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Critique de film
Le film
Affiche du film

Merci pour le chocolat

L'histoire

Quand Jeanne Pollet (Anna Mouglalis) apprend qu’elle pourrait être la fille biologique d’André Polonski (Jacques Dutronc), un pianiste également, elle part à sa rencontre dans sa belle propriété lausannoise. Sur place, elle remarque que son épouse Mika (Isabelle Huppert), chocolatière de renom, remplit le chocolat chaud qu’elle sert à son beau-fils Guillaume (Rodolphe Pauly) de benzodiazépines.

Analyse et critique


Avec Merci pour le chocolat, Claude Chabrol adapte (pour la deuxième fois après La Rupture) Charlotte Armstrong. Il transpose l’intrigue de The Chocolate Cobweb en Suisse Romande, faisant d’une histoire criminelle une étude psychologique terrible de précision où le portrait de la haute-bourgeoisie se fait moins dénonciateur que troublé et peiné. Le film s’ouvre sur un mariage civil, qui est en fait un remariage. Marie-Claire -dite Mika- Muller, à la tête de la marque chocolatière du même nom, et André Polonski, un pianiste renommé, renouvellent leurs vœux d’être unis par les liens du mariage. André a un fils de dix-huit ans, Guillaume, qui sans posséder la fibre artistique de son paternel, ne se voit pas non plus suivre la trajectoire d’un futur énarque. Il y a aussi en région lausannoise une autre famille, composée d’une mère veuve et de sa fille : Louise Pollet (Brigite Catillon), qui travaille dans un grand laboratoire, n’a jamais dit à sa fille Jeanne que bébé, il est possible qu’elle ait été intervertie avec un autre nouveau-né à la clinique. C’était un malentendu qui n’a pas duré quant à l’attribution de deux bracelets, mais rien n’a par la suite été fait pour clarifier la situation (comme il sera expliqué plus tard, à des motifs légaux d’abord, mais surtout en fin de compte pour tenir caché un autre secret de famille). Jeanne l’apprend au grand dam de sa mère au cours d’une bête conversation au café, suite à la gaffe (ou la perversité) d’une vieille amie de cette dernière. Évacuée la blague sur les Groseille et les Le Quesnoy, il y a là une information troublante pour elle, à même d’être corroborée. Elle pourrait, elle qui est pianiste, être la fille d’un homme qui joue brillamment du même instrument. Quand elle se présente à son domicile (une belle demeure qui dans les faits appartenait à David Bowie), il l’accueille paternellement et en fait sa pupille. Cette intrusion plonge son fils dans le désarroi mais, en dépit de l’accueil cajoleur qu’elle lui fait, agite peut-être plus encore Mika, déjà liée à la mort de sa première épouse et dont il faut encore se méfier des chocolats chauds.



Le film s’inscrit dans une lignée de collaborations entre Chabrol et Huppert où la perversité dont fait montre celle-ci est systématiquement présentée comme un moyen d’adaptation, de survie dans un milieu hostile. Quel que soit le degré de monstruosité dont elles peuvent faire preuve, ces femmes sont aussi victimes d’un environnement détraqué. Mika ne déroge pas à la règle. L’incarnation de la folie ordinaire par l’actrice (une manière de cacher une main derrière son dos, d’agiter une jambe en parlant au téléphone, de hausser ou le ton ou de s’exprimer comme si on récitait), acceptée comme de l’excentricité de par sa richesse, fait du personnage un être perdu par ses propres machinations. « Le Mal c’est que je détourne le Bien. » dira Mika, le visage devant la toile chocolatée qu’elle a très littéralement tissée et où elle s’emmêle elle-même. En effet, Mika veut le bien de tous, en tout cas de tous ceux qui restent (Lisbeth, première épouse d’André aura été la première à partir) et ce souci la condamne. Elle veut trop bien faire, et est prête à exclure quiconque menace ce perfectionnisme en déstabilisant l’ensemble, parce que sa place ici n’est pas assurée. Elle est une étrangère dans son propre foyer – et jusqu’à un certain point, dans sa propre entreprise. Elle qui se présente comme une « pièce rapportée » (elle a été adoptée par les Muller) se trouve, comme son beau-fils, relativement exclue du quotidien de son mari pour une raison élémentaire : elle n’est pas musicienne.


Le film traite aussi de la manière dont une vocation artistique peut exclure des proches. André et Jeanne s’entendent littéralement quand ils travaillent ensemble les Funérailles de Liszt, tandis que les indications du premier (joué par un vrai musicien) sont comme une explicitation des principes de mise en scène chabroliens : raideur du poignet, mais souplesse du doigté ; jamais de fausse profondeur, ça n’en devient que plus abyssal ; le moins de virtuosité apparente possible, ça ennuie vite. Le lien musical qui unit ceux qui sont peut-être père et fille (et qui en tout cas sont prêts à le croire), quoiqu’invisible a des conséquences très visibles sur deux familles dont la stabilité était précaire, passait par des petits arrangements et des non-dits. André ne paraît pas très surpris de voir l’assassinat de Lisbeth confirmé (plus troublant encore que la manière dont Mika l’a empoisonnée : que faisait-elle déjà au sein de cette famille, avec ce couple ?), Louise ne peut rien faire d’autre que souhaiter qu’on n’en fasse pas toute une histoire, quand ce qui allait de toute façon finir par se savoir devient connu de sa fille. Une sorte de passivité anime les rapports qui contraste avec les mouvements brusques, les initiatives plus ou moins bien intentionnées et les attaques soudaines déguisées en maladresse de Mika. C’est cette passivité, ce mélange d’assurance, de placidité et de veulerie, qui s’avère propice à ce qu’elle opère sans que personne ne réagisse… sinon l’autre fille vive et nerveuse, Jeanne, qui précipite le drame dans lequel elle se trouvera impliquée avec les autres. Elle menace Mika par sa vivacité, sa jeunesse et sa beauté, comme elle le fait par ce que Guillaume craint également : la filiation du sang. Celle que Mika n’a, ni avec sa famille défunte, ni avec son beau-fils.


Par deux cassettes que Mika offre à Guillaume devant sa télé (moment proche de la satire hébétée de la petite lucarne de La Cérémonie), pour se faire pardonner de lui avoir ébouillanté la jambe, Chabrol rend hommage à ses sources : Le Secret derrière la porte de Fritz Lang et La Nuit du Carrefour de Jean Renoir. Il y a bien entendu du Hitchcock également, dans ce film à suspense qui fait son miel de l’invraisemblance (ne serait-ce que celle qu’une descente nocturne en voiture alternant des plans du Lavaux et d’autres de rues des hauts de Lausanne, vers l’Hermitage). Mais Chabrol est moins intéressé ici par le suspense que par les thèmes douloureux qu’il permet d’accompagner : mystère de la filiation, génétique et affective ; innombrables barrières invisibles entre les êtres qui font obstacle à leur attachement, leur compréhension ; exclusion au sein des familles à d’autres motifs d’entente par eux-mêmes tout à fait légitimes et que du reste on ne maîtrise pas. Merci pour le chocolat est un film mélancolique, piquant comme le chocolat chaud pimenté que Mika se promet de préparer. Amer et délicieux, il réchauffera quiconque a déjà été troublé par tous les motifs entremêlés d’entente et d’exclusion qui divisent les familles en même temps qu’ils les relient.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 9 novembre 2021