L'histoire
La vie et la mort de la figure révolutionnaire noire la plus icônique de l'histoire américaine du siècle passé.
Analyse et critique
« Si je meurs en ayant apporté la plus petite lumière, la plus petite parcelle de vérité, si je meurs en ayant pu contribuer à détruire le cancer raciste qui ronge la chair américaine, alors, tout le mérite en revient à Allah. Ne m'imputez que les erreurs. »
L'Autobiographie de Malcolm X
L’idée d’une biographie filmée de Malcolm X était ancienne à Hollywood. James Baldwin s’y était déjà cassé les dents en 1968, ramenant de cette expérience amère un script publié de son côté (One day when I was lost). Au tournant des années 90, le scénario passé de mains en mains, révisé d’années en années, est confié par la Warner à Norman Jewison. Denzel Washington est alors déjà pressenti pour le rôle principal, en dépit du fait de ne pas être aussi ressemblant physiquement avec le personnage qu’un Laurence Fishburne, pour la même génération d’acteurs noirs américains (Malcolm X avait la peau claire, ce qui n’est pas un détail sachant que ses origines caucasiennes lui venaient du viol de sa grand-mère maternelle). Quelqu’un ne l’entend pas de cette oreille : Spike Lee qui estime que le portrait du plus célèbre des leaders noirs nationalistes américains devrait venir d’un cinéaste afro-américain. Suite au battage médiatique qu’il orchestre, le producteur Marvin Worth accepte de le rencontrer, puis le cinéaste pressenti, qui échange avec Lee et (sous le coup de la pression, sincèrement, ou un mélange des deux) se déclarant convaincu par sa propre préparation, le projet qu’il lui expose, lui passe la main. Lee reprend les rênes de ce qui est alors le film de sa vie, son plus ambitieux à ce jour.
L’amitié entre Malcolm X et Muhammad Ali n’est pas traitée dans le film et quand Lee tentera la même opération quelques années plus tard pour reprendre Ali à Michael Mann, ce sera avec moins de succès. Cette OPA n’est que le début de son aventure flibustière : JFK vient d’exploser les durées envisageables pour une sortie en salles, il fera plus long, même en devant in fine réduire son métrage d’une vingtaine de minutes ; le budget alloué ne lui paraît dès le début pas tenable, il l’accepte en prévoyant de forcer la main au studio une fois celui-ci dépensé. Ceci fait, une compagnie d’assurance se dégage de la production, menaçant de la laisser sur la paille. Dans un élan d’auto-détermination congruent avec la philosophie des Black Muslims, Lee se tourne vers de riches personnalités noires pour leur demander un soutien à la finalisation, Bill Cosby, Oprah Winfrey et Michael Jordan acceptant entre autres de débourser pour que le film existe. Inspiré par l’ampleur de Lawrence d’Arabie, le film traverse les États-Unis du Nebraska à Harlem en passant par le Michigan, pour se rendre en Égypte et à la Mecque, sur près d’un demi-siècle d’histoire américaine.
Le film est l’adaptation de L’autobiographie de Malcolm X telle que narrée par Alex Haley à partir d’entretiens menés (de nuit, en parallèle de son activisme) avec l’homme du titre, probablement encore la lecture la plus essentielle pour comprendre les relations raciales aux États-Unis au XXème Siècle. En dépit de ses plus de trois heures, le long-métrage ne peut que simplifier ce récit. Certaines simplifications narratives passent par des composites : c’est un frère et une sœur de Malcolm Little, quand lui était en prison et eux dehors, qui l'ont introduit à la Nation of Islam, tandis qu’un autre détenu a contribué de son côté à son éveil intellectuel (ici, un prisonnier retrouvé ensuite au-dehors remplit les deux fonctions d'endoctrinement et de stimulation). Dans le film, une étudiante blanche de bonne volonté aborde un jour le militant devant le parvis d'une université pour lui demander ce qu’elle peut faire elle-même pour la cause noire - réponse : rien du tout. D’une part, la réalité est encore plus cruelle (cette étudiante du Sud avait fait le voyage jusqu’au QG de Harlem pour s'y voir entendre cela), mais surtout l’épisode joue un rôle central et non anecdotique dans L’autobiographie, jusqu’à pratiquement lui offrir sa conclusion, ce qu’avec plus de maturité et émancipé de son propre racisme, un Malcolm X travaillé des années par cet incident aurait finalement voulu lui dire (une scène coupée disponible sur le Blu-Ray exprime ce propos). Le séparatisme revendiqué a un lien à la trahison sexuelle et le rapport facilement vicié entre hommes noirs et femmes blanches dans une société américaine qui a hérité du mythe de la Southern Belle et de la théorie de la goutte de sang est alors au cœur du problème. (1)
Le livre retrace une aventure existentielle et politique, mais également spirituelle et intellectuelle, celle d’un autodidacte devenant un dissident de premier rang face à la machine médiatique, regagnant en de douloureuses étapes sa libre conscience. Placé par sa société dans une position où il n’a plus rien à perdre et se convertissant à ce point de son existence à une croyance religieuse, il retrouve d’abord sa fierté en inversant le schéma raciste américain, puis, au prix de rompre plus d’une décennie plus tard avec son maître à penser, rejette ce schéma en tant que tel au profit d’une vue plus universaliste, lors de son pèlerinage à la Mecque avec des musulmans du monde entier (cela sans se départir au retour d’un programme culturellement séparatiste à l’échelle de la communauté américaine). Le film ne peut avoir la complexité du texte, mais il en conserve l’essentiel de la richesse évocatrice, d’une enfance miséreuse marquée par la perte d’un père possiblement assassiné par des membres du Ku Klux Klan, puis d’une mère basculant dans la folie, à une jeunesse zazoue qui avec le passage dans la délinquance se conclut en période pénitentiaire, jusqu’à la tutelle d’Elijah Mohammad, le mariage avec Betty Shabazz, le conflit frontal avec la Nation of Islam et un militantisme solitaire dont l’homme connaissait les risques, qui aboutiront à son assassinat à la responsabilité non-clarifiée.
Un souffle épique traverse la narration. Il était possible au début des années 90 de reprocher à des superproductions comme celle-ci ou JFK leur degré de simplification historique (bref, leur démagogie). Certains détracteurs, dont tous les reproches sont loin d'être inaudibles, verront dans la forme sur-vitaminée du film une mise en scène clipesque servant au générique de fin à vendre des casquettes au logo X. Avec du recul c’est la simple possibilité de raconter des épisodes historiques complexes avec un tel budget qui paraît inespérée. L’Afrique du Sud n’était pas encore complètement sortie du régime de l’apartheid, quand Nelson Mandela apparaît au final à l’écran pour reprendre les mots du leader afro-américain (ne lui laissant au montage que ceux qu’il ne voulait pas lui-même prononcer publiquement : « by any means necessary »). Le scandale du passage à tabac de Rodney King était immédiat, quand Lee le monte en ouverture avec une harangue enflammée sur fond de drapeau embrasé. La visée polémique même du coup de force du cinéaste témoigne d’un degré d’intelligence politique incomparable avec celle observable parmi les studios à l’heure (vraisemblablement déjà passée) où l’imagination se limite à l’idée de refaire la Petite Sirène ou Blanche Neige avec des « personnes de couleur ».
Il est souvent question ici de l’intelligence qu’une société raciste ne sait, ni surtout ne tient à, mettre à profit : celle d’un voyou dont les capacités de calcul ne peuvent lui servir que dans le bookmaking, d’un Malcolm jamais revenu du moment où on lui a expliqué enfant que juriste ce ne serait jamais pour lui, d’une Betty Shabazz même, à l’intérêt pour la médecine dépassant visiblement celui d’une aide-soignante. L’attitude rigoriste des Muslims ne vient pas que parer à la marginalité socio-éducative, elle témoigne par surcompensation de structures familiales brisées, de foyers condamnés sans mesures drastiques à un cercle vicieux de chaos et d’indignité. Malcolm X est devenu célèbre, il est pourtant resté (contrairement à Elijah Muhammad) un homme relativement pauvre, sans assurance-vie pour aider la famille qu’il laissait endeuillée après des années passées à sillonner le territoire américain, souvent loin d’elle. Faire le portrait étoffé de cet homme hors du commun (qui s’est distingué, comme il était le premier à l’admettre, par le « pire » comme le « meilleur »), c’est faire en creux celui de tout ce qu’il a eu de commun avec d’autres Américains et des forces ordinaires qui ont présidé à leurs existences au sortir pénible de la ségrégation. (C'est par exemple déjà la mise en accusation d'un système éducatif que le fait qu'un de ses bénéficiaires lancé sur une trajectoire pour se faire honnête homme amorce celle-ci par l'adhésion à une organisation affirmant officiellement que le porc est un rongeur descendant du rat.) Il avait en sa faveur un des premiers prérequis (avec la curiosité intellectuelle) à la recherche de la vérité : l'absence d'hypocrisie.
Comme le livre dont il est inspiré, le film touche dans sa ferveur à plus que la question du racisme occidental : celle du vide spirituel de l’Occident. Plus frappant encore que la maestria apparente de la mise en scène, il y a les plans sur des êtres traversés par un sens du sacré dont leur environnement ne témoigne nulle part : larmes de Malcom face à Elijah Mohammad qui l’adopte symboliquement ou devant la vieille passante chrétienne qui dit prier pour qu’il se porte bien ; l’attention que lui porte immédiatement Betty, ou le regard de la fille venue se vendre sur une place publique comme nounou quand il lui montre la photographie de femmes muslims dans leur tenue de cérémonie. Voir Spike Lee comme un cinéaste à gros sabots, c’est ne pas prêter attention aux détails qui fourmillent à l’écran chez lui. Il y a dans sa mise en scène, imbriquée à sa sensualité, une spiritualité qui a rarement trouvé à s’exprimer dans de grosses productions (celles qu’il a parfois conquises, quand bien même il reste, fondamentalement, un cinéaste indépendant). Malcolm X n’est pas qu’une anomalie dans le cinéma américain (même en pleine période d’opportunisme woke, son sérieux politique aurait fait tâche), elle en est une dans la filmographie de Lee, élaborée ensuite avec la prise de conscience qu'il ne pouvait s'en tirer avec ce genre de hold-up qu’à une occasion. Car il n'a eu qu'une fois l'appui apparemment nécessaire à cette opération : celui d'un héros à proprement parler populaire.
(1) Séparatisme conjugal assumé à l'époque de manière pas toujours la plus amène par Denzel Washington dans sa propre filmographie : voir la nervosité qu'il trahissait au sujet de relations romantiques avec Julia Roberts dans L'Affaire Pélican ou l'anxiété sexuelle atteignant des proportions cartoonesques dans Ricochet avec un rapport forcé filmé à seules fins de discréditer son personnage tout en lui refilant la chtouille. C'est ici non seulement son meilleur rôle, mais celui où il exprime quelque chose de plus articulé à ce sujet à la fois intime et lourd d'implications collectives.