Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Voitures qui ont mangé Paris

(The Cars That Ate Paris)

L'histoire

Les frères Waldo, Arthur et Georges, voyagent en voiture dans les terres reculées de l’Outback Australien. Alors qu’un accident de la route s’avère fatal pour George, Arthur est quant à lui sain et sauf, et accueilli par les habitants d’une petite ville à l’hospitalité excessive, dont il va bientôt se révéler difficile d’en échapper.

Analyse et critique

« Ah, Paris ! » : c’est la Ville Lumière, majestueuse capitale française, dans un nombre incalculable de films. Paris, ce sera aussi, plus original, un paysage vide des profondeurs de l’Amérique dans le Paris, Texas (1984) de Wim Wenders. Et enfin, bien que l’idée du pitch soit venue à Peter Weir lors d’un séjour en France, Paris est également un petit village paumé et pittoresque de l’Outback Australien, dans The Cars That Ate Paris, sorti en 1974. Il s’agit pour Weir de son premier long métrage, après quelques courts, des documentaires et le remarqué moyen métrage Homesdale (1971), le tout dans le contexte naissant d’un cinéma australien qui n’en est qu’à ses premiers balbutiements.

 Les péripéties de ce film étrange s’engagent après la chute de la voiture des deux frères Waldo dans un ravin. La mise en scène de l’accident est bancale : les effets de montage sont maladroits, le rythme boiteux, les effets sonores à base de rugissements de félins frôlent le ridicule. Il faut comprendre que le premier film de Weir est une série B, un petit budget. Mais il s’agit également de l’une des premières manifestations du courant que l’on nommera rétrospectivement l’Ozploitation, et dont le genre s’étend du Wake in Fright (1971) de Ted Kotcheff (le plus significatif de ces premiers films) à des occurrences bien plus récentes comme Wolf Creek (Greg McLean, 2005). Les ingrédients du genre sont bien là, des ruraux renfrognés à la nature dangereuse, en passant par la toute-puissance de l’automobile, unique connexion de ces régions reculées à la « civilisation ». À cette dernière caractéristique du genre, Les Voitures... vient adjoindre la customisation outrancière des véhicules aux V8 rugissants, affublés de peintures de guerre, de piques et d’autres appendices meurtriers. Un phénomène que l’on retrouvera évidemment dans la grande saga australienne de George Miller, Mad Max - on retrouve même dans le dernier opus (2015) une Volkswagen Beetle bien semblable à celle de l’affiche des Voitures...


Après un court séjour à l’hôpital, Arthur Waldo est accueilli chez lui par le maire du village, soigné, nourri, adopté : une nouvelle vie commence pour lui à Paris. Seulement, un certain flottement se fait sentir, et très vite s’installe un climat au réminiscences kafkaïennes. Arthur, ce protagoniste mineur et sans volonté, rappelle le K. du Château (Das Schloss, 1926), isolé par la force des choses dans un village énigmatique, à la population tout aussi déconcertante. Kotcheff utilisait d’ailleurs le même procédé, en condamnant son protagoniste à une impossible fuite alors même qu’il se trouvait piégé dans l’espace totalement ouvert du Bush. Le tout se déroule dans les territoires reculés de l’Outback, qui font immanquablement penser à l’Amérique profonde et ses Rednecks, maintes fois représentés à l’écran, mais qui se détachent singulièrement de ceux-ci : la campagne australienne semble donner vie à des récits plus ambigus, à la menace diffuse mais omniprésente, survolés d’un mysticisme de pacotille. Les Voitures... pose dans le même temps plusieurs bases du cinéma de Weir. Outre cette tonalité qui situe le récit à la frange du fantastique, le système narratif même de l’étranger faisant irruption dans une communauté fermée sur elle-même sera repris dans nombre de ses films suivants, de La Dernière vague en 1977 (un Australien blanc face aux Aborigènes) à Green Card en 1990 (Gérard Depardieu, le sauvage français, faisant tache au milieu de la sophistication de la bonne société new-yorkaise).

Arthur entame donc sa plongée dans ce microcosme pour le moins déconcertant, composé d’un assemblage de rescapés des accidents provoqués par les habitants, pour engendrer une société composite malade. Une inquiétante étrangeté se dessine sous la familiarité étouffante et parfois drôlatique de ces Parisiens, qui distillent un déséquilibre bizarre : c’est sous leur normalité bonhomme que vient sourdre la menace d’un décalage, d’une intention malhonnête. Frôlant la comédie noire comme l’horreur psychologique, Les Voitures... dresse le portrait de cette petite ville sans jamais atteindre un paroxysme de glauque, comme c’était le cas par exemple avec les consanguins du Deliverance (1972) de John Boorman. Ici, c’est dans un déchaînement de violence que se conclut le séjour d’Arthur.


Car avant tout, c’est de la violence que semble parler The Cars That Ate Paris : la violence qui régit les rapports humains, et qui s’impose comme un écho à la manière même dont l’Australie blanche s’est construite. L’obsession du maire pour « les pionniers » vient révéler sa volonté de s’inscrire dans le sillage d’une nation qui s’est elle-même composée artificiellement, à partir des bagnards que l’Angleterre y a déposés et pour lesquels le continent servait de pénitencier. Dans la petite ville-prison de Paris, on assimile aussi les étrangers dans une communauté dégénérée, après avoir soumis les nouveaux arrivants au châtiment de la voiture supplicière. Le film commence d’ailleurs comme une espèce de curieux manifeste contre l’automobile, parodiant une pub australienne de l’époque : gros plan sur la calandre de la Datsun décapotable ; couple heureux ; chien sur la banquette arrière ; gros plan sur le paquet de cigarette ; dents blanches ; gros plan sur la canette de Coca. Puis une embardée de la décapotable, l’instrument terrible d’une mort précoce. L’automobile est pourtant érigée en culte dans cette petite ville, où l’on aperçoit des autels de fortune à la gloire de ces engins, comme on a pu les voir plus récemment dans Mad Max Fury Road du compatriote australien Miller. On y voit encore des collections de bouchons de radiateurs Jaguar, des cabanes de fortune faites de carcasses ou, dans un montage exposant le quotidien de Paris, un jeune enfant et une grand-mère, les deux générations affairées sur des jantes à repolir. Ces voitures  anthropomorphisées mutilent, massacrent, mangent, et elles sont les instruments de terreur de la jeunesse de Paris, plus tarée encore que la génération précédente. Ce sont des cow-boys post-modernes (on entend lors de leur apparition un pastiche de la fameuse B.O d’Ennio Morricone pour Once Upon A time in the West) vêtus de cache-poussière ornés de chromes, et avec pour montures ces épaves roulantes qui s’apprêtent à dévorer Paris. Arthur, lui, est une anomalie dans son rapport à la toute-puissante automobile : incapable de conduire (ou convaincu de son incurabilité par ses geôliers, qui tiennent à le garder à leur côté) après avoir, apprend-on, renversé et tué un vieil homme, un an avant de voir son frère mourir dans l’accident qui ouvre le récit. C’est ce trouble psychologique qui enferme Arthur, piégé parmi ces Parisiens tant qu’il n’aura pas vaincu ses traumatismes et le conduisant dans une paradoxale quête initiatique.


Au milieu de l’assaut automobile final, c’est finalement le meurtre, par l’intermédiaire de la voiture-arme, qui va se révéler salvateur et guérir Arthur, lui permettant enfin de s’émanciper et de fuir. L’homme à qui l’on s’identifiait jusque-là bascule alors, lui aussi, en marmonnant un « I can drive » étrangement semblable au « Mein Fürher, I can walk » du Docteur Folamour (1964). Évidemment, Les Voitures... intrigue sans répondre, dilue ses idées dans la bizarrerie générale, entre déglingue et surnaturel subtil, sans pour autant donner une sensation d’inachevé. Au contraire, loin de se limiter à une série B uniquement bien construite et entraînante, Weir démontrait ici, dans son premier long métrage, une grande force d’envoûtement, qu’il puise dans l’ambiguïté de ses récits jusqu’à ces personnages, à l’image de cet Arthur, référent paradoxale et incompréhensible, au milieu de cette multitude toute aussi insondable. C’est cependant dans son second long métrage, Picnic at Hanging Rock (1975) dont Les Voitures... constitue une parfaite amorce, que Peter Weir va révéler la fantastique étendue de ses talents, dans un film entièrement féminin qui distillait doucement son mystère dramatique et onirique.

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La fiche IMDb du film

Par Hugo Girard - le 26 janvier 2022