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Critique de film
Le film
Affiche du film

Mille milliards de dollars

L'histoire

Grand reporter au journal La Tribune, Paul Kerjean (Patrick Dewaere) reçoit un appel téléphonique d'un informateur anonyme (Jean-Pierre Kalfon) qui lui donne rendez-vous dans un parking désert. Ce dernier lui révèle que l'industriel et politicien Jacques Benoît-Lambert aurait des dettes colossales. Sans en savoir plus mais néanmoins intrigué, Kerjean commence à investiguer en allant d’abord rencontrer la femme de l’homme d’affaires (Jeanne Moreau) ainsi qu’un détective (Charles Denner) l’ayant pris en filature pour le compte de son épouse afin d’avoir des preuves de son infidélité. Après son enquête, le journaliste conclue à une affaire de pots-de-vin et publie un article assez virulent. Le lendemain, on retrouve l’industriel dans sa voiture avec une balle dans la tête. Le suicide est invoqué, l’affaire est classée. Kerjean se sentant un peu coupable de cette tragédie mais ayant du mal à croire que JBL ait pu mettre fin à ses jours, va continuer sur sa lancée et comprendre qu’il a été manipulé ; ce qui va l’amener à découvrir les potentiels dangers que représentent les multinationales après avoir appris que le suicidé avait approché le Big Boss de la société GTI (Mel Ferrer), un businessman sans scrupules. La vérité sur l’ensemble de ce dossier sera détonante…

Analyse et critique


"Je m'appelle Paul Kerjean. Profession : grand reporter. Un titre pompeux que l'on nous donne parce que nous sommes là où le monde bouge, là où les hommes se battent et meurent. Ce soir je suis un rescapé de la plus impitoyable des guerres, la guerre économique où les généraux sont en costumes rayés de bonne coupe et leurs armes un attaché-case de bon goût. Derrière trois initiales discrètes se cache la plus gigantesque machine à broyer les frontières, les états, les intérêts collectifs dans le seul but de produire plus, créer sans cesse des marchés et vendre. Je me suis cogné la tête contre ce défi lancé au monde. Si le dynamisme et la mondialisation des affaires est dans la nature des choses, il est difficilement supportable qu'il s'exerce au profit de seulement 30 firmes dans le monde. C'est aux États et à leurs gouvernements qu'il appartient de les contrôler, les prévoir, les définir et les dominer. Devant l'absence de cette politique ou le manque de volonté, ces empires économiques nous regardent dans la légalité et du haut de leur gigantisme, ils nous regardent avec nos petits drapeaux, nos frontières, nos grosses bombes, notre patriotisme, nos idéologies, nos querelles et notre folklore. Tandis qu’apparaît en bas de leur bilan annuel, 1000 milliards de dollars." Tel est un extrait aussi glaçant qu’éloquent de l’article que l'intègre journaliste de cette histoire envoie à son journal à la fin du film et qui résume assez bien les arcanes à travers lesquelles Verneuil a voulu nous conduire.


1000 milliards de dollars générés par seulement 30 entreprises dans le monde : c’est avant tout contre cet état de fait qu’en 1981, dans le film qui nous concerne ici, le réalisateur et scénariste Henri Verneuil s’indigne après s’être révolté deux ans auparavant dans I comme Icare contre les complots ourdis par les Services secrets pour faire tomber des hommes politiques gênants, ainsi que contre la bêtise humaine quand il s’agit d’obéir aux ordres de sa hiérarchie sans réfléchir aux conséquences, ou pire en n’en tenant strictement pas compte. Et dans ces deux cas le plus populaire des cinéastes français des années 60 et 70, en se forçant à sortir de son carcan de réalisateur de divertissements pour se lancer dans des films plus adultes - en l’occurrence des thrillers paranoïaques et kafkaïens comme savaient si bien les mettre en boite des Sidney Lumet, John Frankenheimer, Sydney Pollack ou Alan J. Pakula de l’autre côté de l’Atlantique ; cinéma américain sur lequel Verneuil ne cessait d'ailleurs de tarir d’éloges -, entre autre dans le but de se prouver qu’il était capable de le faire, n’obtiendra malheureusement encore pas le soutien de la critique à la différence de ses pairs et amis qu’il souhaitait rejoindre dans ce giron, des cinéastes appréciés aussi bien par le public que par les journalistes, Claude Sautet ou Costa-Gavras… dixit à peu de choses près Verneuil fils au sein d’un des bonus du Blu-ray. Cette situation pourra certes paraître injuste car ces deux films sont loin d’être négligeables ni inintéressants (ils ont d’ailleurs été réhabilités depuis) mais Verneuil était également sévère envers lui-même puisque, si l’on revient en arrière sur sa filmographie, on constate aisément que des films ambitieux, il y en avait déjà une bonne poignée au sein de son cursus, à commencer par le mémorable Des Gens sans importances en passant par Le Président ou encore plus 'proche' de nous, Le Corps de mon ennemi.


Tout comme I comme Icare, variation autour de l’enquête qui eut lieu sur l’assassinat de John F. Kennedy, Mille milliards de dollars est une sorte de film-dossier à l’américaine dans sa recherche de la lisibilité et de l’efficacité de l’écriture, didactique et ainsi parfois un peu trop sur-explicatif, mais constamment captivant malgré aussi pour chipoter quelques idées et (ou) aspects de la mise en scène qui nous paraîtront aujourd’hui un peu datés - qui l'étaient d'ailleurs déjà même à l’époque de sa sortie - comme par exemple l’utilisation insistante de découvertes très voyantes derrière les fenêtres, à la fin des deux films. Mais ne nous focalisons pas plus longuement sur des choses aussi insignifiantes dans l'ensemble. Dans un film comme dans l’autre, et comme aime à le rappeler à nouveau Verneuil-fils, il s’agit d’une espèce de combat entre David et Goliath, Montand et Dewaere interprétant bien évidemment les Davids, les Goliaths étant représentés par des organisations toutes puissantes, services secrets ici, multinationales là. Kerjean est donc un journaliste d’investigation d'une grande probité qui, une fois lancé sur une piste, ne peut plus s’arrêter malgré le fait d’être cette fois tombé sur un scandale politico-financier qui non seulement le dépasse mais le stupéfie, et malgré les dangers qu’il prend pour fouiner au plus profond de ce panier de crabes afin de comprendre les enjeux de cette affaire et d’en faire éclater la vérité au grand jour ; enquêtant à priori sur une banale histoire de pots de vin et de trafics d’influences, il va se rendre compte être tombé sur un bien plus gros morceau, sur les comportements sauvages d’une multinationale prête à tuer pour sauver la face et ne pas que soit dévoilée son ancienne et douteuse collaboration avec le régime Nazi, ayant contribué à son effort de guerre. Ceci étant dit, même si le passé de la firme n’est guère glorieux, les dangers qu’elle fait peser sur l’avenir sont encore bien plus inquiétants ; et Verneuil de nous disséquer le fonctionnement de ces redoutables entreprises plus fortes et plus riches que bien des pays.


Se rapprochant un peu des films noirs ‘à charge’ de Richard Brooks ou Samuel Fuller dans les années 50, dans lesquels des journalistes dénonçaient par l’intermédiaire de la presse des scandales mêlant le crime et l’argent, Mille milliards de dollars est une œuvre très bien documentée et assez prémonitoire mais qui s'avère être encore bien en dessous de la réalité qui nous concerne aujourd’hui, la mondialisation ayant fait de ces multinationales des monstres aux pouvoirs encore bien plus puissants. Le personnage du patron de la firme - interprété par un Mel Ferrer qui semble s'être régalé à le camper - qui souhaite faire graver sur sa tombe la cote de l’action de son entreprise le jour de sa mort, représente certes de manière un peu schématique mais ô combien efficace ces multinationales 'ogres tentaculaires'. Dans son entreprise, où que soit située la filiale dans le monde, les employés et cadres de chacune d’entre elles doivent vivre à l’heure de la maison-mère, les réunions pouvant ainsi avoir lieu à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit ; d’où la réplique assez savoureuse de Kerjean venant assister à un séminaire de la firme, à la question de savoir ce qu’il voudrait boire répond à peu de choses près "un whisky ou alors un chocolat chaud avec des croissants". Lors de l'incroyable séquence de la réunion des directeurs de filiales qui se déroule au sein d’une salle imposante reconstituée en studio - et qui nous fait penser un peu à celles créées par Ken Adam pour le SPECTRE dans les films de James Bond -, le patron n’hésite pas à humilier ses collaborateurs qui n’ont pas atteint leurs objectifs ou qui n’ont pas su trouver les bons arguments pour se défendre. A cette occasion on assiste à des leçons de cynisme commercial qui sont toujours d’actualité : comment on n’hésite pas à licencier des milliers d’employés pour s’être mis en grève ; comment on décide de délocaliser sans aucun cas de conscience en profitant des ouvriers frontaliers moins coûteux ; comment on parvient à réaliser de l’optimisation fiscale en utilisant les relations croisées entre les différentes filiale du groupe...


Bien en a pris à Henri Verneuil d’insister pour imposer Patrick Dewaere comme acteur principal de son film - malgré le boycott dans la presse que le comédien subissait à l’époque suite à sa fameuse affaire de "cassage de gueule" d’un journaliste de France Dimanche qui avait dévoilé dans son journal des propos qui devaient rester secrets - puisque se retrouvant ici dans un rôle totalement inhabituel d’un homme calme et maître de lui, un chevalier blanc lanceur d’alertes, le comédien nous dévoilait d’autres répertoires dramatiques que ceux qu'on lui connaissait (chien fou, violent déprimé...) et nous prouvait ainsi savoir tout jouer, sobriété tout aussi bien que flamboyance baroque. "Je m'étais laissé enfermer dans les rôles de paumés" disait-il, et fût ainsi très heureux de pouvoir changer de registre le temps d’un film, première fois qu’il se voyait attribuer un protagoniste non seulement entièrement positif mais qui aussi parviendra à ses fins lors d’un happy end souvent condamné pour n’avoir pas été au diapason ni de ce qui avait précédé ni du ton d’ensemble du film beaucoup plus noir. Cela fait néanmoins parfois du bien au cinéma de voir triompher le bien d’autant que l’atmosphère n’est pas non plus étouffante, Verneuil injectant parfois un peu d'humour notamment au sein de ses dialogues et n’hésitant pas à nous montrer Kerjean dans sa vie privée, ce qui laisse de courts mais beaux moments d’aération avec entre autres Caroline Cellier dans le rôle de l’épouse divorcée. Sinon parmi les quelques rares fautes de goût du film, ils viennent de ces salutaires moments de respiration puisqu’ils concernent principalement l’acteur-enfant qui joue le fils de Dewaere, alors à cet âge absolument pas doué pour jouer la comédie.


En revanche le reste du casting est assez impressionnant ; outre les comédiens et comédiennes déjà cités, retenons encore malgré leurs faibles temps de présence néanmoins assez marquants, Charles Denner endossant le rôle d’un détective, Jeanne Moreau dans celui de la femme 'potiche' de l’homme d’affaires assassiné, Anny Duperey dans celui de sa maîtresse, Michel Auclair incarnant l’un des collaborateurs de Mel Ferrer ayant pour volonté de déstabiliser ce dangereux édifice, Fernand Ledoux en patron altruiste d'un petit journal de province qui jouera un rôle primordial dans l'épilogue, Jean-Pierre Kalfon très inquiétant derrière ses lunettes noires de tueur à gages ou encore Jean Mercure, l’homme qui va dévoiler le fin fond de l’affaire à Patrick Dewaere et qui prononce la phrase la plus porteuse d’espoir du film quant à l’intégrité qui peut (doit) triompher de tout le reste et qui démontre l’optimisme 'à la Capra' de Verneuil malgré son histoire complotiste qui fait froid dans le dos : "Voyez-vous, de très grandes choses ont souvent été réalisées parce que deux hommes, face à face, se sont regardés et ont su saisir cette seconde indéfinissable qui est la confiance, sans raison et sans logique."


Un thriller économico-politique assez ambitieux et solidement réalisé qui n’atteint peut-être pas les sommets dans le même domaine que certains classiques de réalisateurs américains précités, mais qui se révèle cependant d’une extrême efficacité, d’une belle fluidité malgré une intrigue qui aurait pu s’avérer très complexe, le tout carré, sans trop de fioritures et avec des flash-backs très bien intégrés à l’ensemble. C’est formidablement bien joué et accompagné d’une superbe partition très dépouillée de Philippe Sarde quasiment jouée qu’au seul piano. Avec son solide métier, Verneuil nous livre en plus d’un très bon divertissement au tempo très maîtrisé, une digne dénonciation du capitalisme sauvage, un réquisitoire très crédible contre la domination des institutions politiques par ces immenses conglomérats à la puissance démesurée qui s’affranchissent des lois et de la morale sans prendre grands risques pour autant, un sincère plaidoyer pour les vertus des petites entreprises où patrons et salariés entretiennent de saines et cordiales relations, un virulent pamphlet contre la mondialisation et ses dérives dangereuses pour les démocraties, une vision lucide de ce cancer financier qui allait dans les années suivantes prendre encore bien plus d’ampleur. "Une puissance aussi colossale concentrée dans aussi peu de mains, ça fait peur" dira Kerjean. Ces messages pourront paraître naïfs vus d’aujourd’hui ; ils n’en demeurent pas moins dignes et nécessaires. Reposant sur des faits réels (rapport à IBM notamment), le film fut fraîchement accueilli à sa sortie et n’eut pas vraiment de succès ; redonnons-lui sa chance !

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 18 juillet 2022