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Critique de film
Le film
Affiche du film

Milan calibre 9

(Milano calibro 9)

L'histoire

Ugo Piazza, un petit criminel, sort de prison. Il vient d’être libéré pour bonne conduite, après trois ans passés derrière les barreaux. Après quelques mètres seulement parcourus à l’air libre, une voiture monte à sa hauteur. Le passager ouvre sa fenêtre, c’est Rocco, l’homme de main de l’Américain pour lequel travaillait Ugo avant d’être condamné. Rocco lui rafraîchit la mémoire : la veille de son arrestation, un paquet contenant de l’argent a disparu lors d’un transfert, et c’est Ugo que l’on soupçonne. Il clame son innocence, mais va vite devoir revenir à ses vieilles habitudes : sa compagne Nelly et un travail sous surveillance pour l’Américain.

Analyse et critique

Jusqu’en 1972, Fernando Di Leo a de l’importance dans le cinéma italien, mais pas vraiment de nom. Il est avant tout le scénariste de l’ombre - souvent non crédité - qui a participé à l’explosion du western italien en contribuant à de nombreux scénarios, dont ceux de Pour une poignée de dollars, ...Et pour quelques dollars de plus ou Django, qui ne sont que quelques exemples d’une liste particulièrement conséquente. Un CV impressionnant qui fait de Di Leo le principal script doctor du genre, et occulte assez nettement ses premières réalisations, aujourd’hui difficiles à voir. Finalement, c’est le déclin du western et l’avènement du polar italien qui vont transformer sa carrière et en faire en premier lieu un réalisateur, très estimé en son temps, oublié par la suite puis exhumé par les amateurs du genre, dont Quentin Tarantino qui n’hésite pas à en faire le plus grand auteur du poliziottesco et érige Milan calibre 9 comme le plus grand film du genre. Di Leo avait déjà tâté du cinéma criminel avec La Jeunesse du massacre, trois ans plus tôt et pour un résultat inégal. Rien ne laissait alors présager une telle réussite qui définira le style de tous ses films à venir. Plus qu’un film référence du polar italien, Milan calibre 9 définit un cinéma unique que Di Leo déclinera ensuite tout au long de sa carrière, aussi typique du genre que tout à fait singulier.


On peut associer cette réussite à une rencontre artistique. Celle qui réunit Fernando Di Leo et l’écrivain Giorgio Scerbanenco. Considéré par certains - de manière peut-être légèrement exagérée - comme le Simenon italien, Scerbanenco fut un auteur particulièrement prolifique dans le registre du polar, décrivant avec acuité la réalité des bas-fonds, particulièrement ceux de Milan. Il ne s’agit bien sûr pas à proprement parler d’une collaboration, le romancier d’origine ukrainienne étant décédé en 1969, mais d’une vision du monde commune qui fournira au cinéaste le matériau parfait pour sa mise en scène. Di Leo déclarera lui-même qu’il avait trouvé son « pâturage » dans Scerbanenco : une même perception réaliste des choses et un même intérêt porté à la délinquance des petites gens. Milan calibre 9 n’est d’ailleurs pas une adaptation du livre du même nom, qui est en fait un recueil de nouvelles. L’ouvrage ne sert que de source d’inspiration, notamment « Gare Centrale, supprimer immédiatement » pour le système de transfert d’argent, ainsi que Pas moyen d’être heureux et La meilleure vengeance est le pardon pour la caractérisation du personnage d’Ugo Piazza (1) ; et Di Leo continuera d’y puiser pour son film suivant, Passeport pour deux tueurs. Si l’adaptation n’est pas directe, l’esprit perdure pourtant. Milan calibre 9 est bien un film portant la patte de Scerbanenco pour sa caractérisation des personnages et la sècheresse de leurs interactions, comme pour la peinture d’un Milan gris et violent.


Milan est une des villes tristement symboliques des Années de plomb italiennes, et le site de l’un de ses événements les plus marquants, l’attentat de la Piazza Fontana. C’est donc sans surprise qu’elle fut aussi le décor de nombreux Poliziotteschi. C’est même le cas du premier d’entre eux, Bandits à Milan, qui en 1968 offrait une vision presque prémonitoire du futur violent de la cité. A l’écran, Di Leo capte de la ville ses aspects les plus glamour, tel la Place du Dôme, comme ceux les plus gris et anxiogènes. Toutefois, contrairement à beaucoup de ses collègues, Di Leo utilise très peu le style documentaire pour parcourir la ville : pas de plans de la foule effrayée par la violence, pas de plongée caméra à l’épaule dans le quotidien des citoyens lambda. Di Leo se focalise sur ses personnages et leur destin, dans une démarche qui tient plus du Film noir à l’américaine que de la tradition italienne. De même, Di Leo se distingue par le traitement du personnage du flic. La même année, Steno esquisse avec Société anonyme anti-crime la figure du policier telle qu’elle sera développée dans des centaines de polars italiens : un homme déçu du système, qui passe à l’action par lui-même pour rétablir sa vision de la justice et de la société. A l’inverse, les flics de Milan calibre 9 restent dans leur bureau. Ils ont leurs idées sur la société mais n’agissent pas, abandonnant la dynamique du récit au seul environnement criminel. L’action en elle-même est ainsi celle du film de mafia, et les personnages de policiers ne font que la commenter. Ils sont relégués dans leur commissariat et les séquences qui mettent en scène l’opposition entre le commissaire à l’idéal plutôt droitier et Mercuri aux propos progressistes - qui sont le reflet des opinions de Di Leo, qui n’a jamais fait mystère de ses sympathies communistes - font presque l’effet d’un codicille au film, rattachant l’intrigue à la situation politique de l’Italie sans interférer avec la dynamique du récit. Le cinéaste assumait absolument ce parti pris et le reliait à une volonté de réalisme : aucun flic n’est jamais sorti seul dans les rues pour les nettoyer de la violence. Ils ne sont pas prêts à tout pour défendre leur vision du monde. Un argument tout fait recevable, qui fait la grande singularité du polar selon Di Leo.


Milan calibre 9 n’est pourtant pas le produit d’un obsédé du réalisme. Si le comportement des personnages est particulièrement crédible, Di Leo ne fait aucunement l’impasse sur le spectaculaire, bien au contraire. Pour lui, le public à besoin de sa dose de spectacle et de violence. Il la recherchait dans le western, et la recherche ensuite dans le polar. Alors que sa mise en scène est sage et classique dans les séquences de dialogues, elle s’envole ainsi dans les séquences de violence, comme si le cinéaste lâchait les chevaux. La première séquence du film en est l’exemple incontestable. Dans une sorte de pré-générique presque muet, Di Leo illustre par l'image le principe du transfert d’argent que Scerbanenco décrivait dans sa nouvelle. Une longue séquence, remarquablement chorégraphiée au rythme de la musique de Luis Bacalov, qui va culminer dans un moment de violence inventif. Les dernières images y feront écho, lorsque l’on voit Rocco emporté par une folie meurtrière fracasser une dizaine de fois le crane de sa victime contre un meuble. Même dans un genre où la violence est monnaie courante, la scène détonne et choquera même le comité de censure, qui salua la qualité du film mais imposa une coupe : il y aurait eu, dans le premier montage du film, 24 occurrences du geste selon le producteur. Ces éruptions de violence dans Milan calibre 9, et surtout la manière dont Di Leo les traite, en sont un des grands intérêts. Elles fascinent et marquent - et l'on comprend bien en les voyant l’influence directe sur le cinéma de Tarantino - et démontrent le talent et la créativité du metteur en scène.


Encore plus que cette maestria, ce sont les personnages que l’on retient de Milan calibre 9. Le film nous offre l’un des castings les plus parfaits de l’histoire du polar et installe ses personnages en un clin d’œil grâce à l’adéquation des acteurs et de leurs personnages. La folie de Rocco se lit sur le visage génial et sur-expressif du grand Mario Adorf. Celui de Philippe Leroy évoque immédiatement le calme et la rectitude de l’homme de main à l’ancienne qu’est Chino. La beauté envoutante et froide de Barbara Bouchet dit tout de sa séduction et de sa dangerosité. Pas besoin de grands discours ou de longues présentations pour caractériser les protagonistes du film, nous sommes dans un cinéma de figures, et même de tronches, les personnages s’imposent d’eux-mêmes comme une évidence, ce qui contribue aussi naturellement à la fluidité et à l’efficacité du film. Et puis il y a l’immense Gastone Moschin. L'acteur probablement un peu sous-estimé et incontestablement génial, dont chacun se souvient au moins pour son inoubliable rôle de Don Fanucci dans Le Parrain, 2ème partie, offre peut-être sa plus belle interprétation en Ugo Piazza dans Milan calibre 9.


Personnage hiératique et quasi mutique, Ugo Piazza est de tous les plans, au centre du récit. Un petit malfaiteur, sans envergure, comme ceux des récits de Scerbanenco. Sa banalité nous fait croire, tout au long du film, en sa relative honnêteté, tout du moins pour ses paroles. Sa stature, elle, est immense. Visage figé, habit immuable, ce personnage tracé d’une ligne simple est inoubliable. Di Leo le crée avec un imperméable et une démarche affirmée, qui ne sont pas sans rappeler la manière avec laquelle Jean-Pierre Melville établissait ses personnages. Le parallèle est récurrent entre Di Leo et le maître français. Di Leo lui-même affirmait son admiration pour lui ; un projet commun existait, qui fut interrompu par le décès du Français, et le scénario de Milan calibre 9 n’est pas sans évoquer celui du Deuxième souffle. Mais finalement, c’est surement dans la caractérisation des personnages que les deux réalisateurs se ressemblent le plus. Ugo Piazza est de la race des Jeff Costello ou des Mattei, que l’on reconnaît presque avant de les connaître. Et même si la réalité des faits reste mystérieuse jusqu’au dernière instant, on comprend à la première minute la destinée d’Ugo Piazza, marquée sur son visage et dans sa posture, déjà une ombre avant même d’avoir agi. Piazza est un personnage entre deux mondes, travaillant pour une mafia moderne dont l’incarnation est l’Américain mais dont les ficelles sont tirées dans l’obscurité, mais gardant son amitié pour le vieux Don Vincenzo et son fidèle Chino. Ces derniers sont des hommes du passé, la mafia n’existe plus, comme le dit Don Vincenzo, mais ils conservent des valeurs que la modernité n’a plus. Cette amitié elle-même condamne Piazza, ces valeurs n’ont plus cours, et ce rapport de force déséquilibré donne un ton mélancolique au film qui constate la déshumanisation du monde moderne si souvent exprimée dans le cinéma de gangsters des années 70, du Japon - les Combat sans code d’honneur de Kinji Fukasaku - aux USA comme dans l’excellent Echec à l’organisation. Le personnage de Piazza et sa position inscrivent ainsi directement Milan calibre 9 dans le récit de mafia moderne et universel encore plus que dans le « simple » polar italien.


Avec Milan calibre 9, Di Leo trouve son ton et son rythme, ainsi que la reconnaissance du public de son époque, bien préparé par un producteur malin, qui avait notamment pris soin de faire sa promotion avec les photos de tournage dénudées de Barbara Bouchet. Mais la réussite du film ne se résume pas à cela : à la fois spectaculaire, conscient de l’Italie de son époque et de l’évolution morale du monde, le film joue sur tous les terrains. Il est plus qu’un grand poliziottesco, c’est un grand film criminel, sans frontière, absorbant toutes les influences et révélant simultanément la personnalité propre d'un immense cinéaste. Fernando Di Leo lance définitivement sa carrière de réalisateur et n’hésitera pas ensuite à poursuivre dans la même veine, pour notre plus grand bonheur.


(1) En France, Milano calibro 9 de Giorgio Scerbanenco a été édité en 2 recueils : Milan calibre 9 et N’étranglez pas trop, chez Plon puis 10/18. « Gare Centrale, supprimer immédiatement » est dans le premier recueil, Pas moyen d’être heureux et La meilleure vengeance est le pardon dans le second.

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La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 20 mai 2021