un agent russe souhaitant voler une liste d'agents américains opérant en Europe centrale. Il réunit son équipe, dont font partie son épouse Claire et son assistant Ethan Hunt. Tous se mettent en route vers Prague, se précipitant tête baissée dans un piège qui se solde par un massacre général. Seul Ethan Hunt parvient à rester en vie. Il contacte immédiatement Kittridge, le supérieur de Phelps à la CIA, qui n'est pas surpris du carnage, vu que toute l'opération visait en réalité à découvrir l'identité du traître qui se cachait dans le département. Seul survivant, Ethan est immédiatement soupçonné...

Analyse et critique

« S’il l’avait voulu, De Palma aurait pu avoir la carrière de Spielberg. » C’est ce que déclara une spectatrice, assise non loin de nous, au sortir de la projection de Mission : Impossible en 1996. Spectatrice sans doute impressionnée, comme tout le monde, par l’incroyable feu d’artifices d’action et de suspense qui venait d’avoir lieu. Mais spectatrice avisée : tout est dans le « s’il l’avait voulu. » Dans ce petit bout de phrase, il y a toute la création du film Mission : Impossible et il y a toute la carrière de Brian De Palma.

Le cinéaste avait une première fois démontré ses grandes capacités commerciales en 1987, avec son adaptation à succès de la série télé Les Incorruptibles. Mais cette grosse production était encore tournée vers l’ancien Hollywood, c’était un hommage prestigieux et chatoyant aux films de gangsters et aux westerns, à Raoul Walsh et à John Ford. Au cinéma de nos pères. Typiquement le genre de divertissement impossible à monter dans les années quatre-vingt-dix, où avait déjà commencé le règne du blockbuster high-tech et explosif, à base de béton, de vitre et de fer, qui perdure encore de nos jours. Règne annoncé par Piège de cristal en 1988 et officialisé par Terminator 2 en 1991. De fait, en 1994, au moment où il se lance dans le projet Mission : Impossible, De Palma sait très bien que le Nouvel Hollywood est définitivement mort et que sa génération a perdu face à d’autres cinéastes de génie, totalement décomplexés par rapport à l’action brutale : James Cameron, Paul Verhoeven (certes plus âgé, mais nouveau venu à Hollywood en 1987) et John McTiernan. Et, de la même manière que Spielberg fera son diptyque Jurassic Park pour, en quelque sorte, « damer le pion » à cette nouvelle génération et remonter un temps sur son trône, De Palma acceptera la commande de la star Tom Cruise, fan de Scarface, pour montrer qu’il peut faire un blockbuster, s’il le veut. Grâce au triomphe commercial de Mission : Impossible, De Palma contribue lui aussi - qui l’eût cru ? - à créer une franchise, comme ses amis Lucas et Spielberg, et comme ses concurrents Cameron et McTiernan. Pure stratégie et pure vanité d’artiste ? Oui, mais n’est-ce pas ainsi que s’écrit, depuis des siècles, l’histoire de l’art ? Après tout, le plafond de la Chapelle Sixtine est aussi une commande. Tout l’enjeu est de voir comment l’artiste s’approprie cette commande pour en faire une grande œuvre.


Pour Brian De Palma, s’approprier la série télévisée Mission : Impossible fut plus évident encore que s’approprier Les Incorruptibles. Non pas qu’il était fan de cette célèbre série d’espionnage, il ne l’a jamais regardée, mais parce que, comme tous les critiques l’ont remarqué, son cinéma était depuis toujours axé sur l’espionnage, la paranoïa, la manipulation politique et la mise en scène dans la mise en scène ! Cet axe méta-cinématographique (les personnages du film se battant pour la maîtrise des images, c’est-à-dire comme De Palma, essayant de dominer la « mise en scène » et le « montage ») ayant été analysé de manière on ne peut plus exhaustive par Luc Lagier dans deux remarquables ouvrages (1), nous voudrions ici insister sur d’autres directions, même s’il faut souligner la perfection absolue et l’inventivité incroyable des scènes d’espionnage en forme de « poupées russes », notamment dans toute la séquence praguoise autour de l’ambassade, sur le pont Charles, puis au restaurant-aquarium.


Interrogeons-nous par exemple sur l’idéologie du film. Disciple sincère de Godard durant les sixties, De Palma est resté toute sa vie, même en travaillant pour le cinéma grand public, un dénonciateur du show-business, un artiste anti-establishment, adepte d’un cinéma réflexif, presque théorique, avec des effets visibles de caméra et de montage. Un véritable cinéma politique axé sur le pouvoir dévastateur de l’image, accusant les manipulations de l’oligarchie et les mensonges du « rêve américain » (comme Kubrick, De Palma ne croit pas aux sempiternelles images de familles heureuses). De fait, De Palma n’avait pas été très à l’aise avec Les Incorruptibles. Derrière le génie de sa mise en scène et l’émotion fordienne, sa fibre politique godardienne et « gauchiste » sentait bien qu’il s’agissait, au fond du fond, c’est-à-dire idéologiquement, de donner le beau rôle au FBI, de vanter le travail des « bons flics ». On était loin, en effet, de son état d’esprit des années soixante ! Mais alors, me direz-vous, la série télé Mission : Impossible, n’est-ce pas au fond l’apologie droitière de la CIA et de l’impérialisme américain ? Précisément, et c’est pourquoi, d’un commun accord avec la star Tom Cruise et les divers scénaristes engagés (Steven Zaillian, David Koepp, Robert Towne, excusez du peu), De Palma prend un plaisir pervers à détruire l’équipe entière au début du film et à faire du WASP Jim Phelps (Jon Voight) un traître et un monstre ! Sans compter le portrait peu reluisant des membres de la CIA, montrés comme des incompétents : le chef Kittridge (Henry Czerny) est une girouette qui a toujours un train de retard, le gardien du coffre à Langley est totalement ridiculisé et les innombrables sbires ne sont que des fourmis ouvrières sans cervelle.


Avec cette « commande », De Palma donne en réalité au grand public sa vision des années quatre-vingt-dix, il montre le monde comme il va (et comme il ira de plus en plus) : froideur du high-tech et des surfaces aseptisées, invasion d’Internet, action pernicieuse d’agents viraux, déshumanisation, fin du romantisme (histoire d’amour avortée entre Ethan Hunt [Tom Cruise] et Claire Phelps [Emmanuelle Béart]), vitesse vertigineuse des transports et explosion soudaine de violence. Explosion logique après tant de pression (d’oppression) accumulée : voir la séquence totalement cathartique du restaurant-aquarium et celle du tunnel sous la Manche. Pour De Palma, le monde contemporain, en grande partie créé par l’Amérique, est une prison dont on ne peut s’échapper. Et il se sert des énormes moyens de diffusion du blockbuster hollywoodien pour asséner son idéologie anti-establishment au monde. Un paradoxe, comme le dit Max (Vanessa Redgrave), pour définir le chasseur chassé Ethan Hunt !


Si Luc Lagier pense que Brian De Palma a voulu, avec Mission : Impossible, faire une métaphore méta-cinématographique sur sa lutte au sein des studios (comment un homme prend le contrôle de la mise en scène sur un autre), le TGV symbolisant selon lui la pellicule qui défile et à laquelle le créateur cherche à s’accrocher, on peut penser, plus prosaïquement, que le cinéaste a voulu réaliser un film en forme de cauchemar. C’est d’ailleurs ce que De Palma confirme dans ses célèbres entretiens avec Vachaud et Blumenfeld (2). Ainsi, tous les motifs visuels (ou sonores) du film tournent autour du rêve : des hommes qui changent de visage en un clin d’œil, la disparition soudaine de tous les proches, une course éperdue dans des rues brumeuses et sans fin, des personnes mauvaises qui apparaissent et disparaissent et vous regardent en biais, cachées dans les recoins, des vagues et des poissons qui surgissent en pleine rue, un mort qui réapparaît dans une chambre d’hôtel, l’impossibilité de parler face à ce mort, la gorge totalement nouée par la mauvaise conscience (superbe jeu de Tom Cruise et musique effrayante de Danny Elfman), un silence total dans le « caveau » de Langley, une femme énigmatique et double, Claire, presque toujours liée au motif du sommeil, femme évanescente que l’homme peut à peine toucher, des images qui se dédoublent avec d’infimes variations (les flash-back à la gare), une poursuite délirante et « turgescente » sur un train phallique, pénétrant un tunnel...


La forme du film est l’arme de De Palma pour impressionner, au sens propre, l’esprit du public. Sous couvert de suspense et d’action trépidante, le cinéaste n’en livre pas moins au grand public un cauchemar abstrait, en forme de gigantesque grille, reflet de ce monde-prison. Toutes les séquences sont nettement délimitées entre elles comme des cellules. Tout l’enjeu d'Ethan Hunt étant de transgresser ces cellules verrouillées afin, comme Roger Thornhill dans La Mort aux trousses, de remonter au fur et à mesure la piste de l’agent fantôme qui le persécute. Que ce fantôme soit Jim Phelps, le père de l’équipe, ajoute une dimension éminemment intime à l’œuvre. Si la séquence la plus intense du film est celle où Ethan retrouve son père spirituel à la gare de Londres, ce n’est pas un hasard : cette scène de révélation où le fils comprend que son père est un monstre, tout en devant cacher son désarroi pour pouvoir survivre (superbe « guerre des flash-back » où la vision du fils corrige sans cesse la vision mensongère du père), renvoie, consciemment ou pas, à la « scène primitive décalée » vécue par De Palma dans son adolescence, lorsqu’il espionna sournoisement, pour le compte de sa mère manipulatrice (comme Max ?), les frasques de son père avec sa maîtresse ! Ce qui précipita la destruction de sa cellule familiale. Etonnez-vous après cela que le cinéaste ait su communiquer avec tant de force cette impression vertigineuse d’un monde qui s’écroule face à la manipulation et à la trahison... Oui, Mission : Impossible, film commercial, est surtout un film freudien, un film hanté.

(1) Luc Lagier, Visions fantastiques Mission : Impossible de Brian De Palma, Dreamland, 1999, étude reprise dans Les Mille yeux de Brian De Palma, Cahiers du cinéma, 2008.
(2) Laurent Vachaud, Samuel Blumenfeld, Brian De Palma, chapitre « Mission : Impossible », GM Editions, 2019.

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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 25 mai 2020