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Critique de film
Le film
Affiche du film

Mamma Roma

L'histoire

Mamma Roma est une prostituée romaine. Lorsque l’homme qu’elle a aimé et qui l’a réduite à sa condition se marie avec une paysanne, elle décide de se retirer pour un honnête emploi de maraîchère. Malgré l’insatiable appétit de son ancien souteneur, elle a pu mettre assez d’argent de côté pour reprendre auprès d’elle Ettore, son fils de 16 ans abandonné aux soins d’un pensionnat depuis sa naissance, et investir dans un appartement d’une banlieue neuve de Rome. Nouveau métier, nouveau quartier… nouvelle vie ?

Analyse et critique

FLEURS DE PAVE ET LANGAGE FLEURI

Fleurs de rhétorique

Mamma Roma – Fleur de jonquille, moi quand je chante, c’est avec allégresse. Mais si je devais tout dire je gâcherais cette fête.
Carmine – Fleur de lavande, tu ris, tu chantes, tu joues la sainte dame. Mais au fond de ton cœur la colère gronde.
Mamma Roma – Fleur au cœur tendre, tiens ta langue en présence d’une innocente. Il vaut mieux ne rien voir et ne rien entendre.
Clementina – Fleur de crocus, une femme était folle de ces moustaches là et maintenant qu’elle les a perdues, elle n’en dort plus.
Mamma Roma – Fleur de mes miches, je me suis débarrassée d’un boulet et c’est le tour d’une autre de faire la boniche.

Ce chant spirituel, improvisé lors du mariage de Carmine – l’amour de jeunesse de Mamma Roma – avec Clementina, expose les relations entre les protagonistes de ce ménage à trois. Ces invectives laissent sourdre la violence, le dépit et la tendresse qui unissent Mamma Roma et Carmine, la prostituée et son souteneur. Dépit mais aussi soulagement car cette séparation marque le début de la liberté retrouvée pour Mamma Roma. C’est tout l’art d’un rhéteur et d’un poète réunis que de dépeindre si vivement tant d’émotions et de contradictions tout en mettant en scène une compagnie joyeuse festoyant aux accents de la chanson populaire. Cette scène d’ouverture, si brève à l’échelle du film, donne le ton de l’œuvre et nous convie à en goûter le sel : la fleur de jonquille, qui est un gage de désir ardent, est une variété de narcisse, fleur qui dénonce la vanité et l’égoïsme de Carmine qui abandonne celle qui l’a nourri par le sacrifice quotidien de son corps ; la fleur de lavande témoigne d’une tendresse que prétend toujours garder Carmine pour elle. La fleur de crocus enfin renvoie Mamma Roma à son statut d’amour de jeunesse maintenant caduc. Tant de choses qui sont dites autant par les mots que par les signes d’un langage symbolique qui sera employé durant tout le film. Un langage symbolique n’est d’ailleurs pas forcément synonyme de discours hermétique. C’est ici un langage simple, immédiatement accessible qu’emploie Pasolini, à la fois populaire et poétique. Chaque grande action, chaque caractère est plaisamment éclairé par le recours à un attribut végétal ou animal, de la belle-famille de Clementina introduite à la compagnie par Mamma Roma sous les traits de porcelets, au coucou saluant les amours légères d’Ettore faisant cocu le peuple de Rome quand il séduit Bruna, en passant par la fleur de lys – attribut traditionnel de la pureté virginale – que Carmine exhibe goguenard à l’adresse de Mamma Roma, ou les figues – fruits évoquant le sexe féminin – que celle-ci vend à la criée quand elle est devenue une honnête maraîchère. Langage des fleurs encore quand tentatrice s’appelle Biancafiore. Et lorsque Bruna est supposée chercher les marguerites, fleur d’amour, celle-ci ne veut en fait qu’attraper les lézards, allusion grivoise transparente et au diapason de la langue fleurie d’une bande de voyous égrillards.

Le prince des voyous

Ces voyous, Pasolini les connaît et les aime. Arrivé à Rome en 1950, il poursuit son activité littéraire entamée dans son adolescence et entre en contact avec le monde du cinéma en faisant des figurations à Cinecittà et en rédigeant des scénarios. Il publie dès l’année suivante les premiers chapitres de son roman Ragazzi di vita (en français, les Ragazzi) qui lui vaut, comme souvent par la suite, gloire et opprobre. Le ton cru qu’il emploie et l’empathie qu’il éprouve pour les enfants de la rue et les petites frappes enchantent l’esprit autant qu’ils écorchent le cœur et choquent la bourgeoisie bien pensante. Il récidive par la plume en 1959 avec Une vie violente puis, soutenu dans un premier temps par Fellini, il décide de réaliser lui-même un de ses scénarios. Il est abandonné par Fellini lors de sa première tentative mais il réussit toutefois à mener son projet à terme : Accattone sort en 1961, avec Franco Citti dans le rôle titre. Le film rencontre immédiatement un important succès : l’ancien scénariste de Bolognini et de Soldati est désormais un réalisateur reconnu, certes héritier de la génération des néo-réalistes mais aussi bien singulier. Quand il présente Mamma Roma, son deuxième long métrage, à la Mostra de 1962, il est attendu. Le bon accueil populaire et critique du film le place désormais dans la communion des grands réalisateurs italiens de son temps. Pourtant, dans le même temps, Pasolini est aussi inculpé dans une étrange affaire de hold-up de la station service d’une petite bourgade du sud du Latium. Il est acquitté mais ce procès n’est ni sa première ni sa dernière démêlée avec la justice. Accattone et Mamma Roma sont à son image, entre le trivial et le sublime.

Un vérisme lyrique

Une véritable unité organique lie ces films qui forment les deux volets d’un diptyque social, deux plongées dans la vie des banlieues défavorisées de la capitale mais où le naturalisme âpre du sujet est transcendé par la vitalité puissante des personnages, l’exaltation de la pulsion érotique et la poésie d’un langage cinématographique raffiné. Des adolescents traînent dans un terrain vague, un voleur sans envergure refourgue son butin misérable chez un ferrailleur véreux, des prostituées déambulent sur les bords incertains d’une zone à l’urbanisme balbutiant… autant de tableaux de la vie quotidienne du sous-prolétariat filmés sans grisaille. Les nuits sont noires et profondes et les jours sont inondés par la lumière d’un soleil franc. La caméra qui saisit ces scènes n’est pas celle du reporter. Au contraire, la narration se fait visible et construit des images forcément artificielles quand elle compose un cadre grandiose avec de vagues ruines, qu’elle accompagne les personnages par un zoom ou un travelling, qu’elle dilate un instant éphémère par un ralenti. Mais ici l’artifice est avant tout art. On peut le goûter dans la manière dont les épisodes qui rythment la vie de l’étrange couple formé par Ettore et sa Mamma Roma sont organisés en strophes. Ainsi les scènes de leur arrivée dans le centre-ville puis de leur emménagement dans un quartier nouveau sont d’un rigoureux parallélisme que l’on peut comparer plan par plan, du champ en travelling arrière au contre-champ en travelling avant – pour saisir le mouvement de la mère et de son fils, du passage symbolique d’une voûte à la rencontre des mauvais garçons qui règnent en ces lieux… Le récit devient jeu sur les variations en même temps qu’il capture les permanences dans le mouvement de la vie. Car il y a beaucoup de jeu dans cet art ; les deux plans-séquences admirables ramenant Mamma Roma sur le lieu de son ancien travail – encore une construction en strophes – sont autant l’occasion de dépeindre sa truculence et sa force de caractère qu’une manière de jouer sur les mots et les concepts : quand elle parle en marchant avec les messieurs qui l’abordent et l’accompagnent, et qu’elle disserte sur la nature du mariage, des hommes et du pouvoir, c’est à un exercice de péripatétique que se livre la péripatéticienne. Jeu encore que le propre surnom de Mamma Roma : la mère des jumeaux fondateurs de Rome était une louve, une lupa, autre nom venu de l’Antiquité pour désigner une prostituée. Pasolini fait feu de tout bois et convoque les divers procédés de la représentation du réel pour composer son propre langage cinématographique, poésie littéraire et picturale qui doit autant à la force de sa plume qu’à sa culture artistique. Dès 1939 il a été l’élève de l’historien et critique d’art Roberto Longhi qui l’a initié à la peinture de Caravage, de Piero Della Francesca et de Mantegna. Le premier a révélé au jeune Pier Paolo la force de la peinture de genre quand elle saisit le popolo minuto avec réalisme et verve, qu’elle l’approche sans distance critique mais avec passion et une certaine tendresse. Le deuxième lui a donné le goût d’une construction claire unifiée par la lumière. Il y a sans doute aussi un écho de l’art minéral du dernier dans les paysages peuplés de ruines antiques qu’il aime à filmer ainsi que dans son goût des contours fortement dessinés. Il est plausible que même l’innocente intrusion d’une mouche au banc-titre ne déplut pas à l’amateur averti de peinture, initié aux diverses significations des mouches peintes sur les tableaux du Quattrocento, du simple trompe-l’œil au discours implicite sur les divers degrés de réalité de la représentation peinte. Ce qui n’est sans doute ici qu’un incident fortuit résume le rapport inextricable du jeu d’esprit, de l’art et de la vie dans les films de Pasolini.

Garces, madones et voyous christiques

Dans Accattone, Pasolini met en scène la destinée d’un homme, trop ignorant pour trouver un emploi, trop fier pour voler ou pour travailler de ses mains et qui vit en faisant le maquereau, entièrement aux crochets des femmes qui traversent sa vie. C’est cependant l’amour d’une femme qui transforme son existence et le plonge dans une douloureuse tentative de réforme. Image du malheur des « misérables », la vie et la chute de ce bon à rien aimable sont traités avec une sensibilité quasi mystique qui fait d’Accattone un martyr, un pécheur christique. Dans Mamma Roma, Ettore pourrait être son fils, un enfant sauvage amené à la ville, un loup solitaire à la recherche d’une meute qui l’accueillerait et dont il pourrait devenir le chef. En fait, un malheureux illettré désarmé devant la société urbaine moderne mais convaincu de pouvoir s’en sortir seul. Il est admirable par sa jeunesse farouche, l’amabilité de ses traits qui font lui un vivant tableau de Caravage ; Pasolini le place d’ailleurs dans le rôle de serveur d’un restaurant le temps d’une scène, pour le plaisir de le saisir portant une corbeille de fruits comme dans le tableau du maître conservé à la galerie Borghèse. Cette posture iconique ne dissimule cependant la fragilité de cet enfant de la rue. Ettore est un garçon chétif, un fétu de paille balayé aussi bien par la force brutale d’un de ses compagnons de bohême que par l’implacabilité de la société civile quand elle réprime le crime. Il a connu les maladies de l’enfance et il en perçoit l’issue fatale comme naturelle et inéluctable, témoignant ainsi de l’omniprésence de la mort dans les couches les plus pauvres d’une société inégalitaire. Son personnage renforce la portée sociale des premières œuvres de Pasolini. Pourtant, ce n’est pas Ettore la figure principale du film. Celui-ci porte le nom d’une femme, mère et putain qui par amour de son fils tente d’infléchir le destin, de conjurer la fatalité sociale, aux dépens de ses propres espoirs de liberté. Elle lutte pour l’arracher à sa condition, refuse la perspective de l’enchaîner à un travail avilissant (« je ne l’ai pas élevé pour qu’il devienne manœuvre ») ou de le laisser s’éprendre d’une femme vénale. Elle se ferait crucifier pour lui et avec plaisir encore. Si Accattone était une Passion, Mamma Roma est une Pietà.

Quartiers neufs et terrains vagues

Pour toute Pietà, il faut un Golgotha où dresser le Calvaire. Pasolini a trouvé un décor naturel à la mesure de son ambition. En filmant une banlieue neuve de Rome, le cinéaste saisit l’Italie des années 1960, période de forte croissance économique mais traversée de nombreuses fractures. Les grandes villes attirent à elles la foule des migrants quittant leur campagne ; mais les moins éduqués, peinant à trouver leur place dans cette société nouvelle, s’entassent dans des quartiers délabrés. Quand Mamma Roma amène Ettore à Rome, c’est honteuse qu’elle le conduit dans son logement de centre-ville avec son escalier crasseux infesté de mauvais garçons. Son rêve à elle, c’est sa « maison neuve », « belle », située dans un quartier peuplé de « gens biens », un de ces appartements des grands ensembles nouvellement sortis de terre. Hélas, la rigueur géométrique de ces lieux n’est guère favorable à l’établissement des relations sociales auxquelles est habitué Ettore et bien vite, celui-ci s’échappe dans les terrains vagues d’en face. C’est là, dans cette lande pouilleuse constellée de ruines informes qu’il reconstitue sa bande de ragazzi et retrouve le seul mode de vie auquel il est accoutumé, celui d’une société marginale qui subsiste en recyclant les restes et en volant les biens de la société moderne. Pasolini, fils d’institutrice et ancien instituteur lui-même, hurle ici la folie d’une société plus soucieuse de parquer ses défavorisés que de les éduquer ou de leur faire une place. Pourtant, poète avant tout, il saisit aussi la beauté inattendue de ces îlots de sauvagerie au bord de la ville et, par sa vision poétique de la ruine, semble suggérer symboliquement la continuité de la comédie humaine jusque dans la frénésie de l’Italie de son temps.

SYMPHONIE DU DESTIN

Deux mélodies

Deux airs parcourent Mamma Roma du début à la fin. Ils caractérisent les deux principaux protagonistes mais chacun selon une économie qui lui est propre. Ce sont deux morceaux issus de la culture musicale italienne : le concerto en ré mineur de Vivaldi est une œuvre de musique savante tandis que Violino tsigano est une ritournelle populaire. Composée par Cesare Andrea Bixio en 1934, ce pseudo tango qui berça la rencontre de Carmine et de Mamma Roma est comme une image du père inconnu pour Ettore et la mémoire d’un temps heureux mais éphémère pour Mamma Roma ; son vieux disque de l’enfant chanteur Joselito semble être le seul bien auquel elle se soit attaché. L’autre mélodie, présente dès le générique, illustre et commente les aventures d’Ettore – tout comme l’œuvre de Bach dans Accattone. Sa tonalité en ré mineur, particulièrement poignante, et la rigueur de sa composition en font un lamento annonciateur d’un destin que l’on devine tragique, particulièrement après avoir vu Accattone. Jamais cet air n’intervient dans l’histoire ; il peut être rapproché de la fonction des chœurs dans la tragédie grecque. À l’inverse, la mélodie sucrée de Bixio révélera sa terrible puissance sur le cours de la vie d’Ettore.


La société aveuglée

« De ce que l’on devient, on ne peut remercier que soi-même. Mais le mal que tu fais est comme un chemin où marchent les autres… les innocents ». Avec amertume, Mamma Roma comprend que son fils est perdu et qu’il ne sortira pas de sa condition misérable. Ivre de fatigue, d’alcool et de paroles, elle en cherche la cause et semble trouver un certain réconfort dans l’idée qu’Ettore est l’innocent, la victime. Elle fait ressurgir le débat sur l’origine de la malhonnêteté, s’accusant elle-même – comme le lui a suggéré un curé – d’avoir tracé une voie mauvaise pour son propre enfant. En déballant l’édifiante généalogie de Carmine sur trois générations, elle paraît accabler l’hérédité, le fameux « arbre qu’on reconnaît à ses fruits » de l’Évangile. Bien vite, elle se ressaisit pourtant : « s’ils avaient eu les moyens, ils auraient été de braves gens, alors, à qui la faute ? ». Un autre conseil de curé paraissait plus clairvoyant qui lui intimait de repartir de zéro, de donner une éducation à Ettore et de lui apprendre un métier, ce qu’on appellerait aujourd’hui un programme de réinsertion sociale. Mais Ettore est le symbole d’une génération perdue, trop ignare pour le monde moderne, trop grande pour apprendre, trop fière pour être exploitée. Pasolini renvoie tous les corps sociaux constitués et leurs principes moraux à la réalité du monde et à leur responsabilité. Il ne nie pourtant pas pour autant la part du libre-arbitre et place une note d’espoir en la personne du maraîcher qui réconforte Mamma Roma : il a lui-même commis les mêmes erreurs qu’Ettore mais a fini par trouver sa place en tirant les leçons de ses échecs et en s’assagissant. Tous les Ettore du monde pourraient sans doute être sauvés avec l’amour et la compréhension non seulement de leur mère mais aussi de leur patrie ; peut-être est-ce là le sens secret du titre du film. Peut-être est-ce cette privation de l’amour de la société qui finit par mener Ettore au seuil du premier cercle de l’Enfer, celui que Dante réservait à ceux dont le seul tort était de n’avoir pas connu l’amour de Dieu.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Stéphane Ratkovic - le 15 août 2006